Le 20 mai 2017, la République islamique d’Iran a conforté son choix de la modération et de l’ouverture dans le concert des nations par la réélection de Hassan Rohani à la présidence. Cette réaffirmation a eu lieu au moment où l’administration américaine se positionnait clairement du côté de l’Arabie saoudite, le grand rival de l’Iran dans la région.
Non seulement Donald Trump a choisi Riyad pour son premier déplacement officiel à l’étranger, au lieu du Canada ou du Mexique comme le veut la tradition, mais il a effectué ce voyage le jour même du tour unique de l’élection présidentielle iranienne. Et il a saisi l’occasion pour appeler devant 54 représentants de pays musulmans — dont 37 chefs d’État ou de gouvernement — à un isolement de l’Iran, que Trump considère comme un foyer du terrorisme.
Il aura fallu les attentats de Téhéran du 7 juin dernier pour qu’apparaissent des dissonances dans les discours officiels, tant à Washington qu’à Téhéran. Aux États-Unis, le département d’État a joué l’apaisement en condamnant sans réserve les attentats, pourtant si le président Trump a blâmé les attaques, il y voit aussi un juste retour des choses. En Iran, les Gardiens de la révolution ont émis des déclarations radicales et sans appel là où les modérés, et à leur tête Hassan Rohani, ont cherché à peser leurs mots. Le jour même des attaques, les pasdarans ont menacé de représailles une Arabie saoudite qu’ils soupçonnent d’abriter les commanditaires des attentats, revendiqués par l’organisation de l’État islamique (OEI). Le président iranien et le ministre des renseignements et de la sécurité nationale ont rappelé pour leur part qu’on ne pouvait incriminer un État sans preuve. Ces dissonances illustrent la complexité du système politique iranien mariant le pragmatisme à l’œuvre depuis des décennies avec un pôle idéologique qui est le fondement même du régime. C’est dans ce cadre qu’on doit comprendre le rôle et la position de l’Iran dans la crise qatarie.
À l’origine, les « printemps arabes » remettaient en cause la légitimité de pouvoirs considérés comme corrompus et incompétents. L’Iran et le Qatar les ont tous deux bien accueillis. Téhéran a salué avec enthousiasme le « réveil islamique », et Doha s’est affirmé comme un acteur diplomatique et financier majeur dans l’appui aux manifestants. Cependant, les revendications politiques n’ayant pas abouti sur le plan institutionnel, les mouvements ont souvent dégénéré en guerres civiles avec des protagonistes animés par des aspirations confessionnelles, voire ethniques, soutenus par des puissances extérieures.
Sur les théâtres syrien et irakien, l’Iran et le Qatar soutiennent des factions rivales, mais conservent de bons rapports de voisinage. À l’issue des résultats de l’élection présidentielle iranienne, parmi les chefs d’État qui ont présenté leurs félicitations à Hassan Rohani, l’émir du Qatar, le cheikh Tamim Ben Hamad Al-Thani a appelé à plus de coopération entre les deux pays, ce qui ne pouvait pas plaire à l’Arabie saoudite. Les tensions entre les deux monarchies wahhabites se sont accentuées, sur fond de fermetures des bureaux de la chaîne d’information Al-Jazira basée à Doha et d’expulsion des ressortissants qataris des territoires saoudien, émirati et bahreïni.
Qui soutient l’OEI ?
Pour justifier la mise au ban du Qatar le 5 juin dernier, la coalition arabe avance des arguments qui s’inscrivent dans la continuité rhétorique des néoconservateurs américains du début des années 2000 et de la famille royale saoudienne. Les raisons de la crise, beaucoup plus concrètes, transparaissent peu dans ces discours. Le Qatar est accusé de soutenir des organisations terroristes comme Al-Qaida et l’OEI, mais aussi les Frères musulmans, les Hachd Al-Chaabi en Irak et les groupes chiites séditieux en Arabie saoudite dans la province de Qatif.
Au début du mois de juin, le ministre des affaires étrangères du Bahreïn, le cheikh Khaled Ben Ahmed Al-Khalifa, a expressément demandé au Qatar de rompre avec sa politique de « financement du terrorisme ». Il a enjoint le Qatar à « comprendre que son intérêt est de rester avec [eux], pas avec un autre pays qui conspire contre [eux] », et d’ainsi « cesser de soutenir les organisations terroristes sunnites ou chiites »1.
