Face à Trump, l’Europe peut encore sauver l’accord sur le nucléaire iranien

... et éviter un embrasement régional · La décision du président Donald Trump de se retirer de l’accord signé sur le nucléaire iranien pourrait avoir des conséquences désastreuses sur l’avenir du Proche-Orient. Raison pour laquelle l’Europe doit faire tout ce qui est possible pour le sauver.

8 mai 2018. — Annonce par Donald Trump du retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien
Shealah Craighead/Maison Blanche (photo officielle)

De toutes les nombreuses décisions guidées par l’obsession de Donald Trump de détricoter l’héritage de Barack Obama, le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien est sans doute celle qui aura les conséquences les plus lourdes pour les intérêts américains, pour les relations transatlantiques, mais aussi pour l’ensemble du Proche-Orient.

Il fallait être doté d’une impressionnante capacité à tordre les faits pour dénoncer un accord qui fonctionne et prendre le risque d’une escalade militaire afin d’empêcher l’Iran de relancer un programme nucléaire que l’on était parvenu à stopper par voie diplomatique, ou d’un embrasement régional dans un contexte de tensions accrues. Bref, la réimposition des sanctions américaines contre l’Iran est irresponsable, inutile et dangereuse. Il revient maintenant à l’Europe et à l’Iran de travailler ensemble pour sauvegarder le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) signé le 14 juillet 2015, et éviter le pire.

L’accord sur le nucléaire avait un objectif très clair : empêcher l’Iran de se doter de l’arme atomique. L’équipe de négociateurs américains dont j’étais le représentant pour la Maison Blanche n’avait guère besoin des soi-disant révélations de Benyamin Nétanyahou pour prendre conscience du caractère militaire du programme nucléaire iranien. Les sanctions, tout comme les négociations elles-mêmes, présupposaient bien évidemment cette réalité et le déni iranien faisait bien sûr partie du paysage. C’est la raison pour laquelle chaque mot de l’accord est trempé dans un manque de confiance, réciproque par ailleurs. D’où les mécanismes de vérification sans précédent ; le régime d’inspections le plus sévère jamais accepté par un État souverain ; et les dispositions très significatives concernant le gel et même le recul du programme nucléaire iranien.

Jusqu’ici, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AEIA) n’a rien trouvé à y redire : l’Iran a strictement respecté ses engagements. L’accord fonctionnait, du moins en ce qui concerne les obligations de Téhéran. Il en allait autrement des responsabilités américaines, continuellement flouées par une administration déterminée, en violation de l’accord, à décourager le commerce avec l’Iran.

Des scénarios dangereux

La décision du président américain n’est donc fondée sur aucun argument et aucune logique, si ce n’est — de sa part — répugnance pour son prédécesseur et narcissisme politique malsain et, de la part de certains de ses conseillers, envie d’en découdre avec Téhéran avec à la clef le rêve d’un effondrement du régime des mollahs. Prise à la légère, cette décision n’en sera pas moins lourde de conséquences.

Plusieurs scénarios sont possibles. Le plus dangereux serait que les dirigeants iraniens, échaudés par le retrait américain, se retirent à leur tour de l’accord et reprennent leur programme nucléaire. Option imprudente et risquée dont pourraient découler des frappes militaires américaines ou israéliennes, et dont résulterait une crise avec l’Europe, mais qui est loin d’être inconcevable. Pour certains officiels iraniens, la seule attitude plus dangereuse que d’ignorer ses craintes serait de les afficher. Ne pas réagir au retrait américain du JCPOA serait, selon cette lecture, faire acte de faiblesse et inviterait donc à de nouvelles pressions.

Autre option, plus probable celle-là : que l’Iran réponde, mais indirectement, en menaçant la présence américaine en Irak ou en faisant monter la pression anti-israélienne en Syrie (les évènements de ces derniers jours en donnent un avant-goût) ou contre l’Arabie saoudite au Yémen. C’est là un réflexe iranien coutumier : réagir de façon asymétrique et transposer le combat sur un terrain où Téhéran jouit d’un avantage relatif. Là encore, et surtout dans le climat actuel, il s’agirait d’un choix hasardeux dont certains — Israël en tête — chercheraient éventuellement à profiter pour tenter de régler la question iranienne une fois pour toutes.

La dernière option, la plus favorable, est que l’Iran prenne son temps, continue de respecter l’accord, attende (peut-être un peu plus de deux ans…) que le climat s’éclaircisse à Washington, et cherche avec l’Europe à contrecarrer l’Amérique plutôt qu’à l’affronter. C’est l’option défendue par le président Hassan Rohani et son ministre des affaires étrangères Mohammad Javad Zarif, et c’est celle pour laquelle les pays du Vieux Continent ont le plus grand rôle à jouer.

