Diplomatie

Entre le Maroc et l’Algérie, les paris perdus de l’Espagne

La réconciliation avec Rabat ne donne pas les résultats escomptés par Madrid. Le Maroc ne tient pas ses engagements, et l’Algérie applique des sanctions qui ont réduit à néant le commerce avec l’Espagne. Les élections générales dans ce pays le 23 juillet, avec la montée en puissance de l’extrême droite, changeront-elles la donne ?

L'image montre une réunion dans un cadre officiel, probablement un bureau ou une salle de réunion importante. Plusieurs personnes en costumes sont assises autour d'une table, tandis qu'une autre personne, vêtue d'une tenue traditionnelle, est assise en face d'eux. Les participants portent des masques, ce qui indique que la réunion pourrait avoir lieu en période de pandémie. L'environnement est richement décoré, avec des éléments de design marocain et un mobilier en bois orné.
Le premier ministre espagnol Pedro Sánchez (3e gauche) en visite officielle à Rabat auprès du roi Mohamed VI, le 7 avril 2022
Borja Puig de la Bellacasa/ La Moncloa/AFP

Enrique Alcoba se plaint amèrement. « Même une paire de chaussures neuves, même une bouteille d’eau minérale fermée, ils vous la confisquent », s’indigne-t-il. Alcoba est le président de la confédération patronale de Melilla et il dénonce à tue-tête que les agents marocains à la frontière de Beni Enzar, entre sa ville et le Maroc, n’appliquent pas le régime douanier des voyageurs en vigueur, par exemple, dans les aéroports de Marrakech ou de Casablanca.

Impossible donc, pour les quelques rares touristes marocains qui visitent sa ville, de rapporter avec eux des souvenirs. Impossible surtout pour les Espagnols musulmans de Melilla, qui sont majoritaires dans la ville, selon l’enquête de l’Observatorio Andalusi1, un organisme rattaché à la Conférence islamique d’Espagne, de traverser la frontière avec des cadeaux pour leurs parents qui habitent le Maroc. À l’envers, dans le sens Maroc-Espagne, ces restrictions ne s’appliquent pas. Dans un sens ou dans l’autre, traverser ces frontières, rouvertes en mai 2022 après la pandémie, est un véritable chemin de croix à cause des contrôles lents et tatillons du côté marocain.

Renoncer à la neutralité

Quatorze mois après la réconciliation entre le Maroc et l’Espagne, scellée à Rabat le 7 avril 2022 lors d’un iftar entre le roi Mohamed VI et le chef du gouvernement Pedro Sánchez, celle-ci est loin d’avoir eu les effets escomptés du côté espagnol. Pour mettre un terme à la crise bilatérale déclenchée par Rabat le 10 décembre 2020, Sánchez avait fait une concession majeure dans une lettre adressée au souverain le 14 mars 2022. Le plan d’autonomie que propose le Maroc est « la base la plus sérieuse, réaliste et crédible pour la résolution du contentieux » du Sahara occidental, écrivait-il au souverain dans une lettre que le gouvernement espagnol n’a pas voulu rendre publique. C’est un communiqué du cabinet royal marocain qui en a dévoilé des extraits le 18 mars 2022. L’Espagne, ancienne puissance coloniale, se départit ainsi d’une approche théoriquement équidistante, mais qui en sous-main inclinait, depuis presque vingt ans, du côté du Maroc.

La formulation de Sánchez est celle qui satisfait le plus à Rabat parmi les formules utilisées par divers pays de l’Union européenne (UE). Du coup, la diplomatie marocaine a commencé, au printemps 2022 à faire pression sur la France pour qu’elle aille au moins aussi loin que l’Espagne dans son soutien. C’est là l’une des raisons — pas la seule — qui a aggravé la crise entre Paris et Rabat qui remonte à l’été 2021 et à l’affaire du logiciel Pegasus. L’Espagne aussi a eu son lot de portables piratés avec ce logiciel d’espionnage israélien employé par les services marocains, à commencer par celui du chef du gouvernement, mais elle a préféré passer l’éponge pour ne pas compromettre les retrouvailles avec le Maroc.

