Le vendredi, Watfa Jabali passe la journée avec ses huit petits-enfants sur ses terres, en lisière de la ville de Taybeh, dans le centre d’Israël. D’ici, on ne voit que les oliviers et quelques habitations sur les collines ; au printemps, elle plantera des figuiers dans la terre encore en jachère. « C’est ce qui me permet de tenir », sourit la matriarche palestinienne de 53 ans dans sa longue robe noire de velours, son voile bleu nuit assorti. Le 13 novembre 2018, son fils Saad, 24 ans, a été tué dans son épicerie, en bas de chez elle, vers le centre de Taybeh. « C’était le soir, il était neuf heures moins dix. Ça a duré à peine trente secondes. J’ai entendu des coups de feu, j’ai dit à ma fille : “c’est pour nous”, elle a été voir à la véranda, elle m’a dit, “Saad”. Je n’ai pas pu rentrer dans l’épicerie, je suis restée là à crier : “Saad, Saad” », raconte Watfa Jabali dans un filet de voix rauque. Elle ôte ses lunettes, se frotte les yeux : « Saad n’est jamais ressorti ».
Quelques mois auparavant, celle que tous connaissent ici sous le nom de Oum Shawkat avait repéré un logement. La propriétaire envisageait de le louer à d’anciens voisins des Jabali, une famille qui avait déjà causé des problèmes dans le quartier ; Watfa l’a convaincue de le réserver plutôt à sa fille qui allait se marier. L’autre famille l’a pris comme un affront : « On était devenus les colons », dit-elle. Quelques semaines avant le meurtre, l’épicerie avait déjà été visée deux fois par des tirs. La police, avertie, était venue constater. « Ils n’ont rien fait, rien ! », insiste Watfa.
L’enquête sur le meurtre de Saad, en revanche, a été exemplaire. En 2020, selon les calculs du journal israélien Haaretz1, seuls 23 % des meurtres ont été résolus chez les Palestiniens d’Israël — contre 71 % pour les juifs israéliens. « C’est le seul cas où les familles du quartier ont aidé la police », poursuit Oum Shawkat en allumant une fine cigarette. Il y a même eu un procès : le 30 mai 2021, Sari Abou Rabia’an a été condamné à trente ans de prison et son complice, mineur, à dix ans. « Quand le verdict est tombé, des gens sont venus célébrer. Ils m’ont dit : tu réalises ? Des mères, qui ont aussi perdu leurs enfants, trouvent que j’ai de la chance. Mais quelle chance ? Vous voyez où on en est arrivé ? », lâche Watfa en tapotant rageusement la table de sa petite main.
La criminalité explose parmi ceux qu’Israël appelle les « Arabes israéliens », descendants de Palestiniens qui sont restés sur leurs terres lors de la Nakba, la naissance d’Israël en 1948, quand l’immense majorité a été contrainte à un exil qui dure jusqu’à aujourd’hui. Ils ne représentent qu’un peu plus de 20 % de la population israélienne, mais 70 % des meurtres2. En 2022, 109 Palestiniens ont été tués — l’immense majorité dans le cadre de règlements de compte au sein du crime organisé.
« Tant qu’ils se tuent entre eux »
Le basculement a eu lieu il y a vingt ans. En 2003, trois personnes ont été tuées et 19 blessées à Tel-Aviv dans une explosion visant l’un des patrons de la mafia de l’époque, Ze’ev Rosenstein. Lui s’en sort indemne. L’État passe à l’action : en dix ans, les principales organisations mafieuses juives sont démantelées et leurs chefs envoyés en prison. « Aujourd’hui, des gens viennent de tous les pays, y compris d’Italie, pour apprendre les techniques israéliennes de lutte contre la criminalité ! », souligne Walid Haddad, criminologue basé à Nazareth qui a travaillé une quinzaine d’années au ministère de l’intérieur avant de démissionner.
