En Tunisie, une démocratie sans citoyens ?

Les élections municipales du 6 mai ont dévoilé l’ampleur du discrédit de la classe politique tunisienne. Elles annoncent en creux les possibilités de régénération de la vie politique. Mais tout dépendra de la capacité de la décentralisation à transformer le quotidien des Tunisiens.

Panneaux électoraux à Kasserine.
© Thierry Brésillon, 1er mai 2018

Les élections municipales du 6 mai denier devaient clore le cycle de la mise en place d’institutions élues ; faire entrer enfin, sept ans après la révolution, la Tunisie dans l’ère de la démocratie locale ; amener l’exercice de la citoyenneté jusque dans les plus reculées des 350 municipalités du pays. Or, cette étape décisive a été franchie bien tard, quatre ans après l’adoption de la Constitution, à un moment où la confiance dans la capacité des partis politiques à avoir prise sur le réel est largement entamée, où la dégradation des conditions matérielles de la majorité des Tunisiens est telle que le bien-fondé du changement de régime de 2011 est mis en doute.

Fatigue démocratique

Bien avant les scores respectifs des différents partis, le résultat le plus éloquent, l’éléphant dans la pièce désormais impossible à ignorer, c’est le rétrécissement de la base politique du processus de démocratisation : le taux de participation officiel s’établit à 35,6, % des inscrits. C’est-à-dire que seuls 1,9 million de Tunisiens sur plus de 8 millions en âge de voter se sont rendus aux urnes (parmi lesquels, selon tous les constats de visu, très peu de jeunes). Cette lassitude prématurée pose un défi vital aux acteurs politiques.

L’abstention peut être vue comme le résultat paradoxal d’une dédramatisation des enjeux, d’un apaisement des débats, et après tout la participation n’est pas ridicule non plus. Mais l’une des significations indiscutables du scrutin, c’est que l’offre existante ne mobilise plus. Les deux partis dominants alliés dans la coalition gouvernementale, Nidaa Tounès (vainqueur en 2014) et Ennahda, son partenaire et concurrent islamo-conservateur, ne totalisent que 892 000 voix (respectivement 375 896 et 516 379). En revanche les 860 listes indépendantes sur 2173 cumulent 581 930 voix, soit 32,27 % des suffrages exprimés, constitutant ainsi la première force virtuelle du paysage politique.

Indépendants : émergence ou dispersion ?

Cette masse d’électeurs désaffiliés des partis a suscité rapidement des espoirs de régénération de la classe politique, de jonction entre des élus non partisans capable de faire émerger une nouvelle force, à la manière de Podemos en Espagne. Ces listes sont beaucoup trop hétéroclites pour justifier un rêve pour le moins prématuré. Une partie d’entre elles sont certes constituées de nouveaux venus en politique, de jeunes, d’acteurs locaux de la société civile, mais leur priorité n’est certainement pas de mettre leur crédit tout neuf au profit d’une entreprise partisane nationale.

On ne dispose pas encore d’une analyse exhaustive, mais les observations montrent qu’une partie non négligeable de ces listes sont liées aux forces politiques existantes. Ce sont soit des satellites des grands partis ayant vocation à capter des segments d’électorat pour se rallier ensuite dans la constitution des majorités municipales, soit — et c’est probablement une masse conséquente — des particules détachées du noyau de Nidaa Tounès : candidats déçus par le bilan du parti qu’ils ont soutenu en 2014, dissidents chassés par la porte des investitures et revenus par la fenêtre des listes indépendantes, opposants à la domination de Hafedh Caïd Essebsi (fils du chef de l’État) sur le parti. D’une manière ou d’une autre, ces élus et leurs électeurs ont vocation à être à nouveau captés par Nidaa Tounès si celui-ci parvient à se redéfinir, ou à la force qui lui succédera.

