Sylvain Cypel. — La guerre de 1967 aurait-elle pu être évitée ?
Henry Laurens. — Le déterminisme absolu n’a jamais existé. Un certain nombre de facteurs présents depuis 1964 ont provoqué cette guerre : en particulier la remontée du mouvement palestinien et la volonté de l’Égypte de Gamal Abdel Nasser de la canaliser. Même si cette Organisation de libération de la Palestine (OLP), créée en 1964, tient des discours extrêmement radicaux, en réalité elle est plus un moyen pour Nasser de contrôler la revendication palestinienne que de s’en prendre à Israël. Et puis le Fatah de Yasser Arafat entre dans la lutte armée dès le 1er janvier 1965. Le premier sommet des chefs d’État arabes de janvier 1964 avait fait sienne l’exigence de la « libération de la Palestine ». Ce mot d’ordre est évidemment une alerte pour Israël. Mais en réalité, pour Nasser, la libération de la Palestine passera par le préalable de l’unité arabe. Autant dire, cyniquement, aux calendes grecques.
S. C. — La tension persistante entre Israël et la Syrie n’est-elle pas un autre élément déclencheur de la crise qui mènera à la guerre ?
H. L. — Si, mais il est selon moi secondaire. Ce qui est alors essentiel, c’est la guerre au Yémen. Nasser est complètement embourbé entre une révolte royaliste et la République yéménite proclamée en 1962, que l’Égypte soutient. Une partie importante de l’armée égyptienne se trouve au Yémen. C’est un abcès de fixation, car dès lors que les Égyptiens menacent l’Arabie saoudite, les Américains annoncent qu’ils la protègeront. La stratégie nassérienne, durant toute la crise de 1967, ne vise en réalité pas la Palestine mais à casser le soutien américain à l’Arabie saoudite.
S. C. — Vous exposez là le point de vue arabe. Quand j’évoquais la tension avec la Syrie, c’est parce que cet enjeu-là était alors important aux yeux des Israéliens, en particulier la question de l’eau1.
H. L. — Deux aspects dans l’affaire : d’abord le détournement par la Syrie d’une partie des eaux des affluents du Jourdain. Le conflit israélo-arabe est rythmé par des faits accomplis ou des « lignes rouges ». Ainsi en 1957, Israël avait défini que le libre passage par le détroit de Tiran à l’entrée du bras de la mer Rouge qui mène aux ports d’Akaba (Jordanie) et d’Eilat (Israël) en était une, ce qui était discutable sur le plan du droit international. Bloquer le détroit serait donc perçu comme un casus belli. De l’autre côté, les Arabes avaient déclaré comme ligne rouge le détournement des eaux du Jourdain par Israël2. Cela n’ayant pas fonctionné et Israël n’ayant pas été contraint d’abandonner son plan, la Syrie a répliqué par la menace d’un détournement des affluents du Jourdain.
S’ajoute à cela un second facteur de tension avec la Syrie : la DMZ (zone démilitarisée). Cette zone entre la Syrie et Israël avait été créée en 1949 lors de l’armistice de Rhodes ; mais son statut juridique n’a jamais été défini. À qui appartenait ce territoire ? À Israël, à la Syrie ou aux Palestiniens, puisque c’était le territoire de l’ancienne Palestine ? Dès les années 1950, les Israéliens grignotent constamment la DMZ, en chassent ses populations arabes. Ils entretiennent un facteur de violences continues dans cette zone qui va croître avec le passage de la Syrie sous la coupe d’un pouvoir baasiste radical en 1963.
S. C. — Il y aura quatre interlocuteurs dans cette guerre : Israël, Nasser, le Baas syrien et le roi de Jordanie. Qui la voulait le plus ?
H. L. — Personne. Un ouvrage classique sur le Proche-Orient écrit par un ex-diplomate américain, Richard Parker, intitulé The Politics of Miscalculation in the Middle East (Barnes & Noble, 1993) décrit la crise de 1967 comme une suite de mauvais calculs de la part de l’ensemble des interlocuteurs. Dans cette mesure, la guerre aurait pu être évitée si ceux-ci avaient été plus réalistes ou avaient mieux évalué les rapports de force.
S. C. — Selon Tom Segev dans 1967 (Denoël, 2007), un livre basé sur les seules archives israéliennes, pour les dirigeants d’Israël, l’adversaire prioritaire au départ est la Syrie et l’Égypte la principale menace. La conquête de la Cisjordanie et de Jérusalem ne surgira dans les débats internes que tardivement, à quelques jours de la guerre. Comment expliquer qu’un enjeu peu présent initialement devienne brusquement si important ?
