Français, Tunisiens et combattants de l’organisation de l’État islamique

Deux pays différents, une guerre commune · La France et la Tunisie sont parmi les plus gros pourvoyeurs en combattants de l’organisation de l’État islamique. Quels facteurs ont conduit autant d’individus, majoritairement jeunes, à rejoindre l’organisation ?

En Tunisie, la majorité des études et des rapports officiels ont alerté sur le nombre anormalement élevé de jeunes Tunisiens partis rejoindre les groupes dits djihadistes en Syrie et en Irak. Celui des experts des Nations Unies de juillet 2015 évaluait le nombre de Tunisiens engagés à 5 500. Ces adhésions structurées autour de la migration religieuse sont volontaires et s’inscrivent dans la symbolique du djihad et du rêve du retour à un Etat islamique exemplaire. Toutefois, derrière ces motivations, le vécu de ces individus et leurs situations économiques, sociales et politiques participent activement à l’adhésion au djihadisme.

L’exclusion sociale, fabrique d’extrémisme

L’engagement de Tunisiens au sein d’organisations terroristes n’a pas débuté en Syrie. Il est plus ancien et s’explique par des raisons aussi bien nationales qu’internationales. Les efforts des djihadistes pour attirer la sympathie de la population ont débuté dans le sillage de la chute de Zine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011, situation qui charriait en son sein un espoir neuf. Bien qu’il soit difficile d’identifier clairement les courants djihadistes durant cette période et qu’ils se soient plutôt basés sur le charisme de certains dirigeants, ils se sont principalement orientés vers des pans juvéniles de la population. Une étude du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) intitulée « Le terrorisme en Tunisie à travers les dossiers judicaires »1 indique que la majorité des personnes poursuivies par la justice (751 sur 994) ont entre 18 et 34 ans, soit une proportion de 75 %, conformes aux chiffres de l’ancien ministre de l’intérieur Hédi Majdoub d’avril 2017 : les Tunisiens dans les zones de combat sont au nombre de 3 000 et 96 % ont entre 24 et 35 ans. Mais qu’est-ce qui pousse ces jeunes à aller se battre loin de chez eux ?

Toutes les études indiquent que les zones marginalisées — les quartiers populaires autour de la capitale ou les régions non-côtières — sont un terreau fertile pour l’implantation djihadiste, aussi bien pour la préparation d’actes terroristes dans le pays que pour le recrutement pour les zones de conflit. Les jeunes des marges sont particulièrement fragiles socialement et économiquement puisqu’ils sont touchés par le chômage, la pauvreté, l’abandon scolaire et la stigmatisation sociale. Une étude portant sur le quartier populaire de Douar Hicher2, l’un des plus vastes de la capitale, indique que « une proportion considérable de ces jeunes sont au chômage ou travaillent sur des périodes irrégulières dans des activités liées à l’économie informelle, soit des types de travaux qui ne garantissent pas la stabilité financière ou psychologique, et encore moins un statut social élevé. »

L’exclusion sociale alimente le récit « du djihad au service de Dieu » relayé par certaines mosquées, qui vient compenser la vulnérabilité sociale. Le groupe Ansar Al-Charia, classé « organisation terroriste » par les autorités tunisiennes en août 2013, en a profité. La position officielle tunisienne, en partie conforme à la propagande djihadiste sur la question syrienne, est également à interroger. Le gouvernement de la troïka (2011-2014), dirigé par Ennahda a notamment accueilli la Conférence des Amis de la Syrie en février 2012 et permis à des prédicateurs de venir inciter au djihad, notamment l’égyptien Wagdy Ghoneim qui a donné une série de conférences à travers le pays en février 2012, suivi par l’égyptien Mohamed Hassan fin février 2013. A ce discours s’ajoutent celui de chaînes de télévision religieuses et les réseaux sociaux.

L’annonce de l’avènement d’un califat par Abou Bakr Al-Baghdadi en juin 2014 a réactivé chez de larges pans de la jeunesse tunisienne le rêve d’un califat islamique, ce modèle idéal qui rompt avec celui de l’Etat-Nation. D’où la nécessité de s’interroger sur la relation entre l’Etat tel qu’il se présente aujourd’hui et ces jeunes poussés par une force de destruction dirigés contre la nation, surtout que la Tunisie a déjà été confrontée à la participation de jeunes citoyens à la Guerre d’Afghanistan contre l’Union Soviétique à la fin des années 80 ou la seconde guerre du Golfe à partir de 2003.

Une autre conséquence de la crise de l’Etat

Dans le cas tunisien, la lutte contre le terrorisme se distingue par l’absence de stratégie d’Etat. Face à la multiplication des opérations terroristes, les gouvernements successifs ont préféré un traitement sécuritaire d’urgence. Bien que depuis 2015, les déclarations officielles se multiplient au sujet de la préparation d’un document présentant la stratégie nationale de lutte contre le terrorisme (qui n’a toujours pas été publié), la gestion publique du phénomène ne bénéficie pas d’une vision stratégique coordonnée et globale. Par ailleurs, le traitement du dossier des Tunisiens revenant de Syrie démontre l’incapacité de l’État à traiter le phénomène : depuis 2014, lorsque l’ancien ministre de l’intérieur Lotfi Ben Jeddou avait annoncé le retour de Syrie d’environ 400 jeunes tunisiens, la scène politique – les partis au pouvoir aussi bien que ceux dans l’opposition – est entrée dans une controverse sur la façon de traiter cette « migration inversée » et ses potentielles conséquences. La controverse a été relancée avec l’annonce d’un projet de loi sur la repentance qui dispense un grand nombre de ces djihadistes de poursuites judiciaires.