L’un des pilotes de cette politique est le ministre des finances de l’époque, Benyamin Nétanyahou. Le crime organisé se déplace alors dans les communautés palestiniennes. L’État laisse faire ; l’idée qui prévaut alors est que « tant qu’ils se tuent entre eux, c’est leur problème », comme l’a avoué l’ancien ministre à la tête de la police, Omer Bar-Lev en 20213.
Ces aveux ont lieu quelques mois après les émeutes de mai 2021. Alors qu’Israël réprime violemment les manifestations à Jérusalem et en Cisjordanie et bombarde Gaza, un front s’ouvre aussi à l’intérieur même du pays, entre Palestiniens et juifs israéliens. Les autorités israéliennes craignent alors que la violence ne déborde hors de la seule communauté arabe. Le crime organisé devient un sujet national, auquel le gouvernement de l’époque, arrivé au pouvoir avec l’appui du parti islamiste Raam, consacre un plan quinquennal.
En 2022, la police a également lancé une campagne intitulée « Route sûre ». « Grâce à l’action déterminée et sans compromis de la police, 73 tentatives d’assassinat ont été déjouées, 507 mises en examen ont été prononcées contre des individus considérés comme de grands criminels dont 37 étaient membres d’organisations criminelles dans les communautés arabes », rapporte le porte-parolat des forces de l’ordre dans une réponse à Orient XXI.
Armes et impunité
Les médias israéliens s’emparent du sujet, parlent d’« épidémie » ; mais le problème est éminemment politique, rappelle Weaam Baloum, chercheur à l’association Baladna pour la jeunesse arabe et co-auteur d’une longue étude sur le sujet4. Dans les quartiers arabes de Lod, dans le centre du pays, après un homicide, dit-il, les policiers
ferment la zone pour 10-15 minutes, puis s’en vont. Un jour, un juif marchait dans le quartier et a été tué par erreur dans une fusillade entre gangs arabes. Les gens nous ont dit que la police est venue et a collecté toutes les balles dans la rue, toutes les cigarettes, ils sont restés des heures, fouillant, interrogeant les gens… Les habitants ont vu la différence ! Ce n’est pas seulement raciste, ça donne un signal : un feu vert pour tuer les Arabes.
L’impunité nourrit la peur. Même les témoins directs des crimes ne parlent pas.
Les gens craignent qu’en dénonçant quelqu’un, ce dernier revienne et les tue ou s’en prenne à leur famille. Cette peur, malheureusement, n’est pas infondée : en 2001, un habitant a été invité à témoigner, la police ne l’a pas protégé, il a été tué ! Ils l’ont descendu avant le procès, s’indigne le maire de Taybeh, Shuaa Mansour Masarwa. On n’est pas protégés. C’est la responsabilité de l’État et sa faillite sur le sujet est totale.
Les armes, elles, sont faciles à trouver. En 2022, la police affirme avoir saisi « 3 300 armes à feu différentes » dans le « secteur arabe ». Une goutte d’eau : en 2020, le Parlement estimait que quelque 400 000 armes illégales5 circulaient dans le pays. Dans 70 % des crimes commis avec une arme à feu rapportés en 2021, le fusil provenait du stock de l’armée, selon le site d’information israélien Walla ! News, volé ou vendu par d’anciens conscrits. Le reste arrive clandestinement, principalement de Jordanie ; quelques ateliers locaux, en Cisjordanie, produisent des Carlo, fusil d’assaut artisanal.
La seule préoccupation de l’État est que les armes ne tombent pas entre les mains de la résistance palestinienne. Walid Haddad résume :
Si tu es arrêté en possession d’armes pour commettre un crime, tu peux t’en sortir avec des peines réduites, même parfois juste ce qu’on appelle un service civique, tu ne vas pas en prison. Par contre, si tu te préparais à te servir des armes pour commettre des attaques contre la sûreté de l’État, tu peux prendre quinze ans de prison.
Lui a suivi au long cours des délinquants, repentis ou non.
