Égypte-Liban-Maroc

En maraude avec le Samusocial International

Le Samusocial fait partie, malheureusement, du paysage urbain français. Mais il existe aussi un Samusocial international. Dans le monde arabe, il joue, comme nombre d’organisations non gouvernementales (ONG) ou d’agences internationales, un rôle essentiel à la survie des plus démunis, palliant dans bien des cas le manque d’implication des États ou leur manque de moyens. Et il a « fait des petits ».

Dans une rue de Marrakech
Lee Martin/Flickr

Le Samusocial international (SSI) a été fondé par Xavier Emmanuelli en 1998. Ce médecin cofondateur de Médecins sans Frontières et fondateur du Samu social de Paris avait auparavant exercé la fonction de secrétaire d’État chargé de l’aide humanitaire d’urgence. L’organisation s’inspire du modèle parisien et s’est fixé pour objectif d’appuyer le développement des Samu sociaux dans les grandes villes du monde. Elle compte 17 dispositifs, majoritairement en Afrique. Dans le monde arabe, elle est présente en Égypte, au Maroc, en Tunisie et au Liban.

À l’occasion de la tenue à Paris des journées annuelles de coordination, fin juin 2022, Orient XXI a pu s’entretenir avec la directrice du Samusocial Casablanca et avec le responsable de projets d’Amel, une association libanaise qui développe une action de type Samusocial à Beyrouth. En mai 2022, une visite avait pu être effectuée au bureau du SSI en Égypte, seul pays dans lequel il est présent directement via un bureau local, les autres organisations étant des associations locales autonomes membres du réseau international. Les modes opératoires sont partout les mêmes, avec une noria de maraudes plus ou moins fréquentes, précédées systématiquement d’une réunion préparatoire destinée à rappeler le parcours et les particularités de la sortie.

Suivant les pays, les problèmes auxquels le SSI se trouve confronté peuvent varier. Ils ont également connu des évolutions dans le temps.

Auprès des enfants des rues du Caire

Au Caire, l’organisation opère depuis plus de dix ans et compte une vingtaine de personnes. Dès le départ, les enfants des rues ont constitué une population cible, conformément à la volonté du fondateur. Le phénomène avait pris des proportions alarmantes dès la fin des années 2000 et avait encore été aggravé par la crise économique ayant suivi la révolution de 2011. On commençait à voir nombre d’enfants, parfois très jeunes, chassés de chez eux par des parents qui ne pouvaient plus les nourrir ou partis d’eux-mêmes pour fuir les mauvais traitements. Le phénomène était également très important au Maroc, bien que le Royaume n’ait pas connu les troubles du début de la décennie.

Quelle est la situation aujourd’hui et comment se manifeste cette misère de la rue ? C’est la question que nous avons posée à Géraldine Tawfik, représentante du Samusocial International en Égypte (SSIEG). Le premier point porte sur la catégorie « enfants des rues », dont le nombre fait débat. Le chiffre avancé par l’État égyptien est de 16 000, mais sur la base d’une définition restrictive (un enfant qui passe cinq nuits par semaine dans la rue), alors que le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) porte ce chiffre à deux millions si l’on prend en compte tout enfant qui passe plus que 10 heures par jour dans la rue sans être accompagné par un adulte de sa famille.

Outre les nouvelles arrivées, il faut faire face à présent à une nouvelle génération, les enfants d’hier étant devenus souvent parents, parfois très jeunes parents. Le travail social, visant à effectuer les démarches nécessaires pour donner une existence civile à cette population marginalisée et obtenir des certificats de naissance, s’en trouve alourdi d’autant. Le plus souvent, les jeunes rentrent chez eux le soir ou occupent un logement à plusieurs. Ils espèrent ainsi échapper aux rafles policières et surtout aux centres de détention où ils peuvent se retrouver placés plusieurs jours si aucun adulte ne vient les réclamer, dans des conditions particulièrement dures. La consommation de drogue est fréquente. La colle et le Tramadol ont cédé la place aux produits de synthèse, Strox et Vaudou, mélange d’encens et d’anesthésiants aux effets limités dans le temps, mais extrêmement forts. La violence est également présente et les médecins du SSIE interviennent souvent pour soigner des plaies résultant de rixes ou d’agressions diverses.