Suite aux déclarations de son président, Rached Ghannouchi, qui appelait à ouvrir les portes de la repentance, Ennahda a été accusé en août 2015 d’être derrière ce projet de loi et de chercher à convaincre le président Beji Caïd Essebsi de le porter, d’autant plus que ce dernier avait préalablement déclaré : « Nous ne les mettrons pas tous en prison… Nous prendrons les mesures nécessaires pour les mettre hors d’état de nuire ».

D’autre part, le dossier d’instruction sur les réseaux de transferts de jeunes vers les zones de combat fait l’objet d’un black-out politique et ce malgré l’annonce de la composition d’une commission d’investigation parlementaire le 31 juillet 2017, commission qui n’a pas encore clôturé ses travaux, du fait de tensions entre députés, certains accusant Ennahda d’être derrière les réseaux en question. L’Etat, de par ses politiques qui maintiennent la marginalisation et la pauvreté, continue d’alimenter le terrorisme et les process qui y mènent, leur permettant de cibler plus largement et de s’enraciner dans la société. Il nourrit ainsi la méfiance des jeunes Tunisiens qui sont dans une situation de « non-affiliation » qui leur retire leur foi en l’avenir.

Des profils similaires

En France comme en Tunisie, il y a eu convergence entre la position officielle d’en finir avec le régime de Bachar Al-Assad et les appels au djihad et les deux pays comptent un nombre significatif de personnes ayant quitté leur territoire pour se joindre au djihad. Si les deux pays sont en apparence très différents, de nombreux points communs se dégagent lorsque l’on étudie le profil des individus partis et les réponses politiques.

Difficile d’établir des statistiques précises sur l’ensemble des Français partis combattre en Syrie. Néanmoins, basée sur un échantillon de 265 djihadistes français présumés morts en Syrie, une note confidentielle de l’Unité de Coordination de la Lutte Antiterroriste (UCLAT) créée en 1984 dans le but de renforcer la coopération entre les services sécuritaires français, révèle quelques informations sur les profils des personnes parties en Syrie. Selon ce document diffusé en 2017 à tous les préfets, leur moyenne d’âge est de 28 ans, 52 % d’entre eux sont descendants d’immigrés tandis que 24 % sont sans liens avec l’immigration et 56 % habitaient un « quartier prioritaire », où les revenus par habitant sont les moins élevés, appuyant dès lors la thèse d’une corrélation entre inégalités socio-économiques et radicalisation.

Si l’on se fie à la recherche universitaire sur la question, les profils sont variés, mais convergent en certains points. Il y a des convertis à l’islam, des jeunes en abandon scolaire ou encore des petits délinquants recrutés en prison. Comme en Tunisie, le djihadisme offre à ses adhérents la possibilité de s’élever socialement, d’être reconnus, là où, en France, l’horizon reste bouché par un chômage des jeunes élevé et un recours croissant aux emplois instables et précaires. La radicalisation n’est en outre pas sans liens avec les discriminations subies au quotidien par les populations issues de l’immigration postcoloniale. La pratique du contrôle au faciès3. et la discrimination à l’embauche pour ne prendre que ces deux exemples sont deux phénomènes auxquels l’Etat n’a pas su répondre efficacement.

Revisiter le contrat social

Pays européen le plus durement touché par les actes terroristes, mais aussi le plus concerné par les départs de djihadistes en Syrie avec quelques 1700 individus partis pour la Syrie selon les chiffres officiels rappelés lors de la présentation du plan « de lutte contre la radicalisation » présenté par Edouard Philippe le 23 février 2018. Sur les 323 personnes majeures revenues en France, certaines ont été écrouées, d’autres sont sous contrôle d’administratif. Le centre de déradicalisation ouvert à titre expérimental en Indre-et-Loire a été fermé en juillet 2017, l’expérience ne s’étant pas montrée concluante. En Syrie et en Irak, 680 adultes français accompagnés de leurs familles sont détenus. Si la France dit être confiante quant à la capacité des Kurdes et des Irakiens à les juger équitablement, elle assure être prête à intervenir en cas de condamnation à mort. Leur rapatriement est une option particulièrement impopulaire au sein d’une population déjà polarisée.

En effet, la multiplication des attentats a contribué à la stigmatisation des musulmans en France, pays de l’Union européenne qui abrite le plus grand nombre de musulmans. Le djihadisme exacerbe la fracture entre musulmans et non-musulmans dans ce pays qui peine à accepter son identité plurielle.

Ainsi, la France et la Tunisie font face à des défis similaires et ce, malgré de considérables différences. Là où il faudrait profondément remettre en question quantité de politiques économiques et sociales, voire le contrat social pour pallier aux exclusions qu’il produit, les logiques sécuritaires ont pris le dessus.

1« Le terrorisme en Tunisie à travers les dossiers judiciaires », Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux, octobre 2016, p.32.

3Ismaël Halissat, « La Cour de cassation confirme la condamnation de l’Etat pour des contrôles au faciès », Libération, 9 novembre 2016.

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