« Cela s’est passé à quatre heures du matin. Plusieurs policiers armés ont frappé à la porte de ma maison. Ils m’ont arrêtée sans me laisser me changer, sans me laisser rassurer ma famille », explique Bilge (pseudonyme), une étudiante de 22 ans.
Sur le moment, je ne savais pas pourquoi ils m’arrêtaient, je pensais que c’était peut-être à cause d’un tweet critiquant le gouvernement. Mais c’était pour avoir participé à une manifestation où ils voulaient disperser les participants et nous ne sommes pas partis. Ils m’ont accusée d’avoir résisté à l’arrestation.
Bilge fait partie des centaines de personnes arrêtées ces derniers mois en Turquie, suivant un schéma défini et de plus en plus courant : la personne visée participe à une manifestation non autorisée par les autorités, au cours de laquelle la police intervient et disperse le rassemblement. Quelques jours ou quelques semaines plus tard, les forces de sécurité font une descente dans plusieurs maisons pour arrêter les manifestants. Certains sont placés en détention provisoire, d’autres sont libérés dans l’attente de leur procès.
Selon plusieurs avocats que nous avons consultés, le dénominateur commun demeure l’arbitraire dans le choix des personnes visées. « Pendant les rassemblements, la police filme les manifestants et analyse ensuite les vidéos. Elle utilise ses unités spéciales et un grand déploiement de force. Les personnes arrêtées sont ensuite mises en détention provisoire, alors que rien n’indique qu’elles risquent de fuir le pays », explique Dilancan Ates, représentante de l’Association des avocats progressistes (ÇHD). « Toutes ces actions font partie d’une tentative d’intimidation et de découragement de l’opposition dans son ensemble, car elles ne s’appuient sur aucune procédure légale », ajoute-t-elle. Ates défend une affaire impliquant des dizaines de personnes détenues à leur domicile après avoir participé à une manifestation.
« Comme s’ils arrêtaient de grands criminels »
Le 2 avril 2024, des milliers de personnes ont manifesté dans les rues de plusieurs villes turques parce que les autorités ne reconnaissaient pas le mandat d’Abdullah Zeydan, candidat du parti pro-kurde DEM (Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie, ex-HDP), qui avait remporté les élections locales dans la ville de Van. Le 15 mai, la police a arrêté 31 manifestants à leur domicile, principalement dans la ville d’Izmir, et neuf d’entre eux ont été placés en détention provisoire dans l’attente de leur procès pour « résistance à arrestation ». « C’est un acte préventif, et une punition pour qu’ils ne retournent pas à la rue », explique Sena Yazibagli, une autre avocate de l’affaire. « Or, la police envoie des équipes de l’unité antiterroriste à leur domicile, ils se présentent au petit matin avec des masques, dans une grande opération comme s’ils arrêtaient de grands criminels », décrit-elle. Elle ajoute :
La famille d’un détenu m’a dit : « Quelle que soit l’issue du procès, nous avons déjà été punis parce que, lorsque nous rentrerons chez nous, les voisins nous regarderont comme si nous étions des terroristes. » Or, s’ils ne sont pas des terroristes, pourquoi on entre dans leurs maisons de cette manière, en pointant des armes sur eux ?
Ainsi, des dizaines de personnes ont également comparu devant la justice le 3 juillet 2024 pour le procès — toujours en cours — des manifestants du 1er mai à Istanbul. La police avait ce jour-là bloqué le centre-ville pour empêcher les syndicats et les partis politiques de manifester, et avait arrêté 216 personnes. Quelques semaines plus tard, elle avait perquisitionné dans plusieurs maisons et arrêté 65 manifestants, dont la moitié avait été placée en détention provisoire. Le procureur a demandé jusqu’à 13 ans de prison pour chacun d’entre eux, avec le même motif de « résistance à arrestation » entre autres chefs d’accusation. Ates note que de telles peines de prison ont augmenté au cours de la dernière décennie, coïncidant avec une répression croissante de la liberté d’expression et de la critique du gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan.
Dans un rapport sur les détenus de la manifestation du 1er mai, le ÇHD a dénoncé un abus de droit consistant à les maintenir en détention provisoire sans raison impérieuse. La réponse du juge aux demandes de libération était systématique : « Il n’y a pas de nouvelles conclusions qui requièrent la fin de leur détention. »
« Je suis allée protester contre le système et exercer mes droits constitutionnels. Je voulais simplement marcher vers Taksim (centre d’Istanbul). Je ne pense pas avoir commis de crime », a déclaré devant la presse Ayse Beliz Ince, l’une des accusées, après que le juge a ordonné sa remise en liberté le 3 juillet, lors de la première audience du procès.
Violation des procédures… et torture
La Fondation turque des droits humains (TIHV), qui surveille les cas de torture et de violations de droits humains lors des arrestations et des détentions, dénonce à son tour, dans un rapport publié le 17 juin 2024, une violation constante des droits humains au cours des procédures de détention en Turquie, en raison d’un abus ou d’une mauvaise application des lois en vigueur. Les recherches de la fondation mettent en garde contre le fait que, malgré la levée de l’état d’urgence par le gouvernement en juillet 2018, et qui avait été mis en place après la tentative de coup d’État deux ans plus tôt, de nombreuses réglementations liberticides restent en place.
