Enseignement en dialecte au Maroc

Arabe standard ou « darija » ? · Articles de presse, tribunes, émissions de télévision : depuis le mois d’octobre, l’enseignement en dialecte est régulièrement abordé par les médias marocains. La fondation Zakoura-Éducation a relancé en octobre dernier un débat récurrent entre partisans de l’enseignement en arabe standard et tenants d’une « modernisation » résolue qui tienne mieux compte de la situation linguistique du Maroc.

Ecole primaire de Tifelte, près de Rabat.
Unesco/Abdelhak Senna.

Ce sont des recommandations rendues publiques à la suite d’un colloque organisé les 4 et 5 octobre 2013 par la fondation Zakoura-Education qui ont ravivé la discussion. L’une d’elle précisément : celle d’enseigner en darija. Les Marocains parlent le berbère et l’arabe dialectal, la darija, une langue qui s’est modifiée au gré des conquêtes du pays et qui évolue encore. Fouad Laroui explique, dans Le drame linguistique marocain1 que la darija est un mélange d’espagnol, de français, de berbère et d’arabe simplifié. Il n’y a d’ailleurs pas une seule forme de darija mais plusieurs, en fonction des régions du pays. Ainsi, ce n’est pas une langue nouvelle, pas plus que l’arabe classique — ou fusha — n’est une langue morte.

Le porte-étendard de l’enseignement en darija est le publicitaire Noureddine Ayouch, fondateur de Zakoura-Éducation et de plusieurs agences de publicité et de communication, dont Shem’s publicité, sponsor du forum Zakoura sur l’éducation. Alors que le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, membre du Parti de la justice et du développement (PJD) islamiste a critiqué la proposition lors d’un meeting politique, le député du PJD Moqri Abouzayd a dénoncé « un complot colonialiste qui vise à détruire les fondements de la nation et notre enseignement et qui a pour principal cible l’islam ». Au Parlement, opposition et majorité ont fait front commun contre la recommandation. Le dirigeant de l’Istiqlal, Mhamed Khalifa a quant à lui réprouvé dans une lettre « la colonisation linguistique, la pire du genre ». Il en appelle au roi Mohammed VI à qui Ayouch a transmis les conclusions du rapport Zakoura.

Mohammed VI s’était déjà saisi de la question de l’éducation, déclarant le 20 août 2013 :

La situation du secteur de l’éducation (...) nécessite de marquer une halte pour un examen de conscience objectif permettant d’évaluer les réalisations accomplies et d’identifier les faiblesses et les dysfonctionnements »2.

Il n’en faut pas plus aux commentateurs pour établir un lien entre le Palais et l’initiative. « L’homme abuse de sa place et de son influence. Tout le monde sait qu’il est très proche des centres de prise de décision », a pointé Fouad Abou Ali, président de la Coalition nationale pour la langue arabe3. « La surmédiatisation du forum est due à la présence des conseillers royaux, Omar Azziman et Fouad Ali El Himma » commente le publicitaire, ajoutant que « ces présences ne signifient pas que le Palais royal est derrière notre initiative » et niant ainsi des liens connus avec le Makhzen.

Lutter contre l’analphabétisme

Pour Ayouch, enseigner en dialecte participerait à régler la crise de l’enseignement : le rapport Zakoura s’ouvre sur un constat alarmiste et préconise « d’accueillir les enfants à l’école dans leur langue maternelle ». Sur Internet, les réseaux sociaux ou SMS, cette langue non écrite est réinventée. D’après l’universitaire Abderrahim Youssi, qui a consacré de nombreux travaux au sujet, a traduit Le Petit prince de Saint-Exupéry en darija en 2009 et travaille sur un précis d’orthographe en utilisant les lettres de l’alphabet arabe, « il s’agit d’un projet de société qui permettrait d’éradiquer l’analphabétisme, l’arabe étant une langue trop difficile à apprendre et maîtriser. »

Selon lui, « l’intérêt pour la question des langues ne s’est jamais posée aussi clairement auparavant (...), même au plus fort des luttes nationalistes pour l’indépendance »4.

Si le débat actuel sur l’arabe dialectal est si vif, c’est qu’il renvoie à « une des composantes de l’identité marocaine » comme l’avait qualifiée Hassan II, à la culture du pays, au colonialisme, au religieux et à la politique, au lien avec la oumma et le monde arabe. De plus, c’est la langue du Coran, affirment ceux qui craignent que l’arabe classique soit confiné à la sphère religieuse — notamment face à Ayouch, accusé d’être « un ennemi du Coran », qui a dit qu’il ne sert à rien d’encombrer les enfants avec des versets du Coran dont ils ne peuvent saisir le sens » et envisage de voir la place de l’enseignement religieux réduite. Faux, répond l’historien Abdellah Laroui : « le Coran n’est pas écrit en arabe classique », expliquant que l’arabe « classique » serait en réalité la langue que parlaient les Bédouins au temps du prophète Mohammed. Ce qui ne suffit pas à convaincre.