Dans le quartier résidentiel de Maadi, dans la célèbre rue 9 très fréquentée par les Occidentaux, et donc favorable à la mendicité, un groupe de gamins passe en courant, comme une volée de moineaux, en criant « Police ! » En un tour de main, les terrasses illicites sont escamotées, tables et chaises sont pliées, les présentoirs à gâteaux, les échoppes disparaissent. Les enfants reparaîtront après l’alerte. Un homme s’approche, une ordonnance à la main. Ce sont les résultats d’analyse de sa mère, qu’il ne peut pas interpréter. Le médecin regarde. Et rassure : rien de grave. Avant la maraude, les enfants avaient été prévenus. Ils devaient attendre en différents points du parcours. Mais ce soir-là, la descente de police a vidé les rues et l’équipe peine à retrouver ses protégés. Trois ados, rigolards, finissent par être localisés et montent dans le fourgon. Le chauffeur, qui est également assistant social, met à jour les données nécessaires pour faire établir les actes d’état civil.

La travailleuse sociale leur fait tirer des petits cartons sur lesquels sont écrits des adjectifs illustrant des sentiments qu’ils doivent mimer et faire deviner : triste, fier, effrayé, inquiet, furieux… Le médecin chuchote les mots tirés à l’oreille de M., qui ne sait pas lire. Un autre exercice consiste à dessiner ce que l’on aime le plus, un être cher, un plat, un lieu. M. a dessiné les pyramides et son copain S. Une forte solidarité unit manifestement ces trois-là qui n’ont pourtant pas de liens de parenté. Ils s’amusent comme des gosses, mais les fêlures ne sont pas loin.

Activité artistique pour les enfants des rues au Caire en partenariat avec Cairo Contemporary Dance Center
© Samusocial International

Avec une voix d’ange qui prend aux tripes, le plus jeune fait une démonstration de ses talents de chanteur, dont il fait usage sur les terrasses des restaurants et des cafés, pour tenter de grappiller quelques livres. Il raconte comment il a perdu son père dans un accident de scooter. Lui-même a été grièvement blessé et a gardé d’impressionnantes cicatrices. Il a été placé ensuite comme aide-mécanicien dans un atelier où le patron a abusé de lui. En revenant sur son histoire, il pleure.

Il s’agit, grâce à des jeux qui sont autant de moyens détournés, de permettre à ces enfants de libérer leurs émotions. Un peu plus loin, arrêt devant un grand restaurant du type fast food. Un groupe de jeunes charge un monceau de poubelles dans un camion. L’un d’entre eux se dégage et vient vers le bus. Suivi depuis plusieurs années, il survit grâce à ce boulot et il a un logement. Depuis deux jours et deux nuits, il n’a pas dormi, enchaînant les heures de travail. Lui ne rit plus ni ne sourit. Il grimpe dans la camionnette, le temps de faire désinfecter une plaie. Passe une gamine qui tient son petit frère par la main et qui vend des mouchoirs. Le médecin tente d’engager la conversation, mais la fillette se méfie, ce qui en dit long sur la loi de la rue. Gagner la confiance des enfants est un processus au long cours. Avec le temps, une véritable complicité s’établit grâce à l’incroyable empathie et simplicité des équipes, loin de tout misérabilisme et de tout pathos.

