Chloé Domat. — Depuis quatre ans maintenant, la guerre fait rage en Syrie. Le bilan est très lourd : plus de 200 000 morts, 1 million de blessés, la moitié de la population syrienne déplacée. Quelle est votre appréciation de la situation ?
Lakhdar Brahimi. — J’ai l’impression que tout le monde se rend un peu plus compte que c’est un problème extrêmement sérieux, mais il semble que les gens qui ont les moyens d’y mettre fin ne soient pas prêts à faire les concessions nécessaires à une solution.
C. D. — Pendant près de deux ans, vous avez été l’envoyé spécial de l’ONU et de la Ligue arabe pour la Syrie. Vous avez mené les négociations. Pourquoi votre mission a-t-elle échoué ?
L. B. — Elle a échoué parce que les protagonistes les plus importants à l’intérieur de la Syrie d’abord — mais aussi, il faut le dire, à l’extérieur de la Syrie — continuaient à avoir pour objectif une victoire totale. Le gouvernement a toujours affirmé que c’était une conspiration qui venait de l’extérieur et qu’il faisait son devoir pour protéger la population syrienne. De l’autre côté, les opposants au régime, c’est-à-dire les Syriens et ceux qui les soutenaient à l’étranger, ont toujours dit que la solution commencerait par le départ du président Bachar Al-Assad et la chute du régime. Ni l’un ni l’autre n’envisageait une solution autre que l’imposition de son point de vue. Je ne me faisais pas d’illusions. Je savais très bien que ce serait très difficile, mais nous n’avons pas fait de progrès et donc à un certain moment il fallait bien dire « ça suffit ». C’était en réalité le meilleur et le seul moyen dont je disposais pour attirer davantage l’attention sur ce problème très douloureux et qui coûte tellement cher au peuple syrien.
C. D. — Bachar Al-Assad a affirmé récemment que le peuple syrien soutenait fermement le régime. Vous l’avez rencontré à plusieurs reprises, dans quelle réalité vit-il ?
L. B. — Il est très bien informé. Tout le monde a eu l’impression à un moment qu’on lui cachait la vérité, qu’il ne savait pas ce qui se passait réellement, mais ce n’est pas vrai. Je doute qu’il y croie vraiment quand il dit qu’il s’agit d’une conspiration extérieure — des États-Unis et d’Israël en passant par la France, le Royaume-Uni, la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar…C’est vrai que tous ces pays sont hostiles à son régime et à sa personne, mais dire que le problème se résume à eux n’est quand même pas vrai. Ces enfants qui ont commencé le 15 mars à Deraa1 ne pouvaient pas faire partie d’une conspiration extérieure ! La population syrienne, comme celle de beaucoup de pays dans la région, voulait un changement véritable et il a refusé de le lui donner.
C. D. — Pouvez-vous nous parler un peu de sa personnalité ?
L. B. — Je crois qu’il est rationnel. Il n’est pas suicidaire mais il a une certaine conception de l’État, du pouvoir. C’est un pouvoir familial qu’il a littéralement hérité de son père et que probablement il envisageait de transmettre lui aussi. J’imagine qu’il sait maintenant que ce sera un peu difficile de laisser le pouvoir à son fils qui a 9 ans, mais il n’a pas l’intention de s’en aller tout de suite.
C. D. — Parlons du rôle des pays occidentaux. Vous avez dit à plusieurs reprises qu’ils avaient analysé le « printemps arabe » de façon erronée. Qu’est-ce que cela veut dire pour le conflit syrien ?
L. B. — Oui, ils se sont trompés. Enfin, nous nous sommes trompés. Tout le monde s’est trompé lamentablement à chaque fois, pas seulement en Syrie. Souvenez-vous de Michèle Alliot-Marie2 en Tunisie qui pensait que c’était une vague de protestation et que le président Zine El-Abidine Ben Ali allait surmonter cette difficulté en rétablissant l’ordre... Ça n’a évidemment pas été le cas. En Égypte, on a encore dit que Hosni Moubarak allait rétablir l’ordre et quand ce fut le tour de la Syrie, on s’est à nouveau trompé mais de façon différente. Si Ben Ali était tombé si facilement, si Moubarak avait été renversé si facilement, Bachar Al-Assad n’allait sûrement pas pouvoir tenir. On a affirmé qu’il allait être vaincu rapidement, qu’il allait partir. On pensait au lendemain, à ce qu’il faudrait faire une fois que le régime se serait effondré, mais il s’est maintenu ! Les Russes, eux, n’ont pas fait cette erreur. Ils ont dit depuis le début que la Syrie était différente des autres pays et que le régime allait résister.
