Fractures à gauche

Gaza. Fabien Roussel : « Je ne suis pas dupe de l’usage du mot terrorisme »

En répondant en exclusivité à Orient XXI, le secrétaire national du PCF livre une analyse du conflit renvoyant dos-à-dos gouvernement israélien et Hamas. Le député du Nord exhorte la France à sortir de son effacement sur un sujet que le président qualifiait il y a peu - nous révèle-t-il - de second rang. Il parle ici de ce qui divise la gauche : le terrorisme, l’apartheid israélien, la solidarité avec la Palestine.

Fabien Roussel au Congrès du PCF à Ivry le 25 novembre 2018.
Wikimedia Commons

Orient XXI - Depuis le 7 octobre, un débat autour du Hamas traverse la gauche. Si tout le monde s’accorde au PCF pour parler d’attaques terroristes, il y a des divergences d’analyse pour le qualifier de mouvement terroriste. Peut-on interdire un mouvement qui représente près de la moitié des Palestiniens ?

Fabien Roussel - Tout le monde ne qualifie pas les actes du 7 octobre d’attaques terroristes et je le regrette. Et je dis, avec la même force, qu’elles ne justifient en rien les bombardements massifs et incessants sur Gaza. Pour gagner la paix, il faut cesser le deux poids deux mesures de tout côté. Quiconque affirme porter une perspective de paix doit également dire sans ambiguïté que ce que subit le peuple palestinien à Gaza et dans les territoires occupés est une blessure pour l’humanité, aussi atroce que les crimes commis le 7 octobre. Ma conviction est que le gouvernement d’extrême-droite de Nétanyahou ou le Hamas, quel que soit leur poids dans leurs opinions respectives, ne permettront pas de trouver une solution politique à ce conflit, car tous deux sont opposés à la coexistence pacifique des deux peuples au sein de deux États.

Pour Emmanuel Macron, un conflit de « second rang »

OXXI. - Il y a aussi un grand abandon de Gaza et des Palestiniens, par l’Union européenne, ainsi que par une partie du monde arabe avec les accords d’Abraham. Que faut-il faire pour remettre la question palestinienne au centre du jeu ?

F. R.- Quand le président de la république a réuni les chefs de partis à Saint-Denis le 28 août 2023, bien avant le 7 octobre, cela a duré treize heures au total, dont trois heures de discussions préliminaires sur la situation internationale, l’Ukraine, l’Arménie... À la fin de cet échange, alors que le Président voulait enchainer le débat sur la situation française, je l’ai arrêté et j’ai dit : « Monsieur le Président, il faut parler de la Palestine. La France s’honorerait de prendre une initiative politique pour remettre cette question au cœur de l’actualité internationale car je crains une explosion, c’est terrible ce qui se passe là-bas ». Le Président a balayé ma demande d’un revers de main en disant que cette guerre était un conflit de « second rang », pour reprendre son expression, et que même les pays arabes ne mettaient plus la question palestinienne au rang de leurs priorités, alors pourquoi la France le ferait-elle ? Je regrette ce choix des pays arabes et des États-Unis, mais je regrette tout autant la position de la France, qui n’était pas obligée de s’aligner sur le sujet.

OXXI. - Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à résister se discute-t-il ? Aucune guerre de libération n’a été exempte de l’utilisation d’actions terroristes si l’on définit celles-ci comme des attaques contre les civils. Cela a été notamment vrai en Algérie, au Vietnam…

F. R.- Je ne suis pas d’accord. Je ne suis pas historien, et je ne veux pas parler à leur place, mais j’ai demandé aux historiens du parti communiste de me sortir les archives pour vous répondre. Le parti communiste français (PCF) a défendu et soutenu le FLN et s’est battu pour la décolonisation de l’Algérie et son indépendance1. Les rares fois où il y a eu des civils délibérément tués, nous nous en sommes désolidarisés. Que ce soit en Algérie, que ce soit au Vietnam, des peuples colonisés ont fait le choix de recourir à la lutte armée pour s’en prendre à une armée mais pas aux civils. Ils n’ont pas organisé des viols, ils n’ont pas délibérément tué des enfants, ils n’ont pas froidement assassiné des civils désarmés par centaines. Quand j’entends, parfois, que le terrorisme c’est l’arme du pauvre, je me soulève contre cette idée. Je ne la partage pas du tout.

