
La nuit du 7 au 8 décembre, je me trouvais à Doha en compagnie d’amis syriens et du Moyen-Orient quand l’histoire s’est soudain accélérée, nous faisant vivre en direct la chute du régime Assad. Désormais, l’impatience nous gagnait tous de rejoindre au plus vite Damas et la Syrie, ne serait-ce que pour être sûrs que ce rêve le plus inatteignable s’était enfin accompli.
Quelques semaines plus tard, me voilà en route avec quelques amis libanais, à voir défiler la route Beyrouth-Damas tant de fois empruntée, cachant notre impatience une fois dans le jurd (la zone montagneuse) aride avant le poste-frontière de Masnaa. Passées les formalités libanaises, nous voilà enfin en Syrie, débarrassée dès les premiers mètres des oripeaux omniprésents du régime.
Les souvenirs remontent de passages de police tendus au temps des Assad, de voyageurs maltraités, d’individus extorqués, de silences pesants et de regards bas et circulaires. Tout à nos habitudes passées, nous nous retenons tout d’abord de prendre des photos, puis ne pouvons résister à partager la joie des Syriennes et Syriens tous sourires et selfies, se pavanant et se congratulant devant les restes des portraits assadiens. Partout, les forces de sécurité issues de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), jeunes, arborant leurs équipements militaires, régimentent avec fermeté mais respect courtois le déroulé des formalités. Peu d’échanges, mais on sent bien dans les salles d’attente la surprise des visiteurs de se sentir relativement décontracté en présence d’un homme en uniforme, jadis symbole par définition de l’arbitraire. Les volontaires du Croissant Rouge sont là, accueillant les Syriens de retour. « Nous sommes les premiers visages humains qu’ils rencontrent » dit l’une d’entre eux, pleinement investie. Dernière étape, le change d’une poignée de dollars contre des masses considérables de billets syriens, théoriquement seuls autorisés même si les changeurs à la sauvette pullulent en ville. L’extension au territoire syrien de la monnaie turque, omniprésente dans le Nord-Ouest du pays, n’a visiblement pas atteint le cœur du pays.
Les bouches se délient
Descente vers Damas, paysages arides et désolés et enchainement de quartiers défavorisés coiffés d’une nuée impressionnante de panneaux solaires, premier signe de la déliquescence des services publics, dernière préoccupation du régime déchu. Puis soudain, sur la gauche de la grande artère routière, de hauts bâtiments à moitié achevés, insolents, du projet de ville connectée Marota City, construit sur les décombres de Bassatine, lieu de mobilisation anti-Assad, sauvagement rasée après en avoir expulsés les habitants. Grandeur délirante du dictateur qui voulait en faire son petit Dubaï, et décadence du Janus qui se pensait démiurge d’une modernité purgée des « éléments perturbateurs » selon ses propres termes. Entrée dans la vieille ville, à première vue inchangée, agitée et bonhomme, n’était-ce que la présence de ces (jeunes) hommes en noir plus ou moins encagoulés qui veillent au grain, kalachnikov en bandoulière. Mais très vite, le sentiment d’une grande lassitude se lit sur les visages et sur la décrépitude du bâti, comme la traduction de l’abandon qui a saisi jusqu’aux entrailles de la vieille ville, pour autant encore vaillamment debout. Pour les habitués des voyages en Syrie, quel soulagement de voir les bouches se délier et d’entendre parler à haute voix de politique dès le premier échange. Thème presque immédiatement suivi de la litanie des difficultés à survivre et à assurer ses besoins quotidiens, y compris pour cette partie de la ville relativement épargnée. Même en arrondissant ses fins de mois grâce à plusieurs petits métiers, le moindre achat de viande (ou plutôt de poulet) représente un luxe presqu’inatteignable.
Envie de monter au Kassioun, interdit de visite ces dernières années aux abords du palais présidentiel. Longue errance dans des quartiers totalement obscurcis par l’absence d’électricité, aux façades désolées, à bord d’un taxi poussif et bringuebalant, exhalant sa mauvaise essence pour monter jusqu’en haut de la colline. Las, nous ne pourrons pas contempler Damas, arrêtés par un barrage militaire sans autre forme d’explications une fois hissés en haut du belvédère. Rumeurs de règlement de compte qui aurait mal tourné entre bandes armées, qui interroge sur un sentiment de sécurité toute relative et susceptible de dégénérer rapidement.