Au cours de la dernière période, la paupérisation a pris de nouvelles formes dans l’espace urbain. Le nombre de jeunes mères célibataires a sensiblement augmenté. Il est difficile de sensibiliser à la contraception : la pilule est prise de manière irrégulière, les rappels de piqûre tous les six mois ne sont pas respectés. Pour les jeunes mères, un bébé est de plus une forme d’assurance-vie : il leur confère un statut et encourage les passants à la générosité. Certaines vont enchaîner les grossesses afin de disposer de cet atout, et chercheront à placer les aînés quand ils auront atteint l’âge de trois ou quatre ans. Un autre phénomène est apparu récemment : des familles qui disposent d’un logement, mais où le père ne travaille pas. La mère descend dans la rue vers midi avec les enfants, pour mendier ou vendre des mouchoirs, avant de rentrer vers minuit. Contrairement à la situation d’il y a quelques années, ces populations dorment moins dans la rue, ce qui peut diminuer leur visibilité et leur prise en compte statistique, alors même que leur nombre semble augmenter.

En 2016, le SSIEG a réalisé une étude sur la population des enfants et jeunes pris en charge, qui a été actualisée en 2021. Elle a révélé que les femmes constituaient entre 20 et 30 % des effectifs. On trouve peu de bébés et peu d’enfants de moins de six ans isolés (2 %). Ceux qui sont âgés de moins de deux ans sont placés dans des crèches relevant du ministère de la santé ou d’ONG comme Face for children in need, une ONG belge. À partir de six ans, les enfants peuvent être placés dans des centres d’hébergement gérés par le ministère de la solidarité sociale. Le SSIEG travaille en réseau avec d’autres ONG locales (Banati, Ana El-Masry, Nour Al-Haya et Caritas) ainsi qu’avec trois de ces centres d’hébergement gouvernementaux.

Outre l’aide d’urgence, le SSIEG contribue à l’insertion sociale et économique à travers des formations de soft skills et des stages en partenariat avec des compagnies privées comme Total et Carrefour Égypte, dans l’espoir d’un recrutement postérieur. Ces projets sont soutenus par des bailleurs comme l’Agence française de développement (AFD), la fondation Sawiris et la fondation Carrefour. Ils concernent surtout les jeunes qui sortent des centres d’hébergement, à l’âge de 18 ans, pour essayer d’éviter une sortie sèche et un retour à la rue. Avec le soutien financier de l’ambassade des Pays-Bas, un projet d’entrepreneuriat est proposé à certains jeunes, souvent dépourvus d’une éducation de base, parfois ne sachant ni lire ni écrire. Un petit capital de départ (dans les 5 000 LE, environ 260 euros) leur est remis, après une formation pour lancer une activité très simple. Certains optent pour le lavage des voitures, d’autres proposent la vente de pastèques coupées en morceaux. Tel autre, croisé au hasard de la maraude, est devenu chauffeur de tuk tuk.

Le SSIEG s’emploie par ailleurs à changer le regard de la société sur l’extrême pauvreté et relève une évolution des mentalités, peut-être sous l’effet d’une crise économique qui, parce qu’elle touche presque tout le monde, suscite une certaine compréhension et davantage de solidarité. Des actions de sensibilisation sont conduites dans les écoles et les universités.

Migrants traumatisés au Maroc

Au Maroc, c’est à l’initiative du roi qu’une structure s’est mise en place dès 2006 face au phénomène des enfants des rues. Avec le temps, il a fallu prendre également en charge des personnes âgées (environ 10 % des personnes à la rue), des familles. Alors qu’initialement, c’étaient presque exclusivement des hommes qu’on pouvait trouver à la rue, on a vu apparaître de plus en plus de femmes, ce qui suppose une prise en charge plus lourde en raison des agressions, de la prostitution et des grossesses, d’autant qu’au Maroc la contraception est réservée aux femmes mariées. Les migrants constituent aujourd’hui le gros des effectifs. Chassés du sud subsaharien par la misère et les guerres, ils attendent en moyenne un à quatre ans au Maroc, pays de transit, avant de tenter une traversée pour laquelle ils doivent débourser entre 4 000 et 5 000 euros. Avec le Covid, beaucoup se sont retrouvés bloqués, principalement dans le nord du pays, où leur nombre s’est considérablement accru, ce qui a avivé les tensions avec les populations locales. Les migrants sont également instrumentalisés dans le cadre des tensions entre le Maroc et l’Algérie, qui les refoule vers ses frontières.

