Les propos de Georges Kordahi, tenus le 5 août 2021, avant qu’il ne devienne ministre de l’information dans le gouvernement libanais formé par le premier ministre Najib Mikati le 10 septembre 2021 ont suscité la colère de Riyad. Korachi avait qualifié la guerre au Yémen d’ « absurde » et affirmé que les rebelles houthistes « ne faisaient que se défendre contre une agression extérieure ». L’Arabie saoudite a décidé de rappeler son ambassadeur du Liban, d’expulser l’ambassadeur libanais et, plus grave encore, d’interrompre toute importation en provenance de ce pays.
Cette rupture dramatique pour le Liban complique encore un contexte politique, économique et financier chaotique, une crise aggravée par la double explosion dévastatrice du port de Beyrouth, survenue le 4 août 2020, accélérant l’appauvrissement de la population, la dépréciation vertigineuse de la valeur de la monnaie libanaise qui atteint 24 000 livres pour 1 dollar (au 24 novembre 2021). Le royaume saoudien entraine dans son sillage trois autres pays du Golfe : alors que les Émirats arabes unis rappellent leur personnel diplomatique, Bahreïn et — plus surprenant — le Koweït font de même et expulsent l’ambassadeur libanais. Traditionnellement très proche du Liban, avec une diplomatie de modération panarabe et très propalestinienne, le Koweït a décidé de se solidariser avec Riyad et de porter un coup à sa relation avec le Liban. Les deux autres membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) : Oman, fidèle à sa neutralité, et le Qatar, attaché à son rôle de médiateur régional reconnu à l’instar de son action dans le dossier afghan, sont restés à l’écart.
La crise diplomatique sert en réalité surtout de prétexte à l’Arabie saoudite pour exercer une pression sur la classe politique libanaise en la renvoyant à ses responsabilités afin de l’inciter à inverser les rapports de force penchant en faveur du Hezbollah qui, selon Riyad, bloque l’enquête sur l’explosion du port et paralyse les réformes. L’Iran est aussi indirectement la cible en tant que parrain régional de l’organisation chiite, même si Riyad a amorcé un dialogue avec Téhéran par le biais de la médiation du gouvernement irakien en avril 2021, en pause depuis les élections législatives irakiennes du 10 octobre.
L’emprise du Hezbollah
L’assassinat du premier ministre Rafik Hariri survenu le 14 février 2005, que le Hezbollah et la Syrie ont été accusés d’avoir organisé, est à l’origine du tournant dans la relation saoudo-libanaise. Celle-ci était fondée sur la proximité des liens entre la dynastie Al-Saoud et Rafik Hariri qui avait émigré en 1966 dans le royaume, où il avait fait fortune et acquis la nationalité saoudienne.
Lorsque le Hezbollah, fort de sa résistance face à la guerre déclenchée par l’armée israélienne entre le 12 juillet et le 14 août 2006, à la suite de l’enlèvement par le parti chiite de deux soldats israéliens, bénéficie d’un large soutien populaire dans le monde arabe, Riyad s’alarme davantage. Y compris dans le Golfe en effet, les opinions publiques expriment leur soutien au Hezbollah, notamment au Koweït (manifestation de près de 5 000 Koweïtiens le 7 août 2006) et en Arabie saoudite sur diverses plateformes de discussion (blogs, sites d’intellectuels et d’activistes islamistes comme Islam Today de Salman Al-Awdah). Alors que les autorités saoudienne, égyptienne et jordanienne insistent sur la provocation et la responsabilité du Hezbollah dans le déclenchement de la guerre davantage que sur la réplique démesurée d’Israël, l’Iran capitalise sur le succès engrangé par le Hezbollah, parallèlement à la défaite militaire, mais aussi médiatique qu’enregistre Israël. Parallèlement, il renforce son emprise sur l’Irak dirigée alors par Nouri Al-Maliki et sur la Syrie.
