Et si on partageait Chypre...

Penser l’impensable au sein de l’Union européenne · Les pourparlers entre la partie grecque et la partie turque ont repris sous l’égide de l’ONU pour surmonter la division de Chypre qui a suivi l’invasion turque de 1974. Mais ils ont peu de chances d’aboutir. La création de deux États dans le cadre de l’Union européenne pourrait-elle être une solution ?

Sur la ligne verte à Nicosie.
Helga Tawil Souri, décembre 2008.

Un nouveau cycle de négociations a commencé le 11 février à Chypre, accompagné comme d’habitude d’une bouffée d’optimisme et d’informations assurant que les acteurs principaux étaient bien décidés cette fois à trouver un arrangement. Mais à quel genre de compromis peuvent-ils arriver ? Depuis des décennies, tous les pourparlers butent sur l’objectif affiché : une fédération composée de deux zones, l’une grecque, l’autre turque. N’est-il pas temps d’envisager d’autres solutions, y compris celle d’une séparation à l’amiable de l’île dans le cadre de l’Union européenne ?

C’est en 2004 que les deux parties ont été les plus proches d’un accord sur une réunification dans un cadre fédéral. Il s’agissait du plan Annan, du nom du secrétaire général de l’ONU à l’époque. Ce plan, résultat de plusieurs décennies de travail, avait obtenu l’aval des Nations unies, de l’Union européenne, des États-Unis, de la Turquie et même de la Grèce. Il y eut ensuite les « convergences » recueillies par l’ONU lors des pourparlers de 2008 à 2012, et que l’on connaît grâce à de nombreuses fuites. Elles montrent que toute solution fédérale ressemblerait fortement aux principes qui ont abouti au plan Annan.

Source : Treehill/CIA World Factbook, Wikimedia commons

Rejet de la solution fédérale

Et pourtant, en 2004, la réalité du sentiment populaire s’est imposée. 76 % des Chypriotes grecs, représentant quasiment les 4/5e de la population de l’île ont répondu « non » à un référendum sur ce plan ; la population turque, en revanche, l’avait accepté. Comme l’a écrit Kofi Annan dans une lettre au Conseil de sécurité, « ce n’est pas seulement un plan qui a été rejeté, c’est la solution fédérale elle-même ».

Les deux côtés de l’île n’ont jamais été aussi étrangers l’un à l’autre qu’aujourd’hui. Leurs infrastructures, leurs langues, leurs systèmes administratifs sont presque entièrement séparés. Le nombre de passages à la frontière a diminué, et l’idée fédérale recueille de moins en moins de suffrages dans les sondages. En 2004, 65 % des Chypriotes turcs se déclaraient en faveur du plan Annan. Mais en 2010, ils ont confortablement élu un leader qui a bâti sa carrière sur une solution à deux États.

Des miracles peuvent se produire, et beaucoup de gens sur l’île attendent désespérément un compromis. Les sondages montrent qu’il existe toujours, des deux côtés, une majorité en faveur d’une fédération bizonale et bicommunautaire comme solution de rechange. Mais quand on entre dans les détails, on s’aperçoit que les formules fédérales risquent de ne pas survivre au référendum nécessaire à leur adoption. Pour le seul côté chypriote grec, selon le sondage SeeD/Cyprus 2015, seule une minorité se prononce en faveur de l’égalité politique (32 %), d’un gouvernement fédéral (31 %), de la bizonalité (19 %) , de la bicommunalité (18 %) et de deux États constitutifs (15 %).

Il faut de nouvelles idées. Comme l’a suggéré l’International Crisis Group (ICG) dans son rapport du 14 mars intitulé « Divided Cyprus : Coming to Terms on an Imperfect Reality » Chypre divisée : conclure un accord à partir d’une réalité imparfaite »), les deux parties devraient élargir leurs perspectives et chercher à quelles conditions les Chypriotes grecs, majoritaires, pourraient offrir l’indépendance complète aux Chypriotes turcs et soutenir pleinement leur adhésion à l’Union européenne. Un tel compromis exige l’aval de la population chypriote grecque. Ce sera difficile, car l’opinion publique chypriote grecque continue, en théorie, à rejeter absolument toute partition. Mais en privé, des officiels grecs chypriotes de haut rang admettent — surtout quand ils se trouvent à la table des dirigeants économiques qui cherchent à sortir Chypre de sa terrible crise bancaire de 2013 — qu’il faut trouver d’urgence une nouvelle voie pour l’économie et la société.

En outre, de plus en plus d’experts pressent les Chypriotes grecs d’envisager des solutions en dehors du traditionnel objectif fédéral, si discrédité aujourd’hui que presque personne ne prête attention à la nouvelle session de négociations. Le Congressional Research Service (CRS) du Congrès américain a observé l’année dernière que dans la rhétorique chypriote turque, et turque tout court, la solution à deux États était de plus en plus présente. Et qu’à moins d’une percée spectaculaire au début des négociations, cette réalité pourrait gagner du terrain dans les esprits.