L’imputation d’un soutien du Qatar à l’OEI apparaît comme la raison principale de cette rupture diplomatique brutale et concertée. Ce groupe est pourtant considéré par nombre de sources comme une prolongation idéologique du wahhabisme professé en Arabie saoudite. Par ailleurs, une proportion importante du financement de l’OEI proviendrait de donateurs privés saoudiens et koweïtiens, par l’entremise de montages financiers à des fins en apparence caritatives dans le cadre de l’acquittement de l’aumône légale islamique (zakat). Certains discours de dignitaires saoudiens semblent vouloir faire planer le doute sur les origines de la formation de l’OEI. À titre d’exemple, après la prise de Mossoul en 2014 par les troupes d’Abou Bakr Al-Baghdadi, le ministre des affaires étrangères Saoud Al-Fayçal aurait déclaré au secrétaire d’État américain John Kerry : « Daech est notre réponse à votre soutien au Dawa » (parti politique chiite dont sont issus les trois derniers premiers ministres irakiens). Ces propos rapportés dans un article du Financial Times du 20 avril 2016 insinuent l’idée d’un rôle saoudien dans les manœuvres de l’OEI. Elles se réfèrent aussi à un mobile anti-chiite à la fois présent dans la rhétorique saoudienne et dans celle de l’OEI.
Quelle que soit la véracité de cette remarque, non confirmée, elle rencontre un écho chez les Iraniens. Si le Qatar a effectivement soutenu le groupe Jabhat Al-Nosra dans la crise syrienne, ce groupe djihadiste affilié à Al-Qaida a aussi bénéficié de la complaisance du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et de plusieurs États membres de l’OTAN. Ainsi, le Qatar pourrait faire figure de bouc émissaire de chancelleries qui ont elles-mêmes souvent apporté un soutien logistique, financier, voire idéologique aux groupes combattant l’appareil étatique syrien, plutôt que l’incarnation exclusive et effective des maux de la région.
Un rapprochement entre Téhéran et Dohai dérangeant
L’argumentaire à l’encontre du Qatar vise clairement son rapprochement avec l’Iran. La coalition saoudienne a intimé l’ordre à l’émirat des Al-Thani de prendre ses distances avec leur « ennemi numéro un ». Dans cette logique d’isolement de l’Iran, l’exemplarité du comportement diplomatique du Qatar vis-à-vis de son voisin effraie la cour saoudienne. Dès la conclusion des accords de Vienne de 2015 sur le programme nucléaire iranien, le ministre des affaires étrangères du Qatar a félicité son homologue iranien. Récemment, à la suite des attentats qui ont visé le Parlement iranien et le mausolée de l’imam Khomeini, le Qatar a immédiatement présenté ses condoléances à la République islamique.
Au-delà du plan diplomatique, les échanges économiques et industriels notables entre le Qatar et l’Iran, ainsi que des alliances en matière de sécurité maritime entre les deux pays, dérangent la monarchie saoudienne. Le Qatar et l’Iran partagent le plus grand gisement de gaz naturel au monde (North Dome, North Field ou encore South Pars) ce qui les oblige de fait à une étroite coopération énergétique. Et depuis 2010, un pacte de sécurité frontalière et maritime lie les deux États.
En réponse au blocus imposé au Qatar par la fermeture des frontières maritimes, aériennes et terrestres de l’Arabie saoudite, des Émirats et du Bahreïn, l’Iran ouvre son espace aérien à Qatar Airways pour lui permettre d’assurer la continuité de son trafic aérien et lui fournit un approvisionnement permanent en produits alimentaires.