Puis halte au café Rawda, rendez-vous des Syriens « retournés » de l’exil et venus humer l’air nouveau de Damas. Tout y est, de la tawlé1 omniprésente à l’odeur entêtante du narguilé, du mobilier d’un autre temps à la gaité discrète de ceux à qui la Syrie a tant manqué. Les retournés sont là, et aussi d’autres Syriens, sans doute venus des régions tribales des bords de l’Euphrate et de la badiya (désert de l’Est syrien), ou encore ce groupe de jeunes combattants en civil. Tous, sauf les absents, les disparus, les torturés, les déshérités, les réfugiés, les déplacés, ceux qui n’ont même pas de quoi s’offrir un thé chaud. Corps absents, mais fantômes omniprésents dans les têtes et les esprits.
De Yarmouk à Sednaya
Un autre lendemain. Sortir de Damas intramuros, y compris de ses quartiers plus modernes pour se confronter à la blessure béante de la guerre. Des vendeurs d’essence libanaise ou du Nord-Est de la Syrie passée en contrebande tout au long de ce qu’il reste de chaussées. De l’autre côté du rond-point des Abassides, à quelques mètres de la boutique animée du vendeur des meilleurs barazek2 entrée dans la désolation, un enchainement des villes rebelles de la Ghouta (région rurale qui entoure Damas) et de la banlieue, rasées, désossées, torturées. Des kilomètres de destructions aérienne et terrestre, de pillage, pour qu’il n’en reste rien et que les quelques habitants qui s’aventurent ça et là ne retrouvent pas leur propre trace.
Entrée dans le camp palestinien de Yarmouk : la terre a recouvert l’asphalte ; désolation et vide sidérant partout où se tourne le regard ; le long siège se lit sur les immeubles et se ressent dans le silence pesant ; même le cimetière des martyrs a été martyrisé. Daech est aussi passé par là. Errance désolée de ceux qui viennent chercher le fil à partir duquel réinstaller la vie, cette petite boutique, ce générateur. Choc de constater que cette destruction systématique et l’affamement de la population de Yarmouk se sont faits, littéralement, à portée de regard des quartiers plus dociles, ou effrayés par le prix à payer de la contestation.
Nous voilà en route vers la triste prison de Sednaya. Appréhensions silencieuses, silence collectif à l’idée d’entrevoir la réalité de cet abattoir humain, selon le mot de nos amis syriens et d’Amnesty International. Négociation rapide avec le barrage de HTC à l’entrée de la prison, qui nous laissera passer sans trop broncher, preneurs de témoins venus constater l’horreur, mais ne disposant clairement pas d’instructions claires.
Saisissante bâtisse de la mort, barbelée, froid insidieux, tourniquets de surveillance au centre d’un système conçu pour conduire vers l’avilissement et l’inéluctable. L’odeur de la désolation et de l’humidité est partout, les vêtements sales et désordonnés emmêlés à des couvertures crasseuses, restés figés dans l’abandon. Partout des graffitis, des restes de formulaires d’une administration servant minutieusement la machine à subjuguer et à tuer. Dans les couloirs, des visiteurs accablés de douleur, celle d’avoir subi l’emprisonnement et d’en être sorti malgré tout, ou celle d’autres qui viennent pleurer sur la longue descente aux enfers de leurs proches.
Déambulation insupportable et réveillant une volonté farouche de ne pas laisser s’installer l’impunité sous couvert de paix sociale. Trop de vies fauchées, de familles endeuillées, de destins brisés. Puis soudain, une kalachnikov résonne, pour faire « dégager » au plus vite les quelques visiteurs qui ne peuvent s’arracher au lieu. Impatience du jeune HTC, dont on sent qu’il a sans doute été chapitré, mais dont la puissance militaire pourrait déraper à tout moment.
Tout au long de ce voyage éclair, mais intense, longues conversations avec les amis et les personnes rencontrées sur notre chemin. La parole trop longtemps confisquée déborde, même chez les plus pudiques, une fois la confiance établie. Sentiment général d’un soulagement intense du départ de Bachar, dont la lâcheté de la fuite a choqué jusque dans ses rangs. Plus qu’une islamisation de la Syrie, qui, pour beaucoup, parait improbable à mettre en œuvre au vu de la diversité syrienne, c’est avant tout la crainte d’une confiscation du pouvoir par les nouveaux dirigeants qui s’entend dans les échanges. Inquiétude immédiatement tempérée par la conviction que l’espoir est là à côté de la peur et que rien ne pourrait être pire que le demi-siècle de dictature et les 14 ans d’une guerre sauvage. Volonté unanimement exprimée de ne pas se faire voler la liberté d’exister, à défaut de démocratie. Appels désespérés pour que la Syrie et surtout les Syriennes et les Syriens ne soient pas de nouveau les oubliés de leur propre destin.
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