Ce contexte conforte la perception générale des dirigeants saoudien, égyptien et jordanien du danger de la formation d’un « arc chiite » qui se dessinerait de Beyrouth à Téhéran. Affaibli par ces évolutions régionales, le leitmotiv saoudien est toujours de réduire l’influence iranienne. Il déploie une double stratégie en alternant l’activisme diplomatique du roi Abdallah et du ministre des affaires étrangères Saoud Al-Fayçal, et une politique de harcèlement favorisant l’action de groupes radicaux sunnites basés au Liban, mise en place par le prince Bandar, conseiller à la sécurité nationale puis chef des renseignements extérieurs saoudiens, afin de s’attaquer aux soutenus par l’Iran.
Une relation de proximité révolue
La crise que Riyad refuse de qualifier comme telle1 est symptomatique d’une relation bilatérale que le roi Salman, qui a accédé au trône le 22 janvier 2015 et son fils Mohamed Ben Salman (MBS), ministre de la défense réévaluent à la baisse. Tous deux impriment rapidement leur différence, ne partageant aucun rapport émotionnel étroit avec le Liban, contrairement à la tradition de la famille royale Al-Saoud dont les membres, du roi fondateur Ibn Saoud aux souverains Fahd et Abdallah ont tissé des liens familiaux (épouses libanaises et enfants issus de ces mariages) et entretenu d’étroites relations avec des familles d’affaires (Hariri, Al-Ibrahim...). Cette absence d’empathie, particulièrement prononcée chez le jeune prince héritier, explique la sévérité de ses décisions envers le Liban.
Ainsi décide-t-il, le 19 février 2016, de dénoncer l’accord franco-libano-saoudien Donas, en représailles du refus libanais de condamner l’Iran au cours d’une réunion de la Ligue des États arabes à la suite du saccage des représentations diplomatiques saoudiennes à Téhéran et Machhad, le 2 janvier 2016. Cet accord tripartite conclu en novembre 2014 avec le roi Abdallah était destiné à financer l’armée libanaise à hauteur de 3 milliards de dollars (2,65 milliards d’euros) et les forces de sécurité intérieure libanaises pour 1 milliard (880 millions d’euros), afin de renforcer les capacités des forces de sécurité et de défense pour réduire le rapport de force en faveur du Hezbollah. La décision du 2 mars 2016 de classer le Hezbollah sur la liste des organisations terroristes dans un communiqué du CCG reflète l’intensité de l’affrontement par procuration entre Riyad et Téhéran.
L’autre opération punitive prise contre le Liban est l’épisode de la démission forcée du premier ministre Saad Hariri depuis Riyad où il dénonce l’influence du Hezbollah sur l’État libanais, le 4 novembre 2017. Cette opération a pour but d’humilier un premier ministre du Liban déjà très affaibli dans son pays. C’est aussi le jour du début de la purge au Ritz Carlton, où il est aussi incriminé pour corruption dans le cadre de l’entreprise de BTP Saoudi-Oger que son père a créée.
Cette dégradation de la relation bilatérale est d’autant plus brutale qu’entre l’année 1982 et la fin de l’année 2014, le soutien au Liban, sous les règnes des rois Fahd et Abdallah, était au centre de la diplomatie régionale saoudienne. Ainsi, en octobre 1989, des accords de Taëf pour mettre fin à la guerre civile ; puis, en mars 2002, Abdallah, régent de fait du royaume, fait du sommet de Beyrouth celui de l’initiative d’une paix entre le monde arabe et Israël ; et en novembre 2014, Riyad signe l’accord Donas avec le Liban et la France. Au-delà de cet engagement, l’influence saoudienne se faisait sentir dans tous les secteurs de la vie économique et sociale, Beyrouth devenant même la résidence secondaire de la famille royale.