Après je ne suis pas dupe de l’usage du mot terrorisme, et je sais aussi que les États-Unis sont les premiers à en abuser. Ils l’ont posé sur le front de Nelson Mandela quand il était en prison, mais ensuite ils sont allés pleurer sur sa tombe. Ils l’ont posé sur le keffieh de Yasser Arafat, puis ils l’ont accueilli à la Maison-Blanche. Aujourd’hui ils font de Cuba un pays terroriste parce qu’il a accueilli les négociateurs de la paix en Colombie. Je connais la charge politique de ce mot. Mais pour nous communistes, qui sommes le parti de la Résistance, nous ne confondrons jamais le combat pour la libération et l’indépendance d’un peuple et des actes de barbarie qui s’en prennent délibérément à des civils.

OXXI. - L’Afrique du Sud a porté devant la Cour internationale de justice (CIJ) une plainte contre Israël pour « actes de génocide contre le peuple palestinien à Gaza ».

F. R.- Je ne crains pas d’employer les mots de « risque génocidaire ». Plus de trente rapports d’organisations des Nations unies parlent très précisément de « risque génocidaire ». La saisine de la Cour internationale de justice par l’Afrique du Sud, un pays qui a réussi à mettre fin à l’apartheid est, outre sa portée symbolique, une excellente initiative. C’est peut-être le moyen de faire prendre conscience à de nombreux pays, notamment ceux de l’Union européenne et les États-Unis, qu’ils pourraient par leur silence être complices de crimes. Ce peut être aussi à court terme un des moyens d’imposer un cessez-le-feu.

Pour ces deux raisons, je salue cette initiative, d’autant que les propos de ministres racistes et suprémacistes israéliens appelant à éliminer le peuple palestinien, traitant les Palestiniens d’animaux doivent nous faire mesurer l’extrême gravité de ce qui se déroule en ce moment dans cette région du monde, et donc du devoir qui est le nôtre de mobiliser nos compatriotes. Il ne peut plus y avoir deux poids deux mesures et d’indignation sélective en matière de droit international.

OXXI. - Plusieurs pays accusent l’Occident et donc la France d’être dans une logique de deux poids deux mesures. Que répond-t-on au président colombien Gustavo Petro, pour qui l’Afrique du Sud incarne désormais le triptyque Liberté, Égalité, Fraternité, ce qui est assez vexant pour la France.

F. R.- Ce n’est pas vexant, c’est une réalité. J’ai aussi interpellé le président de la république à ce sujet, en lui disant que la France s’honorerait d’établir des passerelles diplomatiques globales, car c’est notre histoire. Le PCF a demandé au président de reconnaitre l’État de Palestine, comme l’a fait l’Espagne, pour faire un pas supplémentaire, mais il s’y refuse.

Pour la suspension des accords entre l’Union européenne et Israël

OXXI. - Quel doit être le message de la gauche sur Israël-Palestine aux élections européennes de juin prochain ? On sait qu’Israël est associé à l’Union européenne par de nombreux accords.

F. R.- Je crains l’embrasement généralisé et le chaos dans cette région du monde. La paix ne viendra ni du gouvernement Nétanyahou ni du Hamas. Il faut un cessez-le-feu, une solution à deux États. Ce sont les Nations unies qui ont imposé la création de l’État d’Israël. Ce qui a pu être fait en 1948 peut être fait aujourd’hui pour imposer un État palestinien aux côtés d’un État israélien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale et la décolonisation de la Cisjordanie. C’est parce qu’il manque une perspective politique que la guerre se poursuit. La liste conduite par Léon Deffontaines aux élections européennes portera cette exigence de cessez-le-feu, de libération des otages et de sanctions économiques européennes contre Israël par la suspension de l’accord d’association UE-Israël tant que les bombardements contre Gaza n’auront pas pris fin, et appellera à une solution à deux États. Je le dis parce que tout le monde ne le dit pas.

OXXI. - L’usage du mot apartheid à propos d’Israël a été largement porté par votre parti, notamment par le député Jean-Paul Lecoq, dans une résolution au Parlement que vous avez votée, puis dans une résolution à votre Congrès. Pourtant, un de vos proches Christian Picquet conteste son usage.