Toutes les manœuvres diplomatiques iraniennes semblent autant d’avertissements aux Saoudiens et aux Américains. La conclusion de contrats d’investissements et d’armement (380 milliards de dollars sur dix ans) entre Riyad et Washington a été perçue à Téhéran comme un blanc-seing de la Maison Blanche à la poursuite d’une politique saoudienne offensive à l’égard de l’Iran. Par ailleurs, l’équation a été vite faite dans l’esprit d’une large partie de la population iranienne entre les menaces proférées par les dignitaires saoudiens de « punir l’Iran » et d’importer la guerre à l’intérieur de ses frontières, et la vidéo de 36 minutes de l’OEI adressée en persan à l’ayatollah Ali Khamenei en mars 2017. Cette vidéo expliquait vouloir lever des armées d’Iraniens dans les rangs de l’OEI pour « détruire la maison » khomeiniste et rendre l’Iran à un sunnisme originel. Les attentats de Téhéran ont donc été interprétés par nombre d’Iraniens comme des actes commandités par la maison des Saoud, avec la bénédiction d’une Amérique qui s’anti-iranise.
Dans le cadre des postures post-attentats, on peut envisager que le tir de six missiles balistiques sur des bases de la région de Deir Ez-Zor ait pu avoir deux visées : d’une part, rassurer la population sur la capacité des forces de sécurité à resanctuariser le territoire, et d’autre part, envoyer un signal fort aux États-Unis et à leurs alliés dans la région. Trois jours avant cette salve de missiles, le Sénat américain décidait de nouvelles sanctions contre le programme balistique iranien. C’est bel et bien pour frapper un groupe terroriste condamné et combattu par la coalition internationale menée par Washington que les six missiles, appelés Zolfeqar — « épée d’Ali » en perse — ont été lancés depuis des bases situées dans les régions de Kermanshah et du Kordestan. Aucune loi de la guerre n’a été cependant transgressée lors des tirs : proportionnalité de la réaction iranienne dans une logique défensive, espaces aériens traversés avec l’assentiment et la coordination des États concernés, destruction d’entrepôts de matériel destiné à la préparation d’attentats. Par conséquent, une condamnation américaine de la manœuvre iranienne ainsi que de futures sanctions du Sénat à l’égard du programme iranien de missiles seraient difficiles à justifier.
Entre rivalités régionales et diplomatie américaine
Les postures post-attentats ressemblent à des avertissements. L’aide apportée par l’Iran pour briser le blocus imposé à un Qatar qui a su condamner immédiatement les attentats visant le Parlement iranien et son pôle identitaire idéologique — le mausolée de l’imam Khomeiny — constitue aussi un signal envoyé à la coalition saoudienne. Dès la création du CCG en 1981, l’Arabie saoudite a vu en cette organisation un outil de projection de ses ambitions régionales et d’isolement de l’Iran khomeiniste. Dans la pensée politique des dirigeants saoudiens, le Qatar doit donc rentrer dans le rang et retrouver la place mineure qu’ils daignent lui assigner.
Doha fait les frais des rivalités entre l’Iran et l’Arabie saoudite, mais aussi des errements de la politique étrangère américaine dès le début de cette crise. Dans la logique de dissonance précédemment évoquée, le président Donald Trump ordonne formellement au Qatar de rompre son soutien au terrorisme, alors que le département d’État invite la coalition saoudienne à un règlement pacifique de leur différend et à la levée du blocus. De surcroît, deux semaines après la mise au ban du Qatar, le département d’État s’est dit déconcerté par le fait que les États du Golfe n’avaient pas encore publiquement formulé leurs griefs à l’égard du Qatar. Ce à quoi Riyad, Abou Dhabi, Manama et Le Caire ont répondu le vendredi 23 juin en présentant une liste de doléances en tre)-ize points pour pouvoir mettre un terme au litige. La première exigence imposée au Qatar consiste à rompre la coopération militaire et de renseignements avec l’Iran, et à fermer les missions diplomatiques iraniennes à Doha afin de réduire les relations entre les deux pays au strict minimum. Sans vaciller, l’émir du Qatar s’est dit ipso facto prêt à renforcer ses liens avec Téhéran dans un entretien téléphonique avec le président Hassan Rohani. Pour autant, les deux pays semblent envoyer des signes d’apaisement en direction de leur voisin saoudien en condamnant fermement la tentative récente d’attentat à La Mecque et en proposant leur aide dans la lutte contre le terrorisme.
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1« Bahreïn demande au Qatar de prendre ses distances avec l’Iran », Reuters, 8 juin 2017.