C. D. — Pourquoi l’analyse russe était-elle plus juste ?
L. B. — Les Occidentaux avaient une présence superficielle, avec des ambassades à Damas mais pas beaucoup plus, tandis que les Russes sont très bien implantés en Syrie. Il y a une vraie coopération dans plusieurs domaines, militaires mais aussi industriels. Il y a des centaines, peut-être des milliers d’officiers et d’ingénieurs russes qui sont présents en Syrie depuis le début des années 1950, donc ils étaient mieux informés que les autres depuis le début.
C. D. — Parlons de ce nouvel acteur : l’organisation de l’État islamique. Il n’existait presque pas quand vous meniez les négociations, comment pèse-t-il dans la balance aujourd’hui ?
L. B. — Il existait mais on ne regardait pas dans cette direction. Il s’agit d’une organisation irakienne, qui a pris la suite d’Al-Qaida et s’est étendue vers la Syrie. Tout le monde la voyait mais personne ne faisait attention parce que tout le monde était concentré sur le fait de se débarrasser du régime de Bachar Al-Assad. Entre temps cette organisation s’est auto-proclamée État, califat, mais ça ne change pas grand-chose. Ses membres ont une présence réelle, cependant je dis depuis le premier jour qu’ils seront vaincus. Combien de temps cela va-t-il prendre ? Tout dépend de la coopération entre différents pays. Depuis quelques mois, une coalition menée par les États-Unis intervient militairement contre l’organisation de l’État islamique en Syrie et en Irak.
C. D. — Comment évaluez-vous cette stratégie ?
L. B. — Dans une certaine mesure on est en train d’aider Bachar Al-Assad. Cette intervention en Irak et en Syrie ne réussira pas suffisamment rapidement pour régler le problème. Si les bombardements aériens ne font pas partie d’un véritable plan politique pour la Syrie et pour l’Irak, cela ne marchera pas. Les bombardements à eux seuls ne peuvent pas régler le problème.
C. D. — Dès lors, quelle est la solution de rechange pour les pays occidentaux, à un moment où ils se sentent de plus en plus menacés par l’organisation État islamique ?
L. B. — Il faut savoir de quoi on parle. Si c’est de 2 000 ou 3 000 Européens qui partent rejoindre l’organisation État islamique, cela ne règlera pas le problème, ni ici ni là-bas. Cette organisation succède à Al-Qaida. Depuis combien de temps lutte-t-on contre Al-Qaida maintenant ? Avec quel succès ? À présent, on a une deuxième organisation et demain on en aura une troisième. Ce qu’il faut régler ce sont les problèmes en Syrie et en Irak. Ensuite, par voie de conséquence, les problèmes qui se posent aux pays occidentaux seront réglés. Si on pense simplement au nombre de djihadistes qui viennent de l’Occident, on passe à côté de quelque chose. L’organisation dispose de dizaines de milliers de combattants dans la région, sans compter certainement beaucoup de sympathie populaire en Syrie, en Irak et ailleurs. Il faut s’attaquer au vrai problème, pas simplement aux symptômes finalement secondaires que l’on peut voir.
C. D. — Pourtant les Européens sont inquiets de voir de plus en plus de jeunes quitter le Vieux Continent pour rejoindre l’organisation de l’État islamique...Quel message peut-on faire passer à ces jeunes ?
L. B. — Il faut que chacun d’entre nous regarde un petit peu ce qui se passe dans son pays et se pose exactement la question que vous posez vous-même : pourquoi des Hollandais éprouvent-ils le besoin d’aller mettre leur vie en péril si loin ? Il ne s’agit pas simplement d’arrêter ces garçons et ces filles à l’aéroport, mais de faire en sorte qu’ils n’éprouvent pas le besoin d’aller là-bas.