Deux équipiers du Samusocial Casablanca
© Samusocial International

L’État a cherché à « répartir la charge » en déplaçant les migrants vers les grandes villes de l’intérieur et notamment à Casablanca, où opère le Samusocial Casablanca, association de droit marocain créée avec le soutien du SSI. Des partenariats ont été conclus avec les arrondissements de la capitale administrative, pour éviter des concentrations mettant en danger le tissu social. Un Samusocial existe également à Meknès, et il est prévu de développer des Samusociaux dans d’autres villes de province.

Parmi les migrants, dont le nombre va croissant, on compte beaucoup de mineurs isolés, parfois des anciens enfants soldats. Les conflits des pays d’origine se déplacent avec eux, et l’une des actions conduites lors des maraudes consiste à promouvoir le « vivre ensemble » en recourant à des personnels originaires des différents pays et des différentes ethnies antagonistes. Le Samusocial Casablanca effectue un gros travail de soutien psychologique et d’aide à la résilience. Des conventions ont été signées avec les pays d’origine pour mieux comprendre les migrants, et si possible préparer leur rapatriement. Mais les retours sont peu fréquents et concernent surtout les femmes. Souvent celles-ci se retrouvent seules, parfois avec charge d’enfants. Leur compagnon, parti tenter la traversée, ne leur a plus donné signe de vie. Le retour au pays d’origine est moins problématique pour elles que pour les hommes, qui ne sauraient reconnaître sans déchoir l’échec de leur projet d’expatriation, pour lequel la famille et la communauté se sont souvent financièrement mobilisées.

Le Royaume assure la scolarité des enfants et leur inscription à l’état civil. Pour l’accès à l’emploi, tout dépend des accords passés avec les pays de départ, mais la plupart vivent de mendicité ou de trafics, notamment de Tramadol et de drogues fabriquées artisanalement. Le Samusocial Casablanca fournit repas, vêtements et bons d’achat. Outre le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), ses interlocuteurs locaux sont répartis entre différents ministères (santé, famille…), ce qui peut être source de complications administratives.

Entre misère locale et détresse des réfugiés syriens

Changement de décor, cap sur le Liban. L’équipe mobile d’aide (EMA), composée de six personnes, relève de Amel, une ONG créée au Liban en 1979, qui dispose de 1 400 travailleurs et volontaires. L’action de l’EMA est rendue possible par un soutien financier français (ministère des affaires étrangères) et monégasque (Direction de la coopération internationale). Le SSI fournit un soutien technique à Amel et une équipe composée d’une assistante sociale, d’une infirmière, d’une psychologue, d’un chauffeur et d’une coordinatrice d’équipe. L’EMA porte assistance aux enfants et adolescents — dont beaucoup de réfugiés syriens. Le Liban n’a pas ratifié la Convention de Genève, mais a accueilli sur son territoire 1 500 000 réfugiés syriens. Depuis 2015, les conditions d’entrée de ces réfugiés au Liban se sont resserrées et le HCR ne peut plus officiellement les enregistrer.

L’équipe mobile d’aide libanaise
© Samusocial International

Les réfugiés syriens vivent, tout comme les Libanais les plus vulnérables, dans des zones périurbaines et notamment dans le sud de Beyrouth, où intervient l’EMA. Celle-ci constate que les populations suivies sont de plus en plus jeunes, avec un nombre accru de dépressions chez les enfants. Elle relève également une hausse des mariages forcés, des mariages précoces, et des grossesses juvéniles. Entre 2019 et 2021, 884 personnes ont été suivies, dont 692 mineurs. Les travailleurs sociaux signalent des arrivées de plus en plus nombreuses en provenance d’Afrique de l’Ouest : des malheureux partis dans l’urgence, sans véritable projet et surtout sans envisager de retour.

Même si sa mission peut sembler décalée par rapport aux besoins, véritable goutte d’eau dans un océan de misère, la petite fourgonnette blanche frappée du sigle du Samusocial International, des associations partenaires et de leurs soutiens, continue de sillonner les villes et d’apporter soins et réconfort.

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