« Il y a un manque total de garanties procédurales pour les détenus : pas d’accès aux médecins ou aux avocats, la personne n’est pas informée du processus de détention, les membres de la famille ou les tiers ne sont pas prévenus non plus, et ne peuvent pas s’adresser aux autorités judiciaires », explique Coskun Üsterci, secrétaire général de TIHV. « La loi n’est pas du tout respectée lors des arrestations en Turquie. Cela conduit à une violation systématique de nombreux droits, y compris la torture », prévient-il. L’organisation a recueilli 528 témoignages de torture en détention en 2023, dont des passages à tabac, des lésions physiques causées par des menottes, arrachage de cheveux, un maintien en position debout pendant des heures ou encore des coups intenses sur un seul point du corps.
Toujours selon la TIHV, des violences sont également commises par les forces de l’ordre lors des manifestations, avec des arrestations (3 679 en 2023, dont 58 mineurs) pouvant impliquer des tortures ou de mauvais traitements. Sena Yazibagli affirme :
Une fois la personne arrêtée, le protocole n’est souvent pas respecté lors de la fouille par la police. Parfois, les détenus sont déshabillés devant d’autres policiers. Il y a parfois des caméras dans les salles où les avocats voient leurs clients pour la première fois, ce qui viole le droit à la confidentialité. Souvent, les avocats ne sont pas autorisés à parler à leurs clients pendant des heures ou des jours.
Un schéma de répression
Ces abus ne concernent pas seulement les manifestants, mais visent également à empêcher la documentation de ces pratiques systématisées, comme l’explique Batikan Erkoç de l’Association d’études sur les médias et le droit (MLSA), qui suit les affaires judiciaires contre la liberté d’expression :
Les journalistes sont aussi souvent traités comme les manifestants. En 2023, nous avons détecté plusieurs cas où des journalistes ont été inculpés et poursuivis pour des manifestations qu’ils sont allés couvrir. La police les maltraite également et confisque leur matériel de travail.
Dilan K., une journaliste travaillant pour un média d’opposition kurde, s’est vu confisquer son appareil photo à deux reprises lorsqu’elle a été arrêtée à son domicile. « Le plus dur, explique-t-elle, c’est qu’ils ont confisqué mes appareils photo. J’ai insisté pour qu’ils gardent juste mes cartes mémoire, que cela m’était égal. Je n’ai pas assez d’économies pour m’acheter de nouveaux appareils », déplore-t-il.
L’avocate Dilancan Ates souligne que malgré l’arbitraire des cas, « il y a un schéma de comportement contre les partis de gauche, les militants liés à la question kurde ou à la communauté LGBTI ». Ces entraves sont souvent le fait des autorités régionales, soit en n’accordant pas d’autorisation pour une manifestation ou la tenue d’un événement, soit en interdisant toute activité dans l’espace public pendant plusieurs jours. « Ces interdictions ne correspondent pas à une décision prise dans le cadre légal, car pour interdire une manifestation, il faut qu’il y ait une menace réelle pour la sécurité publique », explique Ates.
Au cours des six premiers mois de l’année 2024, des manifestations ont été interdites dans plusieurs villes du pays pour un total de 180 jours, selon les données recueillies par le MLSA. Pourtant, selon la constitution turque, tous les citoyens ont le droit d’organiser des rassemblements et des manifestations sans autorisation. Mais les gouvernorats peuvent interdire des événements pour une durée maximale de quinze jours, en vertu d’un article du code administratif provincial. Cette disposition couvre l’interdiction d’événements tels que les marches de fierté en faveur des droits des minorités sexuelles ou la manifestation hebdomadaire des mères du samedi, qui exige des informations sur les dissidents disparus dans les années 1980 et 1990. Un autre exemple est l’interdiction de manifestation pendant quatre jours, imposée par les gouvernorats de douze provinces en mai, près de deux mois après les élections municipales, après qu’un tribunal a condamné une vingtaine de membres du parti pro-kurde DEM à des peines de prison allant de 9 à 42 ans, pour incitation à l’émeute.
« L’intervention de la police ne devrait pas être liée à une autorisation pour pouvoir manifester, car tout le monde a le droit démocratique de protester, de manifester, de défiler… », déclare Me Ates. Elle ajoute :
C’est un droit protégé par la loi, la constitution et la convention européenne des droits humains. La police devrait intervenir lorsqu’une action contraire à la loi est commise pour contenir les appels à la violence, mais ce n’est pas le cas avec les actions policières que nous voyons souvent.
Üsterci, du TIHV, souligne que bien que les gouvernorats utilisent un code administratif provincial pour interdire les manifestations, il ne s’agit pas d’une pratique légale. « Ces interdictions ne sont rien d’autre qu’un état d’urgence permanent et sans nom. Il s’agit d’un abus constant de la loi. »
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