H. L. — Le fait qu’Israël n’ait jamais reconnu l’intégration de la Cisjordanie à la Jordanie montre que le projet israélien de conquête de la Cisjordanie n’avait jamais été abandonné. Le second élément est le traumatisme du Sinaï. Que faire de la Cisjordanie une fois conquise ? En octobre 1956, Israël avait pris le Sinaï, puis les Américains avaient exercé de très fortes pressions qui avaient mené six mois après à une évacuation israélienne complète. Dès lors, les responsables politiques et les militaires israéliens ne pensent pas faire une guerre d’annexion, car avant le 5 juin 1967, ils sont persuadés que s’ils le font, les Américains interviendront immédiatement et les forceront à nouveau à évacuer les territoires annexés. Ils estiment qu’ils n’auront pas les moyens politiques de les préserver. La bonne surprise vient à l’été 1967, lorsqu’ils comprennent qu’il n’y aura pas de véto américain absolu contre cet état de fait.
S. C. — Le président américain Lyndon Johnson est visiblement exaspéré par les velléités israéliennes de mener une guerre préventive. Il le dit à plusieurs reprises : il y est hostile (comme le sera Charles de Gaulle). Pourtant il va laisser faire, et ensuite protéger Israël au plan diplomatique. Comment cela s’explique-t-il ?
H. L. — D’abord, Johnson dispose de plusieurs voix différentes à la Maison Blanche. On sait que le président américain est profondément exaspéré par Nasser, à cause de la guerre au Yémen et de son rapprochement important avec l’Union soviétique dans cette période. Cela dit, si on prend leur vision au mois de mai 1967, les Américains considèrent qu’ils n’ont vraiment pas besoin de la crise qui pointe entre Israël et les États arabes, tant ils sont embourbés dans la guerre du Vietnam. Pour eux, créer un second front est-ouest au Proche-Orient serait une catastrophe. Puis on constate une évolution, en particulier dans l’entourage proche de Johnson, qui lui dit en résumé : « Après tout, une défaite égyptienne pourrait amener l’effondrement du régime nassérien, donc une défaite majeure pour l’Union soviétique. » On dispose aujourd’hui des mémorandums de Walter Rostow (conseiller du président Johnson), qui, trois ou quatre jours avant l’attaque israélienne, lui dit : « S’il y a une guerre et une défaite égyptienne, on aura un nouveau Moyen-Orient. » Les termes sont déjà utilisés3.
S. C. — Johnson a peur d’un conflit long et compliqué. Vraisemblablement les rapports de la CIA depuis Tel-Aviv joueront un rôle important pour le convaincre que les Israéliens vont gagner très rapidement et que le risque d’échec est très faible.
H. L. — C’est la fameuse discussion sur le « feu rouge » ou « feu vert », qu’on retrouvera à d’autres moments, par exemple en 1982 lors de l’invasion israélienne du Liban. Disons que les esprits les plus modérés sur le sujet estiment que les Américains ont donné à Israël un feu orange clignotant pour leur permettre d’attaquer. Il reste que nous interprétons les événements avant le 5 juin 19674 avec notre vision a posteriori, une fois l’événement passé. Or à l’époque, chacun croit que si guerre il doit y avoir, elle sera due au fait qu’un navire israélien cherchera à passer par le détroit de Tiran et se fera tirer dessus par les Égyptiens — ce qui constituera un casus belli pour Israël. Dans un tel cas, l’Égypte ferait figure d’agresseur.
S. C. — Et ça n’arrive pas. On sait aujourd’hui que Nasser avait prévenu les Américains qu’il ne tirerait pas.
H. L. — C’est le sens de l’apostrophe de Charles de Gaulle aux Israéliens : ne tirez pas les premiers. Car effectivement, dès que les acteurs israéliens comprennent que le casus belli risque de leur échapper, ils décident de l’attaque du 5 juin sous un faux prétexte, un mensonge honteux. Ils inventent une pseudo-agression égyptienne. Reste qu’à partir du 1er juin l’administration Johnson passe au feu orange clignotant. Surtout, au moment où la guerre éclate, le département d’État déclare que les États-Unis n’interviendront pas dans ce conflit, suscitant de très vives réactions au Congrès américain qui juge massivement que les États-Unis ne peuvent rester neutres.
S. C. — La guerre de juin 1967 marque-t-elle un tournant dans la vision de la diplomatie américaine sur le Proche-Orient et sur la relation qu’entretiennent les États-Unis avec Israël ?
