Gaza. Les frontières fluctuantes de la scène politique libanaise

À l’instar de nombreux pays arabes, le Liban n’a pas connu de grandes manifestations en soutien à la Palestine. Mais le 7 octobre ainsi que les affrontements armés qui ont lieu depuis des deux côtés de la frontière entre le Hezbollah et Israël changent en partie la configuration de la scène politique nationale, le baromètre étant le positionnement vis-à-vis de la résistance armée, en Palestine comme au Liban.

L'image montre deux hommes portant des chapeaux traditionnels, se tenant devant un grand panneau ou une affiche représentant une figure politique ou historique. L'un des hommes brandit une arme, probablement un fusil d'assaut, en faisant un geste qui attire l'attention du public. L'atmosphère semble solennelle et les deux hommes semblent s'adresser à une foule, ce qui suggère un contexte d'engagement politique ou religieux.
Plaine de la Bekaa, 24 juin 2024. Le cheikh Ali Al-Ghazawi, mufti de Zahlé et de la Bekaa, brandissant une arme lors des funérailles d’Ayman Ghotmeh, un des leaders de la Jama’a islamiya
capture d’écran / Alafdal News

De notre envoyée spéciale.

Alors que les émissaires européens multiplient les voyages au Liban dans l’espoir d’éviter une guerre avec Israël, Beyrouth continue de vivre. On en oublierait presque que le sud du pays est à feu et à sang depuis le 8 octobre. Les expatriés rentrent volontiers au pays natal, les vols retours vers Beyrouth n’enregistrant qu’une baisse de 5 % par rapport à juin 2023. Les cafés et les bars de Hamra, le quartier historique de la gauche intellectuelle, ne désemplissent pas, même si payer en dollars est devenu monnaie courante. Il faut prévoir des liasses de Livres libanaises (LL) dans les poches, même pour un simple café, le billet vert étant désormais stabilisé à 89 000 LL, contre 1 500 avant la crise. De nombreuses entreprises locales payent désormais les salaires en dollars, participant à cette impression de reprise économique. Le tout au rythme du bourdonnement incessant des générateurs au coin de tous les immeubles qui permettent de limiter les effets des coupures quotidiennes d’électricité, la compagnie nationale l’Électricité du Liban (EDL) assurant à peine 4 heures d’électricité par jour.

Un retour à la quasi-normalité, comme le répètent beaucoup d’habitants ? Pas pour tout le monde cependant : la pauvreté est là, réelle, douloureuse, notamment pour ceux qui, le soir, fouillent les poubelles à l’aide d’une lampe frontale ; ou bien pour ceux et celles qui marchent pour ne plus prendre un « service », le taxi collectif, jadis à 2 000 LL (1,19 euro), et désormais à 200 000 LL (2 euros) ; ou encore pour celles et ceux qui, travailleurs précaires payés en livres, négocient avec les chauffeurs de bus le prix d’un trajet Beyrouth — Tripoli à 100 000 LL (1 euro) au lieu des 150 000 LL (1,5 euro) affichés, dans l’espoir de ne pas trop grignoter sur leurs maigres salaires.

« L’éléphant dans la pièce »

Dans ce contexte, la place faite à la Palestine semble relative. Certes, ici et là, des drapeaux et des tags rappellent la solidarité avec les victimes de la guerre génocidaire à Gaza. Des commerces proposent à la vente des keffiehs ou des vêtements aux broderies palestiniennes si reconnaissables. Mais les appels à manifestation qui ont eu lieu depuis le 7 octobre, notamment devant les ambassades française ou égyptienne, deux gouvernements perçus comme complices des Israéliens, ont peu mobilisé. « Les gens sont fatigués, ils sont empêtrés dans la vie quotidienne et ne croient plus à l’intérêt de la mobilisation », explique Mohamed (pseudonyme). Ce jeune homme de 26 ans a fait partie des étudiants qui se sont révoltés pendant la période 2019-2020. On se serait pourtant attendu à ce que les jeunes de la place des martyrs soient les premiers à manifester pour la Palestine :

Il n’y a aucune structure politique qui a vu le jour après les grandes mobilisations pour encadrer ce mouvement. Et puis, beaucoup de personnes qui étaient très actives à l’époque ont quitté le pays depuis. D’autres sont trop déçues. Elles ont abandonné toute activité politique.