C. D. — Pensez-vous que la communauté internationale a les moyens de résoudre les vrais problèmes en Syrie et en Irak ?
L. B. — S’il y a la volonté politique, certainement. Mais je ne suis pas sûr qu’elle existe partout. En théorie, la solution est simple : si se forme une alliance véritable de tous les pays de la région avec les grandes puissances, y compris la Russie et l’Iran, alors la question sera réglée. Mais si tous ces pays travaillent les uns contre les autres, ça facilite un peu le jeu de l’organisation de l’État islamique.
C. D. — Depuis le début des frappes aériennes, la coalition et le régime de Damas sont de facto dans le même camp et coopèrent lors des bombardements contre l’organisation de l’État islamique. Bachar Al-Assad peut-il redevenir un allié ?
L. B. — Évidemment, il est convaincu qu’on finira pas revenir vers lui et qu’il survivra à cette crise. Ce sera certainement très difficile : il y a vraiment quelque chose qui s’est cassé. Deux cent mille morts, ce n’est pas rien, on ne peut pas balayer cela, sans parler des millions de réfugiés et de déplacés — la moitié de la population. Il faut qu’il y ait un changement en Syrie, et qui ne soit pas seulement cosmétique. Quand et comment cela va arriver, je ne le sais pas, mais j’ai l’impression que cela arrivera.
C. D. — La Syrie peut-elle survivre dans ses frontières actuelles ?
L. B. — Oui, je ne pense pas que le pays va éclater ou se diviser. Je crois qu’il va encore beaucoup souffrir, mais c’est un vieil État, une vieille population. Je ne vois pas comment on pourrait créer, par exemple, un État pour les chrétiens ou les Kurdes… Ils ont une petite région où ils sont la majorité mais ils ne sont pas seuls, et puis la majorité de combien ? Ils représentent 60 %, pas 95 %. Tout le monde a intérêt à ce que le Syrie reste entière. Le Liban, à côté, est beaucoup plus divisé en communautés et il a tenu quinze années de guerre civile sans exploser. Je pense que la Syrie survivra à cette catastrophe, même si la reconstruction sera difficile et coûtera cher.
C. D. — Depuis le début vous avez mis en garde contre le risque de débordement régional de la crise syrienne ; aujourd’hui c’est en partie une réalité au Liban, en Irak, en Jordanie. Comment arrêter cette extension ?
L. B. — Il faut arrêter de se raconter des histoires. Tout le monde dit qu’il n’y a pas de solution militaire au conflit syrien, mais en réalité tous travaillent pour une solution militaire. Tout le monde donne des armes, entraîne les uns ou les autres. Il n’y a que le secrétaire général des Nations unies qui demande qu’on arrête de déverser des armes en Syrie. Qu’on développe une vraie volonté politique commune et on commencera à sortir de la crise petit à petit.
C. D. — Après 60 ans de carrière dans la diplomatie internationale, pensez-vous qu’il est devenu plus difficile de négocier ?
L. B. — Les statistiques disent qu’il y a quand même moins de conflits. Bien sûr, si vous expliquez cela aux Syriens ou aux Irakiens, ils vous diront « merci beaucoup, mais ça ne nous avance pas à grand-chose ». Mais il n’y a pas de doute, on comprend de mieux en mieux les conflits, il y a une volonté internationale de faire quelque chose et beaucoup de générosité. Des dizaines, peut-être même des centaines de milliards sont dépensés par la communauté internationale pour mettre fin aux conflits, pour reconstruire, pour combattre la faim et la maladie. Sur ce plan-là, l’humanité a fait des progrès réels, mais là où il y a des conflits, ils sont terribles. Et là, la communauté internationale ne fait pas ce qu’elle doit faire ou le fait mal. C’est ce qu’il faut essayer de corriger.
C. D. — Allez-vous encore essayer de corriger le tir ?
L. B. — Je crois que j’ai joué mon rôle. Ça m’étonnerait que je sois appelé de nouveau pour intervenir dans des situations de conflit.
C. D. — Et si vous êtes rappelé ?
L. B. — Si on me le demande, je crois que j’ai le droit, maintenant, de dire non.
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1On considère que le soulèvement populaire syrien a commencé dans la ville de Deraa où une poignée de manifestants, principalement des étudiants, ont exprimé des slogans anti-gouvernementaux sur les murs de la ville. Certains d’entre eux ont été arrêtés et torturés.
2« Tunisie : les propos “effrayants” d’Alliot-Marie suscitent la polémique », Le Monde, 13 janvier 2011.