Laroui n’est toutefois pas à placer dans le camp du publicitaire. Dans un débat diffusé sur 2M, la deuxième chaîne de télévision nationale, l’historien lui a rappelé que l’administration coloniale française avait formé en 1934 une commission composée d’experts pour examiner les moyens d’officialiser le dialecte en tant que langue nationale dans le Royaume. Selon leur conclusions, cette option n’était pas applicable. Il s’est aussi interrogé sur l’écriture, prenant l’exemple turc : « Deux options se posent, la calligraphie arabe ou les lettres latines. Et à ce moment-là, il faudra créer de nouvelles lettres, comme la Turquie. » Et il conclut, reprenant des interrogations qui sous-tendent cet épineux débat, que « l’appel à un enseignement en darija est soit superflu, soit orienté vers des fins qui ne sont pas déclarées »5
. 


Enjeux politiques, enjeux de classe

Quelles seraient ces intentions cachées ? Abdellah Bakali, membre du comité exécutif de l’Istiqlal, a invectivé

« ceux qui appellent à la substitution de la langue arabe par le dialectal. (Ils) sont des ignorants qui n’ont aucun rapport avec la langue arabe. D’ailleurs, ils ne connaissent même pas la langue dialectale, la langue du peuple. Ils ne sont pas issus du peuple. Ils ne l’ont pas côtoyé. Ils ont vécu en dehors de la nation, linguistiquement, culturellement et de par leur formation6.

Cet argument sur l’influence d’une certaine classe sociale est aussi partagé par le blogueur marocain Ibn Kafka :

C’est principalement une question de classe et nul n’aborde cette question de manière transparente en avouant plaider pour la bourgeoisie francophone, scolarisée à la Mission française et ayant étudié à l’étranger. Cette dernière fait tout pour réduire encore plus l’influence de l’arabe classique, qu’elle ne maîtrise pas, au profit de l’arabe dialectal, qu’elle maîtrise. N’osant pas argumenter en faveur de l’officialisation du français (qui n’a quasiment aucun statut juridique au Maroc) — à part Fouad Laroui —, plaider pour la darija lui permet de réduire l’influence de l’arabe classique dans la vie officielle, politique, médiatique, religieuse, culturelle, judiciaire et indirectement de renforcer le français. C’est un conflit culturel à base sociale et il serait intéressant de se demander pourquoi ce débat ne semble pas avoir lieu en Mauritanie, en Tunisie, en Libye ou dans les pays du Machrek alors que tous les pays arabes connaissent la même situation, avec la fusha comme langue d’enseignement et le vernaculaire comme langue courante.

Dans une tribune publiée par Le Monde après la victoire du PJD aux élections législatives, Tahar Ben Jelloun écrivait, opposant clairement les deux langues :

L’islamisme marocain a été fabriqué depuis longtemps. On peut dater son émergence avec la politique irresponsable d’arabisation de l’enseignement dans le sens d’un monolinguisme où tout a été confié à la pensée islamique.

D’autres éléments pourraient semer le doute. Notamment cette recommandation préconisant d’adapter l’école au monde de l’entreprise : « Le pragmatisme économique doit orienter le choix des langues pour une meilleure employabilité, une meilleure insertion dans le monde du travail. » Pour ce faire, le rapport appelle à renforcer « l’enseignement des langues étrangères, l’anglais devrait devenir la langue principale d’enseignement technique et scientifique » et élargir « l’offre aux langues d’avenir : espagnol, portugais, mandarin, etc. ».

Enfin, une déclaration donne une autre dimension à ce débat. « Tout le petit monde de la publicité admet que l’usage de la darija est indispensable. C’est la langue de communication par excellence. » Cette phrase, c’est Nourredine Ayouch qui l’a prononcée lors d’une interview donnée au magazine Tel Quel en février 20107. L’article raconte que « la publicité a passé le cap de la darija dans les années 1970, c’est-à-dire dès la naissance de la pub au Maroc (...) mais uniquement à la télévision ». Youssef Jerrari, directeur de création chez Shem’s Publicité (agence appartenant à Ayouch et sponsor du colloque Zakoura-éducation) poursuit : « Dans le milieu des créatifs, il se disait que la loi interdit d’écrire “la langue de la rue”. » Dès lors, peut-on établir un lien entre ces stratégies purement marketing et le projet de réforme de l’enseignement ? On trouve un élément de réponse dans ce même article :

Les grandes agences de publicité du pays s’accordent à penser que la création ne pourra pas se développer sans l’usage de la langue maternelle. Pour Noureddine Ayouch, un coup de pouce des autorités ne serait pas de trop : « Il faudrait que l’administration aide la darija et accepte enfin de la considérer comme une langue de savoir ».

Les échanges se poursuivent et une nouvelle conférence avec toutes les parties — dont des représentants du Palais — devrait prochainement se tenir.

1Zellige, 2011.

2Atika Haimoud, « Une vision royale pour l’éducation », Aujourd’hui Le Maroc, 13 septembre 2013.

3Mohammed Boudarham, « La darija fait débat », Tel Quel, 26 novembre 2013.

4« Impératifs linguistiques, inerties socioculturelles », Langage & société, « Dynamique langagière au Maroc », mars 2013.

6Amine Harmach, « Enseignement en Darija : Les députés dénoncent un complot colonialiste », Aujourd’hui Le Maroc, 14 novembre 2013.

7Aïcha Akalay, « Publicité, la révolution darija », Tel Quel, février 2010.

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