De la conférence de presse qu’a donné Sánchez après l’iftar, les médias espagnols ont surtout retenu qu’un poste de douane allait être ouvert entre Ceuta et le Maroc et que celui de Melilla, que Rabat avait fermé le 1er août 2018 sans même en informer officiellement les autorités espagnoles, serait rouvert. Il avait été inauguré au milieu du XIXe siècle et avait continué à fonctionner après l’indépendance du Maroc en 1956. Le ministre des affaires étrangères, José Manuel Albares, a même avancé une date pour cette double ouverture : au tout début février 2023, coïncidant avec la tenue du sommet à Rabat entre les deux gouvernements. L’Espagne et l’Europe allaient donc pouvoir exporter au Maroc, et même au-delà, à travers ces deux douanes.

Des promesses non tenues

Quatorze mois après l’annonce du Pedro Sánchez, il n’y a toujours pas de douanes. Un échange de correspondance entre les directions générales des douanes espagnole et marocaine dévoilé par le journal El País le 12 juin 2023 illustre les réticences, en apparence techniques, de Rabat. En fait, le Maroc ne veut pas de ces douanes pour deux raisons : il cherche toujours à asphyxier économiquement les deux villes, et accepter l’ouverture de ces postes pourrait être interprété comme un premier pas vers la reconnaissance de la souveraineté espagnole sur ces « présides occupés », comme les décrit souvent la presse marocaine.

La déclaration conjointe souscrite par les deux parties après l’iftar contenait quinze autres points mis à part celui sur les douanes2. Sur bon nombre d’entre eux, il n’y a eu aucune avancée. Les conversations sur la délimitation des eaux territoriales entre l’archipel des Canaries et le Maroc n’ont pas avancé d’un iota, car Rabat veut y inclure celles du Sahara occidental. Celles concernant une meilleure coordination de la gestion de l’espace aérien non plus. Celle-ci se fait, du moins pour les vols civils, depuis la tour de contrôle de l’aéroport de Las Palmas, mais Rabat demande à ce qu’elle lui soit entièrement transférée. Quand la relation se tend, ses pilotes ignorent parfois les instructions des contrôleurs aériens espagnols.

Difficile pour l’Espagne de céder alors qu’on attend, en principe pour la fin de l’année, les deux arrêts de la Cour européenne de justice (CEJ) qui devraient confirmer ceux prononcés par le tribunal, l’instance inférieure, en septembre 2021. Ils avaient annulé les accords de pêche et d’association avec le Maroc, car ils incluaient le Sahara occidental et ses eaux sans que la population sahraouie, représentée par le Front Polisario, ait donné son accord. La Commission européenne, le Conseil européen, les services juridiques du Quai d’Orsay et les avocats de l’État espagnol avaient fait appel à l’automne 2021.

Réduction des flux migratoires

En fait, le seul chapitre de la déclaration conjointe mis en œuvre à ce jour est celui de la coopération en matière migratoire. Depuis avril 2022, les autorités marocaines font un effort pour endiguer les arrivées. Dans les trois premiers de cette année, elles ont chuté de 51 % sur l’ensemble de l’Espagne par rapport à la même période de 2022, quand le Maroc fermait les yeux sur les départs.

C’est surtout aux Canaries, là où elle est plus difficile à gérer, que la réduction (— 63,3 %) a été plus accentuée, selon le ministère de l’intérieur espagnol3. Seuls 2 178 harraga y ont débarqué au premier trimestre de cette année au lieu de 5 940 pour la même période de 2022. La première quinzaine du mois de juin, avec 1 508 arrivées, semble marquer un infléchissement de la tendance, et plus encore la seconde avec des pointes de 227 immigrés secourus en mer le dimanche 19 et le jeudi 22. Pourtant, le gouvernement espagnol exhibe fièrement ces statistiques qui prouvent, en réalité, que le voisin marocain a utilisé jusqu’au mois de mars 2022 l’immigration pour faire plier Madrid. Et sans se soucier du coût humain.

Lors du sommet de Rabat, le 2 février, Sánchez, qui n’a pas été reçu par le roi — celui-ci séjournait au Gabon et n’est pas rentré pour l’occasion — a rajouté, de son cru, un autre accord, « l’engagement à nous respecter mutuellement et éviter, dans notre discours et dans notre pratique politique, tout ce qui peut offenser l’autre partie, en particulier lorsque cela concerne nos sphères de souveraineté respectives »4. En clair, Madrid n’allait pas évoquer le Sahara occidental en de termes qui pourraient déplaire à Rabat et les responsables marocains n’allaient pas, de leur côté, répéter à tout bout de champ que Ceuta et Melilla étaient « occupées ».