La tentative du jeune prince d’inverser en 2017 les rapports de force politiques au Liban au détriment du Hezbollah en se servant de Hariri a échoué. Cependant, elle revient au cœur des mesures de rétorsion à l’occasion de cette nouvelle crise, mais entraine cette fois-ci une réaction collective des monarchies du Golfe, hormis Oman et le Qatar. L’exaspération est liée aux enjeux qui touchent à la sécurité nationale des monarchies, avec l’activisme régional du Hezbollah, notamment au Yémen, qui procure une aide tactique et des instructeurs conseillant les houthistes au moment de leur offensive dans la province de Maarib où ces derniers seraient sur le point de s’emparer de la ville qui concentre les ressources énergétiques du pays. De plus, la découverte de cellules armées liées au Hezbollah à Koweït, tout comme en 2015, expliquerait la décision de cet émirat de se solidariser avec l’Arabie. Enfin les multiples protestations de Riyad et des autres pays du Golfe sur les cargaisons de Captagon (drogue bon marché fabriquée en Syrie et au Liban) dissimulées dans des fruits en provenance de Beyrouth et qui inondent le Proche-Orient depuis le début de la crise syrienne en 2011, ont mené à une première suspension des importations agricoles le 23 avril 2021.
Les Saoudiens ont accusé les autorités libanaises de ne pas avoir pris les mesures appropriées pour endiguer le trafic de stupéfiants. Sachant qu’en 2020, l’Arabie saoudite était le troisième marché d’exportations du Liban, avec environ 230 millions de dollars (203 millions d’euros) de produits, soit 5,6 % des exportations mondiales du Liban, l’annonce d’un embargo sur tous les produits agricoles libanais a eu des conséquences immédiates. Mais la décision de bannir toutes les importations venant du pays afin de « protéger la sécurité du royaume et de son peuple », au motif d’« un contrôle du Hezbollah sur tous les ports » du Liban a fait l’effet d’une bombe.
La stratégie de la chaise vide
En se désengageant du terrain libanais, l’Arabie saoudite appuyée par ses alliés du Golfe accentue la pression sur les acteurs locaux pour les inciter à faire reculer le Hezbollah, mais beaucoup de Libanais hostiles à ce parti considèrent que c’est un cadeau fait à l’Iran. Cette stratégie rappelle celle de la chaise vide adoptée par Riyad en Irak dans les années qui ont suivi l’invasion américaine, puis son retrait au milieu des années 2000, laissant à l’Iran le champ libre ; ce que des officiels saoudiens ont regretté. Néanmoins, jouant sur un narratif hypernationaliste en délaissant les causes panislamiques et panarabes comme la Palestine ou le soutien au Liban, MBS, déterminé et autoritaire assume une position décomplexée. Il estime que les millions de dollars que Riyad a dépensés pour soutenir le Liban et la Palestine n’ont été rétribués par aucun gain politique pour l’Arabie. Au contraire, Riyad est sans cesse blâmée dans la région et son impopularité est grande alors que Téhéran engrange tous les bénéfices. Cette rhétorique trouve un écho auprès des jeunes dont le nouveau récit populiste nationaliste « Saudi first » est très bien reçu.
Plusieurs raisons expliquent le désamour saoudien vis-à-vis du Liban. La première est liée à l’absence d’empathie de la nouvelle génération des princes saoudiens pour le Liban. La deuxième tient à la nouvelle impulsion diplomatique donnée par l’héritier du trône, davantage motivée par la volonté de faire primer l’intérêt national sur le traditionnel soft power religieux et l’aide au développement des grandes causes arabes et islamiques. Enfin, les autorités ont perdu l’espoir de voir l’influence de la communauté sunnite contrebalancer celle du Hezbollah, d’où le traitement humiliant infligé à Saad Hariri. L’histoire dira si ce volontarisme permettra de changer les rapports de force au sein du pouvoir libanais, et si comme en Irak, le sentiment anti-iranien et anti-Hezbollah va s’étendre dans la population libanaise.
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1Holly Ellyatt, Sam Meredith, « Saudi Arabia foreign minister denies a diplomatic ‘crisis’ with Lebanon », CNBC, 31 octobre 2021.