Nidaa Tounès sanctionné

Le parti créé par Beji Caïd Essebsi en 2012, vainqueur en 2014, a certainement le plus fait les frais du désaveu de la classe politique. Avec seulement 20,85 % des voix et 1595 sièges sur 7212, il réalise une contre-performance. Il paie son interminable crise, la contestation de son leadership, son incapacité à se structurer, et le spectacle affligeant de ses rivalités internes. Il paie aussi l’ambiguïté de son identité : créé pour contrer Ennahda, il a formé une coalition avec lui ; censé représenter le courant « moderniste », il se révèle finalement plutôt conservateur et ses cadres multiplient les déclarations rétrogrades ; alors qu’il a vanté sa compétence pour relancer l’économie, la situation ne cesse de se détériorer et il semble totalement perméable aux groupes de pression des milieux d’affaires ; supposé porter les espoirs des démocrates progressistes en 2014, il réhabilite des figures de l’ancien régime. Son résultat aux municipales est la traduction logique de ce bilan. Au lieu d’organiser ces élections dans la dynamique de sa victoire de 2014, Nidaa Tounès a préféré les reporter en espérant surmonter ses difficultés internes, en vain. À un peu plus d’un an des législatives, il apparaît donc en état de faiblesse, même s’il reste pour l’instant la seule force capable de faire l’équilibre avec Ennahda, et le principal représentant des intérêts des forces anciennes encore présentes dans l’administration, une partie de l’appareil sécuritaire et parmi les décideurs économiques. Mais sa direction — et en particulier Hafedh Caïd Essebsi — est soumise à une forte contestation intérieure.

Nidaa Tounès a vu s’éroder son image de parti « naturel » de l’État, et se retrouve devant des défis existentiels : actualiser son héritage bourguibien, étatiste et nationaliste, trancher pour savoir s’il est le parti de l’électorat libéral et démocrate ou celui des anciens réseaux destouriens. Il doit aussi se choisir un leader en vue de l’élection présidentielle de 2019. Or, si Beji Caïd Essebsi n’est pas candidat à sa succession, les vocations vont se multiplier et des écuries présidentielles mieux structurées pourraient rallier plus de soutiens qu’une machine à la mécanique chancelante.

Reconnaissance par le bas pour Ennahda

Avec 28,5 % des voix, Ennahda a creusé l’écart avec Nidaa Tounès. Mieux structuré, en cours de mutation, ouvert à une majorité de candidats non encartés (y compris en tête de liste) capables de rallier des soutiens sur leur nom, le parti de Rached Ghannouchi a relativement mieux résisté que son concurrent et partenaire au vote sanction. Il arrive en tête (ou quasi ex aequo avec Nidaa) dans vingt des vingt-huit principales municipalités du pays. Il s’assure une présence confortable y compris dans les régions côtières et les villes du Sahel habituellement acquises aux destouriens.

La direction d’Ennahda misait sur une « co-victoire » où chacun des deux partis rassemblerait aux alentours de 30 %. Elle aurait été propice à la traduction du consensus national à l’échelon municipal. Mais elle doit gérer un déséquilibre en sa faveur qui place Nidaa Tounès sur la défensive au moment de la constitution des alliances en vue de l’élection des maires. Sa priorité était donc de rassurer Nidaa Tounès en affirmant qu’il n’entendait pas transformer son succès municipal en un nouvel équilibre gouvernemental. Le soir du scrutin, Rached Ghannouchi saluait d’ailleurs les résultats sur son compte Twitter en publiant une photo du congrès de mai 2016 où on le voit main dans la main avec Beji Caïd Essebsi.

En réalité, cette insertion dans les arènes locales, cette reconnaissance par le bas lui permettent d’être un peu moins dépendant de sa cooptation par le chef de l’État, payée de concessions qui ont parfois mis sa cohésion interne à rude épreuve depuis 2014. Jusqu’où peut-il s’autonomiser du condominium qu’il forme avec son adversaire idéologique auquel il est de plus en plus associé dans le discrédit ? Cela dépendra aussi de la profondeur du renouvellement du champ partisan.