Pourtant, le côté marocain ne s’est pas senti tenu par cet engagement. Le président de la chambre des conseillers (Sénat) marocaine, Enaam Mayara, ou le ministre de l’intérieur Abdelouafi Laftit n’ont eu de cesse ce printemps de les décrire comme « occupées ». Le ministère des affaires étrangères dirigé par Nasser Bourita a même remis, le 17 mai, une note verbale à la délégation de l’Union européenne à Rabat protestant contre les « déclarations hostiles » de Margaritis Shinas, vice-président de la Commission européenne en charge de l’immigration, qui répétait que les villes de Ceuta et Melilla étaient espagnoles.

Malgré ces déconvenues, les socialistes espagnols ont continué à ferrailler pour défendre les intérêts du Maroc. Un exemple parmi tant d’autres : les eurodéputés socialistes espagnols ont été les seuls, avec ceux du Rassemblement national (RN) français, à voter, le 19 janvier 2021, contre la première résolution du Parlement européen, en un quart de siècle, sur les droits humains au Maroc. Elle demandait, entre autres, la libération et un procès juste pour des journalistes marocains emprisonnés. Elle a été approuvée par une large majorité. En Espagne, une fois de plus, les critiques ont fusé contre les socialistes qui n’ont pas expliqué leur vote sauf l’un d’entre eux, Juan Fernando López Aguilar, ancien ministre de la justice. Dans la relation avec le Maroc, a-t-il reconnu à la surprise générale, « il est parfois nécessaire d’avaler des couleuvres ».

Jorge Dezcallar, ancien ambassadeur d’Espagne à Rabat puis patron du Centro Nacional de Inteligencia (CNI), le principal service secret, n’est pas de cet avis. « Je ne comprends pas ce que ce gouvernement a fait en changeant notre position sur le Sahara », s’indignait-il, le 21 juin, lors d’une conférence à Barcelone. « Je ne vois pas quels avantages nous avons obtenus […] ; je pense que c’est une erreur très grave », ajoutait-il. « Je constate surtout que l’initiative de Sánchez nous a mis en plein milieu de la guerre algéro-marocaine et que l’on nous jette des pierres de tous côtés ».

Rappel de l’ambassadeur algérien

L’Espagne a payé un prix élevé pour son alignement sur la position marocaine, une quasi-rupture avec l’Algérie. Ses autorités ont appris, à travers le communiqué royal, la volte-face de la diplomatie espagnole. Le lendemain, le 19 avril 2022, son ambassadeur à Madrid Saïd Moussi a été rappelé en consultation et son poste reste vacant depuis. Moussi a été peu après nommé à Paris. Un mois plus tard, Alger a donné un autre tout de vis. Il a mis fin au rapatriement des immigrés algériens arrivés irrégulièrement en Espagne et les vols réguliers entre les deux pays ont aussi été réduits au strict minimum. Puis, le 8 juin 2022, le président Abdelmajid Tebboune a suspendu le traité d’amitié et de coopération entre les deux pays en vigueur depuis 2002.

Immédiatement après, l’Association professionnelle des banques et des établissements financiers (APBEF), un organisme semi-public algérien, a ordonné à ses membres de geler « les domiciliations bancaires des opérations de commerce extérieur de produits et services de et vers l’Espagne ». Cela revenait, en fait, à interdire le commerce avec l’Espagne. Trois semaines après, l’APBEF a abrogé cette circulaire, mais dans la pratique le commerce reste interdit avec le voisin espagnol. Les exportations espagnoles ont chuté de plus de 90 %, et les entreprises espagnoles ont perdu plus de 1,5 milliard d’euros en ventes en dix mois. Qui plus est, les sociétés espagnoles sont exclues de tous les appels d’offres publics en Algérie. Elles n’ont même pas pu disposer d’un stand lors des différentes foires commerciales et agricoles qui se tiennent à Alger.

Faible solidarité de l’Union européenne

Juste après la publication de la circulaire de l’APBEF, le ministre espagnol des affaires étrangères s’est rendu à Bruxelles pour essayer d’activer la solidarité européenne. Josep Borrell, haut représentant pour les affaires étrangères et Valdis Dombrovskis, vice-président responsable du commerce ont alors signé un communiqué conjoint dénonçant ce qui « semblait être la discrimination » à l’égard d’un État membre et donc une violation de l’accord d’association de 2005 entre l’UE et l’Algérie. En févier, Denis Redonnet, directeur général adjoint du commerce à la Commission, a visité la province de Castellón, dans la région de Valence, la plus touchée par les sanctions algériennes. Il y a dénoncé la « coercition économique » de l’Algérie et s’est engagé à faire lever ces mesures discriminatoires, sans résultat pour l’instant.