Walid Charara, éditorialiste à Al-Akhbar, quotidien proche du Hezbollah, rappelle quant à lui la situation politique du Liban, sans président de la République depuis presque deux ans :

Une partie de la population estime que la confrontation réelle avec Israël a lieu dans le sud, ce qui rend les manifestations à Beyrouth secondaires. Et puis manifester contre qui ? Il n’y a pas d’État au Liban auquel les gens vont demander de se mobiliser pour Gaza.

Si le constat est juste, il ne fait pas oublier « l’éléphant dans la pièce »1 à chaque fois qu’il est question de la Palestine au Liban : le Hezbollah, acteur indispensable de la résistance armée contre Israël et des affrontements avec celui-ci dans le sud du pays. Comme le rappelle à juste titre Mohamed :

Sur le plan intérieur, ce qui se passe en Palestine oblige à se positionner par rapport à l’axe de résistance et à la guerre. Car si tu te positionnes clairement et publiquement sur Gaza, tu es catégorisé comme un soutien du Hezbollah.

Cartes rebattues

C’est le cas pour Walid Joumblatt, leader du Parti socialiste progressiste et de la communauté druze. « Nous soutenons la cause palestinienne car c’est une cause juste. C’est une terre arabe qui a été violée et colonisée », déclare-t-il dans le podcast Atheer d’Al-Jazira le 3 juin 2024, où il exprime sa solidarité avec le Hamas en tant que mouvement de résistance nationale. Lui qui a exacerbé la dimension confessionnelle de son parti quand il en a hérité la direction après l’assassinat de son père, Kamel Joumblatt, en 1977, tout en insistant sur l’importance pour sa communauté de s’ancrer dans son environnement arabe, n’hésite pas à fustiger les Druzes d’Israël qui combattent avec l’armée coloniale à Gaza. Sur le Sud-Liban, il va jusqu’à témoigner d’un soutien prudent au parti de Hassan Nasrallah :

Le Hezbollah a réussi à détourner une partie de l’effort de guerre israélien de Gaza vers le nord. […] Mais personnellement, j’ai toujours peur que le front s’élargisse. […] Jusque-là, nous sommes dans les limites d’une intervention raisonnable. Ce qui ne le serait pas, c’est de se laisser entraîner dans une guerre ouverte.

Nous voilà bien loin de la « Coalition du 14 mars » qui s’est formée au lendemain de l’assassinat de Rafik Hariri2, en 2005, contre les chiites du Hezbollah et d’Amal, et contre la présence syrienne au Liban, et qui comptait entre autres dans ses rangs le chef druze, les sunnites du Courant du Futur ainsi que les partis chrétiens des Phalanges et des Forces libanaises (FL).

Dans les hauteurs de Bikfaya, fief de la famille Gemayel à moins d’une heure de Beyrouth, le président du parti des Phalanges libanaises, Samy Gemayel, qui nous accueille dans son bureau, déplore à la fois l’extrémisme du gouvernement israélien et l’absence d’une « représentation légitime » côté palestinien. Élie Elias, professeur d’histoire politique à l’Université maronite du Saint-Esprit de Kaslik, près de Jounieh, au nord de Beyrouth, et membre du bureau politique des FL condamne pour sa part « la violence des deux côtés » et un conflit devenu « religieux par excellence, qui sort de toute logique politique », tout en qualifiant le Hamas de « mouvement extrémiste, islamiste et iranien ».

Plutôt que de résistance armée, les Phalanges tout comme les FL préfèrent parler de « solution à deux États » et d’un rôle « exclusivement diplomatique » pour le Liban, comme si ce qui se passait en Palestine ne concernait le pays du Cèdre ni de près ni de loin. Difficile là aussi de ne pas voir que prendre fait et cause pour Gaza signifie forcément adouber l’action du parti de Dieu dans le sud. « En aucun cas le Liban ne doit rentrer dans un conflit militaire ou prendre des positions. Le problème ici c’est que ce n’est même pas le Liban qui le fait, c’est le Hezbollah qui le fait, sans prendre l’avis de personne », affirme Samy Gemayel, persuadé, dit-il, qu’« Israël n’a pas d’ambition territoriale au Liban, sinon il aurait colonisé le sud du Liban quand il l’a occupé ». On appréciera — ou pas — la nuance.