Vers une vie politique post-consensus ?

Le scrutin à la proportionnelle n’a permis qu’exceptionnellement à une liste d’obtenir une majorité absolue. Une longue séquence de tractations est cours et devrait se poursuivre jusqu’à fin juin pour former des majorités dans une infinité de cas de figures différents. Au-delà de l’élection des maires se joue dans ces négociations la première étape d’une vie politique post-transition pactée entre destouriens et islamistes.

Ennahda tentera de préserver l’entente avec Nidaa sans s’enfermer pour autant dans un tête-à-tête, ni contrarier les dynamiques électorales locales quand elles ont permis l’émergence de nouveaux acteurs. Nidaa Tounès est sous pression pour durcir son attitude à l’égard d’un mouvement Ennahda renforcé, et n’entend ni conclure un accord national ni lui faciliter la tâche pour conquérir des municipalités — notamment Tunis, où Souad Abderrahim, la tête de liste d’Ennahda, est arrivée première.

Le paysage tend à être de moins en moins saturé par ce face-à-face fondé sur un clivage identitaire de moins en moins en prise avec les attentes de la société tunisienne que le « consensus » est censé neutraliser. Autour de lui s’est ouvert un espace dont l’abstention et le vote pour les listes indépendantes indiquent à la fois la mesure et le manque de structuration. Il est trop tôt pour savoir si l’émergence d’une formation comme le Courant démocratique peut devenir l’une des nouvelles forces durables de la scène partisane. Mais ce parti, porteur des mots d’ordre de rupture avec l’ancien régime et de lutte anticorruption, est arrivé parmi les trois premiers dans les soixante-neuf municipalités où il a présenté des listes.

La décentralisation, nouveau front dans la transition

La condition pour que la classe politique tunisienne et les institutions retrouvent du crédit auprès des électeurs c’est qu’anciens comme nouveaux acteurs puissent apporter des améliorations tangibles dans le quotidien des Tunisiens, en particulier dans cet espace inédit de pouvoir et d’action que sont les municipalités, dotées de nouvelles prérogatives par la loi de décentralisation adoptée in extremis le 26 avril dernier. Or, le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils ne partent pas gagnants. Les nouveaux élus héritent de collectivités sous-équipées, surendettées, dont les effectifs gonflés par la nécessité d’absorber le chômage sont sous-encadrés. Le taux de recouvrement des taxes locales ne dépasse pas 10 %. Depuis 2011, quasiment abandonnées à leur sort, les municipalités ont ainsi été entraînées dans une spirale de dégradation des infrastructures et d’appauvrissement. Enfin, l’édifice institutionnel de la décentralisation ne sera pas achevé avant plusieurs années.

Comment se déroulera la rencontre entre ces élus et la fonction publique territoriale en place, angoissée à l’idée de perdre de son pouvoir et d’être embarquée dans la politisation des mairies ? Comment les conseils municipaux traiteront-ils avec les pouvoirs économiques locaux, y compris avec ceux du secteur informel et de la contrebande ? Cette nouvelle surface de contact entre acteurs économiques et politiques va-t-elle démultiplier les possibilités de corruption ? La décentralisation est une aventure ambiguë1dont on ne sait si elle sera motrice d’inclusion sociale et de réduction de la fracture territoriale, ou un facteur d’approfondissement de la gestion clientéliste de la rareté et de l’impuissance du politique. En ce sens elle ajoute un élément d’incertitude supplémentaire dans la direction prise par la transition, en plus de la dérive constitutionnelle, de l’affaiblissement de la justice transitionnelle, de la difficulté à créer un modèle économique plus inclusif.

Plus que par le plein des résultats, c’est par le vide qu’elles dévoilent autour d’une configuration partisane confinée, saturée de tactiques et impuissante à répondre à une urgence sociale de plus en plus pressante que ces élections municipales sont éloquentes. Elles révèlent autant de possibilités de renouveau que de périls.

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