En fait, la solidarité européenne avec l’Espagne n’a été que verbale. Madrid aurait pu dénoncer le boycott et, en invoquant l’article 104.2 de l’accord d’association avec l’Algérie, demander un arbitrage. Au cas où celui-ci aurait donné raison à la plainte espagnole, Madrid aurait alors pu solliciter à la Commission de prendre des mesures de rétorsion après avoir obtenu l’aval du Conseil européen. Cela ne s’est pas fait pour deux raisons. En abrogeant la circulaire de l’APBEF, Alger a bien pris soin d’empêcher que la partie espagnole puisse brandir un document légal sur lequel fonder sa plainte. La Commission aurait, certes, pu ouvrir une enquête pour démontrer cette discrimination, mais il y avait peu de chances qu’elle ait suffi pour convaincre le Conseil européen soucieux des relations avec l’Algérie. « Ses hydrocarbures sont une alternative à ceux de la Russie et bon nombre d’États membres, à commencer par ceux qui en profitent le plus, comme l’Italie et la France, ne veulent surtout pas se fâcher avec elle », explique un haut fonctionnaire de la Commission qui préfère garder l’anonymat.

Madrid s’est donc contenté en 2022 de mettre son veto à la tenue du Conseil annuel d’association entre l’UE et l’Algérie alors que celle-ci souhaitait y introduire quelques modifications. Elle fera de même cette année. Dans un souci d’atténuer les critiques de l’opposition parlementaire, José Manuel Albares a aussi fait circuler le bruit que Moscou a poussé Alger à s’en prendre à l’Espagne pour affaiblir le flanc sud de l’OTAN, mais la ficelle était trop grosse.

L’ambiguïté de l’extrême droite à la veille des élections

Le gouvernement espagnol ne s’attendait pas à une réaction algérienne aussi virulente ; tout comme il espérait que le Maroc tiendrait ses engagements. Quelle naïveté de la présidence du gouvernement ! Plus chevronnées, les affaires étrangères ont été complètement tenues à l’écart par souci de discrétion. En revanche, d’anciens ministres socialistes ayant des accointances avec les autorités du Maroc, comme Miguel Ángel Moratinos, y ont été associés.

Des élections législatives auront lieu en Espagne le 23 juillet, et presque tous les sondages donnent gagnant le Parti populaire (conservateur), mais il aura besoin pour gouverner de l’appoint de l’extrême droite de Vox, une formation hostile au voisin marocain. L’Espagne va-t-elle rectifier et revenir à une position équidistante et rétablir ainsi les relations avec l’Algérie ? À Alger et plus encore à Rabat, on suit de près la campagne électorale. Toutes les interventions concernant le Maghreb d’Alberto Nuñez Feijóo, le leader de la droite, circulent sur les réseaux en traduction arabe. Elles sont, en général, ambiguës.

Les conseillers du leader conservateur en matière de politique étrangère divergent sur la marche à suivre. Nuñez Feijóo manque d’expérience internationale. Il est probable que s’il arrive aux affaires, il essaiera de ne pas commencer sa législature par une crise avec le voisin marocain. Rabat n’hésiterait pas à la déclencher s’il déviait de la voie tracée par son prédécesseur socialiste.

Les périodes de détente dans les relations entre le Maroc et l’Espagne ne sont que des parenthèses, parfois assez longues. Le CNI, le principal service secret espagnol, le répète dans ses rapports, dont un daté du 18 mai 2021, juste pendant l’irruption de plus de 10 000 migrants marocains, dont 20 % de mineurs, dans la ville de Ceuta. Aux yeux des autorités marocaines, l’Espagne reste un obstacle pour achever le retour à l’« intégrité territoriale », dit, en substance, le rapport qui fut publié par El País. Aussi bien vers le sud en gardant le contrôle de l’espace aérien du Sahara que vers le nord en continuant à occuper Ceuta et Mellila, ainsi que quelques îles et îlots minuscules le long de la côte marocaine.

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