L’arabité plutôt que le confessionnalisme ?

Si les deux principaux partis chrétiens se contentent de déplorer le nombre de morts civils à Gaza en renvoyant dos à dos l’armée israélienne et le Hamas, la situation est plus complexe chez les sunnites pour qui la Palestine est historiquement, comme pour la majorité des populations arabes, la seule cause qui rassemble.

Mais comment sonder le pouls d’une communauté privée de son chef, dans un pays où l’ordre confessionnel domine ? Depuis janvier 2022, l’ancien premier ministre Saad Hariri, chef du Courant du Futur, s’est retiré de la vie politique et s’est installé aux Émirats arabes unis (EAU), laissant la communauté sunnite sans leader. De passage par Beyrouth en février 2024 pour commémorer le 19e anniversaire de l’assassinat de son père, il déclare dans une interview exclusive sur les chaînes saoudiennes Al-Hadath et Al-Arabiya :

Concernant ce que subit le sud et notre peuple là-bas, il est clair qu’Israël, et surtout Nétanyahou, veut rediriger la guerre vers le Liban en usant de différents prétextes. […] Mais l’Iran ne veut pas de guerre avec Israël. Pour moi, nous devons tous être solidaires avec Gaza, et avec les enfants de Gaza, et ne pas détourner notre attention de ce qui s’y passe. Parce que c’est ce que veut Israël.

Une position claire tout en se gardant de critiquer l’action du Hezbollah dans le sud : c’est ce que Walid Charara appelle « la neutralité positive » d’une partie des sunnites.

Si Hariri continue d’avoir un poids certain au sein de sa communauté, la frange religieuse n’est pas en reste. Vendredi 5 juillet, à la mosquée sunnite de l’imam Ali dans le quartier modeste de Tari’ jdidé, Gaza est très présente dans le prêche hebdomadaire : « Il y a des enfants qui meurent de faim, et on nous parle d’humanité, de civilisation, de modernité, de droits humains et même de droits des animaux ! Que Dieu vous maudisse pour tout enfant qui meurt de faim et de soif à Gaza ! »

Hussein Ayoub, ancien journaliste d’Assafir et actuel rédacteur en chef du site 180post, rappelle :

Pour la première fois depuis que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a quitté Beyrouth en 1982, nous avons un groupe islamique sunnite de résistance armée qui a porté le conflit au cœur d’Israël, surpassant ainsi les mouvements essentiellement chiites qui existent depuis l’émergence de la résistance islamique au Liban en 1982. Une grande partie de la rue arabe sunnite s’est identifiée à ce phénomène, qui a même réussi à panser la plaie sunnite-chiite ouverte depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003.

De quoi faire pousser des ailes à la Jama’a islamiya, ramification de la confrérie des Frères musulmans faiblement implantée au Liban, et qui se bat avec son groupe armé « Forces de l’aube » dans le sud du pays. Certes, l’effort de guerre de cette organisation n’est pas conséquent, mais il ne passe pas inaperçu. Lors des funérailles d’Ayman Ghotmeh, un des leaders du mouvement assassiné le 22 juin 2024 par un tir israélien dans la Bekaa, le défunt a été salué par le mufti de la région devant pupitre et micros : « Nous ne jetterons pas des fleurs à l’ennemi. Soit il s’en va, soit ce sera cela », déclare-t-il en levant l’arme automatique qu’il tient à la main. L’image, depuis, a fait le tour des réseaux sociaux, et a été imprimée sur des bannières qui décorent des villages de la plaine de la Bekaa.

L’ombre dissipée de la guerre en Syrie

S’il n’est pas dit que la majorité des sunnites libanais souscrivent à l’idée d’être représentés par un groupe religieux armé, eux à qui la constitution garantit le poste de premier ministre, le fossé entre eux et la communauté chiite semble ainsi se réduire à l’aune du génocide en cours à Gaza. Il faut dire aussi que la réconciliation entre l’Arabie saoudite et l’Iran est passée par là. De plus, en visite à Beyrouth le 29 juin 2024, le secrétaire général adjoint de la Ligue arabe, Hossam Zaki, a déclaré dans un premier temps que l’organisation panarabe « ne classe plus le Hezbollah comme organisation terroriste », avant de rétropédaler en disant que sa déclaration a été « sortie de son contexte ». Si les réserves quant au parti chiite sont toujours de mise pour la Ligue arabe, sous influence saoudienne, le cafouillage donne le ton d’une détente à venir.