H. L. — La première phase conduit à la guerre. Là, les responsabilités de Nasser sont absolument colossales, même si les nationalistes arabes ont toujours prétendu ensuite qu’il avait été manipulé, ou victime d’un complot. Le nombre d’erreurs de calcul qu’il a accumulées dans les jours qui précèdent l’offensive est absolument sidérant. Mais dans la seconde phase, après la fin de la guerre, lorsque se posera la question d’un règlement politique, les décisions américaines prises durant l’été 1967 vont conditionner la poursuite du conflit sur plusieurs décennies.
S. C. — À quoi faites-vous allusion ?
H. L. — Jusque là, la doctrine américaine se fondait sur le strict respect des frontières régionales internationalement reconnues. Dès la fin de la guerre, les Arabes attendent des Américains qu’ils récusent toute annexion israélienne, puisqu’ils défendent l’intangibilité des frontières. Si cela est respecté, alors ils laissent entendre qu’ils pourront reconnaître toutes les frontières préexistantes, donc aussi celles d’avant le 5 juin 1967. C’est l’idée émise le 1er septembre 1967 au premier sommet arabe de Khartoum. L’Égypte indique qu’elle est disposée à abandonner l’état de belligérance avec Israël. Depuis l’armistice de Rhodes5, pour les Arabes, les combats avaient cessé, mais l’état de belligérance continuait. C’est par ce motif que les Égyptiens justifiaient l’interdiction faite aux Israéliens d’utiliser le canal de Suez ou le détroit de Tiran, le boycott d’Israël (par la Ligue arabe), etc. La fin de l’état de belligérance ne signifiait pas la reconnaissance de l’État d’Israël. À l’époque, les Égyptiens ont beau jeu de dire aux Américains : « Vous ne reconnaissez pas la Chine populaire, mais vous n’êtes pas en guerre contre elle. Eh bien, nous sommes prêts à ne plus être en guerre contre Israël sans avoir à le reconnaître. » Mais la décision américaine de modifier ses concepts diplomatiques est tellement discrète que les Israéliens eux-mêmes n’arrivent pas à la dater précisément. On dit « l’été 1967 », parce qu’il n’y a pas de réunion du Conseil de sécurité nationale américain, pas cinquante mémorandums sur le sujet ni de procès-verbaux. D’ailleurs, ce changement conceptuel va passer complètement inaperçu au début. Pourtant, il est fondamental : désormais, l’intangibilité des frontières ne sera consacrée qu’après le règlement territorial entre les belligérants.
S. C. — Comment expliquez-vous ce tournant politiquement ?
H. L. — D’abord par le fait que Washington est exaspéré par les Arabes. Ensuite, par l’idée qu’avec ses zones démilitarisées, la ligne d’armistice de 1949 entre les belligérants est une telle source d’ennuis que quelques changements secondaires de territoire pourraient faciliter une meilleure vie collective ensuite. À l’époque, même de Gaulle était prêt à accepter cette idée.
S. C. — La volonté d’affaiblir l’Union soviétique ne joue-t-elle pas ?
H. L. — Si, évidemment. On est en pleine guerre froide. La conséquence sera une stratégie nassérienne qui consiste à considérer que puisque les États-Unis n’agissent pas pour que lui soit restitué ce qui lui appartient (NDRL. Le Sinaï), il implique totalement les Soviétiques sur son territoire. Cela engendre dans son esprit deux bénéfices : d’abord, pense-t-il, plus j’aurai d’aide des Soviétiques, moins les Israéliens pourront me bombarder ; ils n’iront pas jusqu’à tuer des citoyens soviétiques au milieu du port d’Alexandrie ! Donc la présence soviétique me protège. D’autre part, plus j’aurai de Soviétiques en Égypte, plus j’aurai de marge de négociation avec les Américains, parce que je pourrais échanger le départ des Soviétiques contre un règlement qui me sera favorable.
S. C. — Et quelle est l’attitude de Nasser vis-à-vis des Palestiniens ?
H. L. — Pour la Cisjordanie, Nasser a été clair. Il a déclaré au roi Hussein : « Je te donne toute liberté pour négocier avec les Américains. Si tu peux récupérer la Cisjordanie et Jérusalem, je ne m’y opposerai absolument pas. » Il le dit avant le sommet de Khartoum, et il le répète à Khartoum au roi Hussein : « Arrange-toi avec les Américains pour récupérer la Cisjordanie, quitte à faire des concessions politiques monstrueuses ».