D’après les sondages, les aspirations des Chypriotes grecs et des Chypriotes turcs semblent en fait souvent très proches. Depuis longtemps, les Chypriotes grecs souhaitent une solution solidement ancrée dans les valeurs et les structures européennes. Les Chypriotes turcs assurent vouloir la même chose : ils souhaitent faire partie de l’Union européenne, et non de la Turquie, même s’ils maintiennent qu’en dernier ressort, la protection de leur petite communauté incombe à Ankara. Pour eux, le lien avec l’Union européenne est crucial.

Si les Chypriotes grecs soutiennent l’idée d’une séparation à l’amiable, personne dans l’Union européenne ne peut s’y opposer réellement, puisque la totalité de l’île appartient déjà en théorie à l’UE et que la plupart des Chypriotes turcs possèdent déjà un passeport européen. Mais pour convaincre les Chypriotes grecs, les Chypriotes turcs devront adapter leurs positions. Les parties turques (celle de Chypre, mais aussi Ankara) ne peuvent ni faire campagne pour un État chypriote turc indépendant, ni le proposer directement : cette idée a été rejetée par le Conseil de sécurité de l’ONU à la suite d’une déclaration unilatérale d’indépendance prématurément annoncée en 1983. Les Chypriotes turcs devront adopter une nouvelle stratégie : manier une rhétorique coopérative et examiner l’idée d’un État dans le cadre de discussions informelles, parallèlement au processus languissant arbitré par l’ONU.

Des concessions pour convaincre

Pour convaincre, les parties turques devront également faire des concessions substantielles : retirer les quelque 30 000 soldats turcs, ou la grande majorité d’entre eux ; renoncer à prolonger le Traité de garantie de 19601, détesté par les Chypriotes grecs ; offrir des compensations pour leurs propriétés, (ils possèdent les deux tiers des terrains du nord) ; restituer la station balnéaire de Varosha, aujourd’hui ville fantôme, à ses propriétaires chypriotes grecs ; reconnaître aux Chypriotes grecs la propriété des gisements de gaz au large de la partie chypriote grecque de la côte ; enfin, les parties turques devront reculer la ligne de front afin de ne plus occuper que 29 % du territoire au maximum, contre 37 % actuellement.

À ce prix, on pourrait très bien arriver à la solution européenne, que les Chypriotes grecs affirment si souvent voir se réaliser : le retrait des troupes turques et l’intégration d’un État chypriote turc dans l’Union européenne. Tout cela après une nécessaire période de transition de plusieurs années. Les deux côtés partageraient des normes juridiques et des règlements de base, une monnaie et un régime de délivrance de visas. Forts de ces droits nouveaux, de la confiance et de la sécurité qu’ils leurs apporteraient, les Chypriotes turcs abandonneront sans doute leurs exigences anti-européennes ainsi que les limites posées à l’achat de terres par les Chypriotes grecs dans la nouvelle entité.

Dans le cas de Chypre, personne n’a complètement raison. Tout le monde porte une part de responsabilité dans le gel du conflit. Tout bien considéré, la création d’un État turc chypriote dans le cadre de l’UE ne sera pas un cadeau fait à l’un ou l’autre côté. L’Europe hésitera sûrement à l’idée d’accueillir en son sein un nouvel État, turc, petit et musulman. Mais elle n’est pas étrangère à la situation actuelle. L’UE a dû enfreindre ses propres règles pour inclure maladroitement, lors du traité de 2004, une Chypre non réunifiée. En outre, au moins 100 000 Chypriotes turcs sur 200 000 sont déjà citoyens de l’Union européenne grâce à leur passeport de la République de Chypre.

L’Union européenne figurera parmi les bénéficiaires de la résolution d’un conflit qui pèse depuis quarante ans sur de nombreux processus locaux et régionaux, en premier lieu sur les relations – tendues - entre l’UE, la Turquie et l’OTAN, et plus récemment sur la question des conditions de l’exploitation par les États riverains des nouveaux gisement offshore de gaz naturel dans l’est de la Méditerranée. Loin d’être une partition, cette solution permettrait de réunifier Chypre à l’intérieur de l’Union européenne.

1Accord signé entre le Royaume-Uni, la Turquie et la Grèce, le 16 août 1960 à Nicosie. Par cet accord, Londres officialise l’indépendance de l’île de Chypre et l’abandon de toute prétention territoriale future. Les trois États deviennent garants de l’équilibre constitutionnel de la République de Chypre. Le traité accorde, en particulier, un droit d’intervention militaire, sous certaines conditions, aux trois puissances garantes, pour rétablir l’ordre constitutionnel si celui-ci venait à être modifié.

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