Le même jour que la visite de Zaki à Beyrouth, une photo est publiée d’une rencontre qui a duré trois heures entre le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et son homologue de la Jama’a islamiya, Mohamed Takouche, où il aurait été question de « l’importance de la coopération entre les forces de la résistance dans la bataille pour soutenir la vaillante résistance de Gaza et son peuple résiliant », selon le communiqué officiel commun. Une image inimaginable lorsque le Hezbollah participait à la répression de l’insurrection syrienne aux côtés du régime de Bachar Al-Assad.

Cet engagement, qui avait terni l’image du parti de Dieu dans une partie du monde arabe, semble lointain aujourd’hui, la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe en 2023 aidant. Avec la crise économique, la présence de réfugiés syriens3 fait naître également des sentiments xénophobes qui dépassent les cercles nationalistes habituels, et nourrit une concurrence des pauvres. Enfin, la situation palestinienne et la menace israélienne en poussent certains au pragmatisme, comme le reconnait Mohamed :

Il y a un passif avec le Hezbollah, […] d’ailleurs un des slogans pendant les mobilisations de 2019 était : « Celui qui réprime les Syriens ne peut pas libérer les Palestiniens. » Mais cette idée est moins présente désormais. Avant, quand on nous parlait de libérer la Palestine, ça paraissait irréel. Plus maintenant. Personnellement, j’ai repensé à tout cela depuis le 7 octobre. Il y a de nouveaux enjeux et ma vision du Hezbollah a beaucoup changé. […] Pour moi, ce parti instrumentalisait la cause de la résistance exclusivement à des fins de politique intérieure. […] Mais là, il montre que c’est un parti intelligent, capable de faire des choses que personne n’a pu faire depuis 1948, comme le fait de contraindre autant d’habitants [du Nord d’Israël] à fuir. En même temps, nous savons que les Israéliens ont toujours convoité la région au sud du Litani.

À quel point cette reconfiguration résisterait-elle en cas de guerre généralisée dans le pays ? Ce qui est sûr, c’est que le Hezbollah ne veut aucunement de ce scénario, même s’il continue, au nom de la résistance, à lier tout arrêt de ses opérations dans le sud à un cessez-le-feu à Gaza, comme il l’a répété début juillet aux émissaires allemands venus négocier un cessez-le-feu. Entretemps, la formation chiite continue à prendre en charge une bonne partie des plus de 100 000 déplacés du Sud-Liban. On peut cependant supposer que si elle n’a pas appelé à des rassemblements à Beyrouth, hormis celui du 18 octobre 2023, au lendemain du bombardement de l’hôpital Al-Ahli Arabi à Gaza-ville qui a fait plus de 500 morts, c’était notamment pour éviter une pression de sa « rue » qui appellerait à un engagement plus conséquent dans ses affrontements avec Israël. Un savant jeu d’équilibre qui dure depuis 9 mois et que le parti de Hassan Nasrallah compte prolonger, tout en sachant qu’il n’a pas toutes les cartes en main ; et que le gouvernement israélien peut toujours déclencher une véritable guerre, pour en finir avec la menace que représente pour lui le Hezbollah.

1Traduction de l’expression anglaise « the elephant in the room », « l’éléphant dans la pièce » désigne un sujet important dont tout un chacun constate l’existence, mais que personne n’ose mentionner par peur des conséquences.

2Premier ministre sunnite du Liban d’octobre 1992 à décembre 1998 (période de la reconstruction d’après-guerre) et d’octobre 2000 à octobre 2004, Rafik Hariri est assassiné par un attentat à la voiture piégée le 14 février 2005 alors qu’il s’oppose à la présence militaire syrienne sur le territoire libanais.

3Officiellement, leur nombre est de 1,2 million selon le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), mais des estimations plus réalistes font monter le chiffre à 2 millions, pour 5 millions de Libanais.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.