La plupart de ceux qui sont tués, on les appelle les « soldats ». Ce sont souvent des jeunes de familles avec des cas de maltraitance, dans des situations économiques et sociales très précaires. Ils convoitent de belles voitures neuves, des vêtements de marque… Rentrer dans les organisations criminelles, c’est la voie de la facilité ! Pour chaque tir, ils prennent 20 000 shekels (5 392 euros). Bien sûr ce sont des criminels, ils tuent, mais le milieu d’où ils viennent ne pouvait les conduire autre part. Les grands criminels eux, quand ils sentent le vent tourner, ils s’enfuient hors du pays, ils sont tranquilles.
Les organisations mafieuses arabes ont repris les casinos, le trafic d’armes et de drogue. Mais leur business le plus lucratif reste le marché noir ; les gangs sont devenus les substituts des banques qui ne prêtent pas aux « Arabes », rapporte Weaam Baloum. « Ils accordent des prêts aux gens avec des taux d’intérêt délirants. Certains ont commencé avec 50 000 shekels [un peu plus de 13 000 euros] et finissent avec dix fois plus, sur un seul prêt, car les intérêts s’accumulent ! »
Les plans se succèdent… sans succès
Le crime prospère sur la marginalisation sociale et économique des communautés palestiniennes en Israël, après des décennies de politiques de discrimination dans les budgets, l’allocation des terres, l’accès aux bassins d’emploi… Selon un rapport officiel, en 2021, près de 39 % des Palestiniens d’Israël vivaient sous le seuil de pauvreté. Face à l’urgence, en 2015, le gouvernement de Benyamin Nétanyahou a adopté le plan 922 : 15 milliards de shekels (4 milliards d’euros) d’investissement sont promis, le plus gros budget jamais alloué au « secteur arabe ».
Depuis sa mise en œuvre, les homicides ont doublé. « Le budget, notamment concernant la planification et la construction, imposait beaucoup de conditions que les municipalités n’ont pas pu remplir et la plupart de l’argent ne nous est jamais parvenu », fustigeait en 2020 Mudar Younes à la tête du comité national des maires arabes en Israël. Son collègue à Taybeh, Shuaa Mansour Masarwa, hoche la tête : « Seulement 20-25 % de la somme annoncée a été dépensée ». Il a plus d’espoir dans le plan 5506, adopté l’an dernier par la précédente majorité pour cinq ans : 30 milliards de shekels (8 milliards d’euros) pour investir notamment dans l’éducation, le logement et l’emploi. Auxquels s’ajoutent 2,5 milliards de shekels (670 millions d’euros) destinés à combattre le crime.
Mais l’écart à combler entre municipalités arabes et juives est abyssal. Dans les années 2000, la plupart des mairies palestiniennes israéliennes sont endettées : certaines sont mises sous contrôle d’un comptable, d’autres, comme Taybeh, sont carrément administrées directement par un fonctionnaire nommé par l’État. Dix ans sans maire ont laissé la ville à genoux : des coupes budgétaires drastiques ont été pratiquées, privant les habitants d’investissement dans les services de base. Malgré les plans quinquennaux, les autorités continuent à allouer des budgets réduits aux Palestiniens. « Dans le domaine de l’éducation, l’investissement par élève arabe est de 440 shekels – 1600 pour un juif », constate Shuaa Mansour Masarwa. Les services sociaux sont largement insuffisants dans les communautés arabes, soupire Walid Haddad qui dirige une clinique pour aider les personnes souffrant d’addiction.
Une communauté déconstruite
Le lien social est affecté, d’autant plus que l’État israélien œuvre, en parallèle, pour étouffer toute identité collective palestinienne au sein de ses frontières. Dernier exemple en date : le ministre de la police, le suprémaciste juif Itamar Ben Gvir, a donné l’ordre à ses agents de saisir systématiquement les drapeaux palestiniens. Weaam Baloum :
C’est ainsi que le projet sioniste travaille : il vise à éliminer les Palestiniens en tant que communauté. Dans la société israélienne, le système est pensé pour créer une communauté autour de symboles, de récits nationaux… Pour les Palestiniens en Israël, c’est l’inverse. Si tu veux réussir, tu dois cacher ton identité, tout ce que tu peux faire en tant que communauté, c’est suspect. Et ce qui est tragique, c’est que les gens finissent par l’intérioriser.