S. C. — Il y a cette célèbre rencontre entre Moshe Dayan et Hussein, en 1968, où le roi de Jordanie dit clairement : « Si vous nous restituez tout, et compris Jérusalem-Est, nous reconnaîtrons publiquement l’État d’Israël »…
H. L. — Oui, et Hussein a un mandat de Nasser pour cela. C’est Israël qui refuse, parce que dès le départ les Israéliens ont annexé Jérusalem ; le règlement politique est devenu impossible.
S. C. — Malgré ça, les Américains ne modifient pas leur attitude. Pourquoi ?
H. L. — Ils se veulent pragmatiques et ne comprennent pas pourquoi les Arabes ne céderaient pas de petits morceaux ici ou là sans se poser la question : pourquoi les Israéliens n’y auraient-ils pas droit ? Et puis, on est globalement dans un contexte de guerre froide.
S. C. — Alors que les États arabes ont vécu la défaite de juin 1967 comme un traumatisme incommensurable, cette guerre n’aura-t-elle pas été paradoxalement une bénédiction pour la renaissance du mouvement national palestinien ?
H. L. — Oui et non. Non parce qu’à la fin 1967, la vision de Nasser reste toujours à peu près que la résistance nationale palestinienne peut être une petite force d’appoint pour l’armée égyptienne, en faisant un peu diversion, mais rien de plus. Et au sommet de Khartoum, les pays arabes prennent la décision de lutter pour la récupération des territoires perdus en juin 1967. Ce faisant, ils oblitèrent de fait la notion de la « libération de la Palestine ». C’est pour cela d’ailleurs que l’OLP, la première OLP, celle d’avant Arafat, claque la porte à Khartoum, parce qu’elle a parfaitement compris que le mot d’ordre de Khartoum est contre l’intérêt des Palestiniens, en tout cas contre un projet de libération de la totalité de la Palestine. Mais on peut aussi répondre positivement à la question. Je me rappelle qu’à cette époque-là, on parlait toujours du « conflit israélo-arabe ». À partir du moment où Israël occupe la totalité de la Palestine mandataire, la dimension palestinienne se renforce. Avant la guerre de 1967, les Palestiniens de Gaza n’avaient aucune relation avec ceux de Cisjordanie et avec ceux qu’on nomme aujourd’hui les « Palestiniens de 1948 »6, ou les « Arabes israéliens ». Après cette guerre, les trois parties peuvent se rencontrer de nouveau. L’occupation permet aux uns et aux autres de se retrouver et de se fréquenter, même si ça reste compliqué pour eux. Les « Palestiniens de l’intérieur », ceux de Cisjordanie et de Gaza, réémergent.
S. C. — Et un an après, le 20 mars 1968, l’armée israélienne lance une opération de représailles massive en Jordanie sur la bourgade de Karameh. Elle se traduira par de lourdes pertes, sans que l’armée israélienne atteigne ses objectifs. Pour l’OLP, c’est une victoire.
H. L. — Oui, un an après, c’est la révolution palestinienne et la prise de pouvoir par Yasser Arafat sur le mouvement national palestinien. Il devient presque un rival de Nasser. Il introduit une divergence mortelle entre l’objectif des États arabes, qui est la récupération des territoires perdus en 1967, et le projet de la libération de la Palestine, qui est celui de l’OLP d’Arafat. Cela conduira, dans un autre contexte, à « Septembre noir » en Jordanie en 19707. Mais si vous prenez la séquence étroite entre les événements de juin 1967, le sommet de Khartoum et le 22 novembre 1967, date de l’adoption de la résolution 2428, on n’est pas du tout dans une logique de libération de la Palestine. Les Palestiniens ne sont pas mentionnés dans la résolution 242. Et les États arabes restent dans une logique de récupération des territoires perdus. Le soutien à la revendication nationale palestinienne ne viendra que plus tard.
S. C. — Le mouvement palestinien semble aujourd’hui très affaibli. Israël s’enfonce dans un colonialisme assumé. Enfin l’espace arabe est déchiré par des conflits épouvantables. Que reste-t-il de la guerre de juin 1967 dans les opinions arabes ? Quel est l’état de l’historiographie arabe sur le sujet ?