F. R.- La résolution du parti porte sur la dénonciation d’un régime d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien. En Cisjordanie c’est très concret. Il y a deux catégories de résidents là-bas : des colons qui ont tous les droits, et des colonisés qui n’en ont aucun. Les colonies sont des havres de paix, mais les villes palestiniennes juste à côté vivent l’enfer, les maisons y sont détruites, et les oliveraies y sont saccagées. Donc ne craignons pas d’utiliser ce mot d’apartheid pour caractériser ce qui se passe en Cisjordanie. Mais ce n’est pas le cas en Israël, où des députés communistes et arabes côtoient des élus d’extrême droite…

OXXI. - Pourtant ils se font menacer d’être expulsés de la Knesset. Vous venez d’ailleurs d’en rencontrer quelques-uns en visite en France.

F. R.- Certes mais ils sont élus au Parlement, ce n’est pas une petite nuance. Les communistes israéliens m’ont alerté sur la pression qu’ils subissent de la part du gouvernement. Ainsi, le député Ofer Cassif est menacé d’expulsion de la Knesset pour avoir soutenu l’Afrique du Sud dans sa démarche. Là encore, la France et l’Union européenne ne peuvent pas rester silencieuses. Le drame c’est que la gauche israélienne partisane de la solution à deux États est extrêmement affaiblie. Le drame c’est que ceux qui défendent au sein de l’OLP un État de Palestine libre, laïque et démocratique sont très affaiblis eux aussi. Malgré tout, nous resterons aux côtés des partisans d’une solution à deux États, Israéliens comme Palestiniens, et nous combattrons l’annexion de la Cisjordanie par l’État d’Israël, comme le porte l’extrême droite israélienne. Cependant nous combattrons aussi le projet d’un État islamiste porté par le Hamas qui est une terrible menace pour le peuple palestinien lui-même.

OXXI. – En Israël, les manifestations de la société civile ont repris ces derniers jours. La question de la libération des otages est au cœur de ces protestations, et on a l’impression d’un pays, vous avez employé le mot tout à l’heure, au bord du chaos.

F. R.- J’ai rencontré il y a quelques jours un réserviste israélien sur un plateau de télévision. Je ne partage pas tout ce qu’il a dit mais il fait partie de ces centaines de milliers d’Israéliens qui ont manifesté pendant des semaines contre le gouvernement de Nétanyahou…

OXXI. - Il fait aussi partie de ces Israéliens qui tuent des Palestiniens à Gaza.

F. R.- Je pense qu’il ne faut pas avoir une vision simpliste, en noir et blanc de ce qui se passe là-bas. Je me garderai de juger qui que soit. Si des Palestiniens disent aujourd’hui que le Hamas n’est pas une organisation terroriste, et si un soldat israélien dit je suis allé là-bas mais je combats Nétanyahou, je ne me permettrais pas de les juger, même si j’ai un point de vue différent. Le point de convergence avec ce réserviste israélien, c’est quand il dit : "tant qu’il n’y aura pas de perspectives politiques, la guerre continuera".

OXXI. - Vous comprenez qu’aujourd’hui pour beaucoup de Palestiniens, le Hamas est en train de faire bouger les lignes…

F. R.- Je ne suis pas à leur place, c’est eux qui prennent les bombes. Et c’est le peuple israélien qui a été meurtri dans sa chair. J’ai lu cette autrice franco-israélienne, Laura Moses-Lustiger. Elle dit que la souffrance israélienne la rend aveugle à celle des Palestiniens. Je me garde de porter des jugements sur les uns et sur les autres.

L’accusation d’antisémitisme, « une arme affreuse, horrible, indécente »

OXXI. - L’antisémitisme est un combat historique du Parti communiste français depuis les années 1950. Mais comment décorréler la lutte contre ce fléau des amalgames entre antisémitisme et « antisionisme », mot pratiquement criminalisé mais jamais clairement défini.

F. R.- La lutte contre l’antisémitisme est dans nos gênes. La loi Gayssot qui pénalise le racisme et l’antisémitisme a été écrite par un communiste. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons fait le choix de marcher le 12 novembre 2023 contre l’antisémitisme, même si cette marche était pleine de pièges et que j’en ai voulu aux présidents des deux chambres de la manière dont elle avait été organisée. Pour autant il ne faut pas tortiller pour dénoncer, condamner et lutter contre l’antisémitisme. Ensuite, je dénonce le fait que quand les communistes et d’autres militants prennent des positions pour soutenir le peuple palestinien, ils sont accusés d’antisémitisme. C’est insupportable. Nétanyahou, son gouvernement, sa diplomatie mettent la pression sur la diplomatie française et européenne : s’ils n’apportent pas un soutien inconditionnel à Israël, alors ils sont antisémites. C’est une arme affreuse, horrible, indécente, ignoble que je dénonce. Notre diplomatie a été tétanisée par cela, tout comme beaucoup de responsables politiques français. Pas nous. Il n’y a pas deux peuples que je renvoie dos-à-dos. Il y a un gouvernement israélien qui fait le choix d’occuper le territoire palestinien. Il y a un occupant et un occupé.