Maintenir un dialogue avec Téhéran

Ça ne sera pas chose facile. Politiquement, et malgré la volonté affichée du président Emmanuel Macron d’essayer de négocier un nouvel accord — plus vaste celui-là, englobant la question des missiles balistiques iraniens et de sa politique régionale —, l’Europe devrait clairement signaler aux États-Unis que sans respect de l’accord existant, ou au minimum sans allégement significatif des sanctions américaines, il ne pourra être question d’en conclure un nouveau. De même, l’Europe devrait réfléchir à deux fois (sauf provocation iranienne) avant de renforcer ses propres sanctions contre l’Iran, que ce soit au sujet des missiles ou de sa politique régionale. Cela apaisera les dirigeants iraniens qui craignent que l’Europe n’absolve rapidement Washington, oublie sa transgression et accepte de se joindre aux pressions américaines.

Sur le plan diplomatique, le Vieux Continent — et surtout les trois pays cosignataires de l’accord, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne — auront à charge de maintenir un dialogue étroit et continu avec Téhéran sur les questions régionales. Cela sera d’autant plus important qu’au vu des dynamiques actuelles, l’hypothèse de tensions croissantes entre l’Iran et Israël et de confrontations militaires en Syrie, au Liban ou au Yémen est plus que jamais d’actualité.

Sur le volet économique enfin, l’objectif est de convaincre les dirigeants iraniens qu’il vaut mieux conserver un partenariat même limité avec l’Europe contre les États-Unis que de se retrouver seul face aux États-Unis sans le soutien de l’Europe. Pour ce faire, la France et ses partenaires devront trouver les moyens, dans un monde financier globalisé et toujours dominé par le dollar, de garantir à l’Iran des dividendes suffisamment importants malgré la réimposition des sanctions américaines à effet extraterritorial — c’est-à-dire les moyens de rassurer et de protéger ses entreprises qui souhaitent continuer à travailler avec l’Iran.

Des entreprises hésitantes

Vaste et difficile défi. En effet, avant même l’annonce américaine, les dirigeants iraniens s’interrogeaient sur les bénéfices de l’accord de 2015. L’incertitude sur le rétablissement des sanctions et la campagne menée par l’administration Trump (faut-il le répéter, en violation de l’accord) a découragé nombre d’entreprises qui pensaient investir en Iran. Selon un sondage réalisé par International Crisis Group en janvier 2018, 79 % des entreprises interrogées ont reporté leurs projets d’investissement sur le marché iranien ces deux dernières années. Pour la majorité d’entre elles, la crainte de sanctions américaines est la cause principale de leur hésitation. Résultat : ceux en Iran qui préconisent de rester fidèle à l’accord avaient déjà perdu du terrain au profit de voix plus intransigeantes.

Après le retrait américain, et même si l’Europe fait preuve de la meilleure volonté et de la plus grande ingéniosité possible, les bénéfices pour l’Iran vont s’en trouver considérablement réduits. Dur en effet pour une entreprise de prendre le risque de perdre le fructueux marché américain pour bénéficier du modeste marché iranien. Mais des possibilités — détaillées dans un récent rapport de l’International Crisis Group — existent. À l’Europe et l’Iran de les développer et les mettre en œuvre.

L’enjeu est de taille. Retrait américain de l’accord, promesse de nouvelles sanctions américaines contre l’Iran, conflit de plus en plus ouvert entre Israël et l’Iran sur le territoire syrien, désir saoudien d’en découdre avec Téhéran, bras de fer politique entre les pragmatiques et les extrémistes en Iran, et arrivée à la Maison Blanche d’un John Bolton grand adepte des changements de régime : les risques d’escalade régionale aujourd’hui sont au point culminant, la diplomatie quasiment au point mort. Éviter le pire, et donc éviter une conflagration régionale exigera que l’Iran fasse preuve de patience et de modération ; l’Europe de persévérance, d’unité et de fermeté ; la Russie de volonté de médiation entre Israël et l’Iran ; les États-Unis d’un brin de pragmatisme ; et Israël de retenue. Bien téméraire qui pariera là-dessus. Reste que le pire serait une catastrophe et ne pas tout tenter pour le prévenir serait le comble de l’irresponsabilité. Tout commence par un effort pour sauvegarder ce qui peut l’être de l’accord nucléaire. À l’Europe de jouer.

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