H. L. — Une abondante littérature en Égypte traite de la guerre de juin 1967 et de la responsabilité de Nasser. Dans l’historiographie proprement égyptienne, des débats ont plutôt porté sur des questions comme : Nasser a-t-il eu tort ou raison ? Quelles ont été les causes de la défaite ? On est plus dans des enjeux internes égyptiens. En dehors de cela, je n’ai pas vu grand-chose dans les autres pays. D’excellents livres jordaniens, mais relativement neutres, défendent la position de la Jordanie. Ils font d’ailleurs porter une partie de la responsabilité de la défaite sur les Égyptiens. En Syrie, on ne pouvait pas en reconnaître les causes : Hafez Al-Assad était le ministre de la guerre en juin 1967 ; la guerre était donc un sujet extrêmement tabou. Et une césure, au sens où le mouvement national arabe a été brisé par 1967. Jusque là, les régimes nationalistes arabes incarnaient la revanche vis-à-vis des gouvernements incompétents emportés après 1948 dans leurs pays. Or avec juin 1967 ils portent désormais eux-mêmes leur propre défaite, même si la rhétorique égyptienne oppose la Nakba, le désastre de 1948, à la Naksa, le revers de 1967. Ensuite est advenue la guerre d’octobre 1973, qui a été vécue comme une revanche de 1967 — ce qui n’était pas faux pour une bonne part.
S. C. — Établissez-vous un rapport entre la défaite du nationalisme arabe en juin 1967 et la montée en puissance du radicalisme islamiste dans le monde arabe ?
H. L. — Indubitablement, la guerre de juin 1967 a été un facteur qui a participé à la montée de l’islamisme dans le monde arabe, car les régimes révolutionnaires arabes ont été considérés comme responsables de la grande défaite. Cependant, le tournant vers l’islamisme n’apparaît pas avant les années 1980, c’est-à-dire plus de dix ans plus tard. Certes, l’élan du nationalisme arabe a été brisé par la guerre de 1967, mais dans la montée de l’islamisme, on peut recenser une quinzaine d’autres facteurs. Pour n’en prendre qu’un : jusqu’à 1967, la posture des régimes nationalistes arabes est celle de la révolution ; après cette guerre, ils entrent dans une autre phase où le mot d’ordre est la stabilité — phase qui perdure jusqu’à aujourd’hui. L’actuel régime égyptien, comme avant lui celui de Hosni Moubarak, n’a que le mot « stabilité » à la bouche. Or c’est par rapport à cette stabilité que le mouvement islamiste a émergé, pas par rapport à la séquence révolutionnaire qui précédait. Elle est amenée paradoxalement par les événements de la fin des années 1960, c’est-à-dire qu’après le coup d’État qui voit Hafez Al-Assad prendre le pouvoir en Syrie (NDLR. En septembre 1970), il n’y en aura plus d’autre dans le monde arabe. Évidemment, il y aura la terrible catastrophe libanaise à partir de 1975 avec la guerre civile. Mais tous les autres États de la région s’enferment dans des régimes autoritaires policiers qui se revendiquent du besoin de stabilité, non plus d’un esprit révolutionnaire. C’est contre ces régimes que va se propager le mouvement islamiste.
Propos recueillis par Sylvain Cypel.
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1La Syrie avait entrepris, en particulier, de dévier une partie des eaux des affluents du Jourdain à leur source, privant ainsi Israël d’eau exploitable. De nombreuses sources aboutissant au Jourdain sont situées sur le plateau du Golan, qu’Israël annexe officiellement en juin 1967.
2Israël avait lancé en 1964 un projet d’« aqueduc national ».
3Les idéologues néoconservateurs américains, en particulier Paul Wolfowitz et le président George W. Bush lui-même évoqueront ce concept d’un « nouveau Moyen-Orient » avant la guerre qu’ils lanceront en 2003 en Irak.
4Date du début de l’attaque israélienne.
5Signé en 1949, l’armistice de Rhodes a mis fin à la guerre entre Israël et les pays arabes.
6Les « Palestiniens de 1948 » sont les 15 % de Palestiniens non expulsés et restés en Israël après la fin de la guerre de 1948.
7On appelle Septembre noir l’épisode de l’écrasement de la résistance palestinienne par l’armée jordanienne en septembre 1970.
8Entre autres, la résolution 242 du Conseil de sécurité « souligne l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre et la nécessité d’œuvrer pour une paix juste et durable permettant à chaque État de la région de vivre en sécurité ». Elle prône « l’instauration d’une paix juste et durable au Proche-Orient qui devrait comprendre l’application des deux principes suivants : a. retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés au cours du récent conflit ; b. fin de toute revendication ou de tout état de belligérance, respect et reconnaissance de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique de chaque État de la région et de son droit de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues ».
Pour contester l’obligation de se retirer de tous les territoires conquis en 1967, Israël argue d’une différence entre le texte de la résolution en français et en anglais. Le retrait « des territoires occupés » est écrit en anglais « from occupied territories », que l’on peut traduire par « des territoires », mais aussi par « de territoires » occupés, donc pas de tous. En conséquence de quoi Israël a gardé le contrôle de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et du Golan en totalité depuis un demi-siècle.