À ce titre, Jaffa est presque un cas d’école. La ville palestinienne a été intégrée à la métropole juive de Tel-Aviv ; les habitants, paupérisés, peinent à résister à la gentrification qui s’accompagne de politiques de judaïsation. L’équilibre social local a également été bouleversé par des déplacements de population : « à chaque intifada ou guerre, des vagues de collaborateurs ont été transférés depuis la Cisjordanie et Gaza. Ils ont acquis une immunité, parce qu’ils continuent à travailler avec les services de renseignement et recrutent des gens », explique Weaam Baloum. Les nouveaux arrivants ont été rejetés par les habitants et leurs enfants mis à l’écart.
C’est toute la structure de la société qui, chamboulée, n’a plus de prise sur les individus, comme elle peut encore en avoir, par exemple, en Cisjordanie. Face à la démission de l’État devant les organisations criminelles, certains avancent l’idée de recourir à des conseils traditionnels de sulha (conciliation) pour tenter de reprendre le contrôle social. « Avant, quand il y avait un conflit entre deux familles, c’étaient les notables qui résolvaient les problèmes, sans avoir recours aux lois. Mais le pouvoir de ces personnalités s’est affaibli, aujourd’hui, les notables, c’est devenu la mafia », juge le docteur Ziad Khatib, psychologue.
« C’est l’État qui doit s’impliquer. N’avons-nous pas un gouvernement, ne sommes-nous pas citoyens de cet État ? C’est à lui d’assurer notre protection ! », martèle Oum Shawkat. Elle a créé un mouvement qui réunit les mères de victimes de crimes. Elles ont organisé une marche en 2020 pour alerter les autorités. Aujourd’hui, elle s’investit dans les écoles, raconte son histoire, dans l’espoir de toucher les élèves avant que les organisations criminelles ne les recrutent. « Eux aussi ont des mères, des sœurs, une famille », dit-elle.
Le nouveau gouvernement d’extrême droite dont certains membres suprémacistes prônent la déportation d’ « Arabes israéliens » qui ne seraient pas loyaux à l’État juif promet plus de répression, sans solutions politiques. Itamar Ben Gvir envisage de faire intervenir le Shin Bet, les services de sécurité intérieure, pour combattre la criminalité. « Nous n’avons aucun espoir, se désole le maire de Taybeh. Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich ont en main les dossiers les plus importants de l’État : la sécurité intérieure et les finances. Et ils le disent franchement : nous allons construire des colonies et affaiblir le secteur arabe ». Le problème est plus profond, regrette Weaam Baloum : « la discrimination est inscrite dans les institutions. Pour stopper tout ça, dit-il, il faudrait que les Palestiniens soient perçus comme des citoyens de première classe. Ça n’arrivera pas tant que l’État se définit comme un État juif ».
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1Josh Breiner, “Israel Police Solved 71 Percent of Murders in Jewish Community, but Only 23 Percent for Arabs”, Haaretz, 8 août 2021.
2Djamel Belayachi, « Israel’s Arab community terrorised by rising crime and violence », France24, The Observers, 11 octobre 2022.
3Herb Keinon, « Attitudes toward crime in Arab sector changing among Jews, Arabs », Jerusalem Post, 22 septembre 2021.
4Nine Years of Bloodshed. A Statistical Report on Homicide Cases among Arab Palestinians in Israel (2011–2019), Baladna/Centre for Trust, Peace and Social Relations (CTPSR), juin 2020.
5Anna Aronheim, « IDF weapons flooding the streets « , Jerusalem Post, 5 octobre 2021.
6« Government Resolution 550 (Takadum) : NIS 30 Billion for Socio-Economic Development of Arab Society », Inter-Agency Task Force on Israeli Arab Issues, novembre 2021.