Et en même temps, je suis fier d’appartenir à un parti qui a toujours combattu l’antisémitisme, et tous les racismes sans faire de distinction. Et nous continuerons de le faire dans le dialogue que nous avons avec la société française, dans toutes ses composantes, sans jamais confondre la communauté juive avec le gouvernement israélien.

OXXI. - Si vous arrivez au pouvoir, vous abrogez la directive Alliot-Marie qui criminalise en partie les actions de solidarité avec la Palestine ?

F. R.- Il y a une loi, elle est suffisante, c’est la loi Gayssot. Je dénonce la criminalisation de militants qui œuvrent pour la paix, alors que des responsables politiques d’extrême droite font la promotion de Pétain.

OXXI. - Tout en défilant le 12 novembre…

F. R.- ... sans qu’ils ne soient jamais condamnés. J’avais présenté une résolution à l’Assemblée pour que la loi Gayssot soit appliquée avec plus de fermeté et avec des peines d’inéligibilités pour certains élus. Et surtout je veux dénoncer la complicité entre les extrêmes droite israélienne, française et européenne. Aujourd’hui Nétanyahou trouve avec Bardella et Le Pen ses meilleurs soutiens en France. Bardella, dans les réunions de chefs de partis avec le Président dit qu’il ne faut pas réclamer un cessez-le-feu, et que les dirigeants israéliens ont le droit de pourrir la vie des Gazaouis en violant le droit international. C’est extrêmement grave, je suis très inquiet de cette convergence idéologique. Ces extrême-droites menacent la démocratie et la paix du monde.

« Si je suis invité, j’irai au dîner du Crif »

OXXI. - Depuis le 7 octobre, le mouvement de solidarité en France semble assez faible. Le PCF a toujours été un acteur important de la solidarité avec la Palestine. Que faire pour la relancer aujourd’hui ?

F. R.- Pour que la communauté internationale se bouge, il faut que les peuples se manifestent. J’ai constaté comme vous que la mobilisation n’a pas toujours été au rendez-vous. Il y a d’abord eu une répression dure et scandaleuse de la part du ministère de l’intérieur, alors que nous aurions dû aller tous ensemble manifester, et exprimer autant notre soutien au peuple israélien meurtri dans sa chair le 7 octobre qu’au peuple palestinien qui subit une vengeance sauvage. S’il n’y a pas eu ces mobilisations très larges, c’est aussi parce qu’il y a eu des débats à gauche sur la qualification du Hamas et des attentats du 7 octobre, mais aussi à propos de la perspective politique concrète, par exemple la nécessité de reconnaître l’État de Palestine aux côtés de l’État d’Israël. Cela a semé le trouble sur le contenu de ces mobilisations et je le regrette.

OXXI. - Si vous êtes invité au prochain dîner du CRIF, vous y allez ?

F. R.- Si je suis invité, j’irai, bien sûr.

OXXI. - Enfin que répondez-vous à Jean-Claude Lefort, un historique du PCF et de la cause palestinienne, qui démissionne du parti en vous reprochant de ne pas l’avoir soutenu dans sa démarche pour empêcher Darmanin de qualifier Salah Hammouri de « terroriste », accusation israélienne sans preuves.

F. R.- Ce n’est pas vrai, j’ai multiplié les interventions par oral et par écrit auprès du président de la république, auprès de Gérald Darmanin pour défendre les droits de Salah Hammouri. Il est cher au cœur des communistes de se mobiliser et de continuer à le faire pour qu’il puisse jouir de l’ensemble de ses droits.

1NDLR. Jusqu’au milieu des années 1950, le PCF demeure sourd aux revendications indépendantistes du mouvement national algérien. Il vote même les « pouvoirs spéciaux » au gouvernement socialiste de Guy Mollet en mars 1956, qui accorde à l’armée française des pouvoirs très étendus en pleine « guerre d’Algérie ». Voir aussi Guerre d’Algérie. Communistes et nationalistes, le grand malentendu de Jean-Pierre Séréni.

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