Georges Corm, itinéraire d’un intellectuel libanais

Né en 1940, juriste, politologue et économiste, ancien ministre de l’économie du Liban, Georges Corm a traversé les décennies turbulentes du Proche-Orient. Il a produit une riche littérature sur l’histoire de la région et les nombreux conflits qui ont déchiré la région. Entretien.

Georges Corm à l’Institut du monde arabe, 2015
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Sylvain Mercadier. — Quels sont les facteurs, les événements et les courants de pensée qui vous ont influencé durant votre formation ?

Georges Corm. — La première étape fut l’éducation secondaire de bonne qualité que j’ai reçue chez les pères jésuites du Caire, puis celle reçue à Paris à l’Institut d’études politiques et la faculté de droit et des sciences économiques. J’ai grandi imprégné de culture française et des courants de pensée philosophique européens ; et plus tard de nombreux penseurs réformateurs arabes.

Rentré au Liban après mes années d’études à Paris, j’ai décidé d’étudier les origines historiques du phénomène de répartition communautaire du pouvoir au Liban, ce que j’ai fait durant près de quatre années d’études de doctorat. Cela m’a amené à remonter le temps depuis les régimes « païens » de l’Antiquité, soit celui de l’existence d’une pluralité de dieux, jusqu’au triomphe des trois monothéismes successifs qui vont supprimer le paganisme, souvent par la force. J’ai découvert plus tard les travaux de Youakim Moubarac, grand spécialiste des religions dites abrahamiques, notamment sa Pentalogie islamo-chrétienne. Moubarac était aussi un puits de science sur l’histoire des premières églises.

Penseur iconoclaste, par rapport au conservatisme des églises orientales contemporaines, Moubarac se démarquait par son soutien au mouvement de libération de la Palestine. Sa participation à Beyrouth à l’organisation du congrès des chrétiens pour la Palestine (auquel moi-même j’avais été invité) en 1969, organisé par George Montaron, chrétien de gauche, directeur de l’emblématique hebdomadaire Témoignage Chrétien me donna l’occasion de le rencontrer ainsi que Pierre Chaulet, membre éminent du FLN qui était présent à ce colloque.

Mon itinéraire intellectuel a été fortement influencé par la lecture de Karl Popper et sa dénonciation de la pensée totalitaire dont les sources selon lui sont à rechercher chez Platon, Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Karl Marx. J’ai été aussi très influencé par la pensée de Hannah Arendt, notamment ses travaux sur l’impérialisme et la révolution américaine trahie, sans compter ma lecture intensive de très nombreux penseurs arabes critiques et bien sûr d’Ibn Khaldoun.

Ayant vécu en Égypte dans les années 1950, j’ai été très sensible au courant nassérien. Le discours anti-impérialiste de Gamal Abdel Nasser m’a fortement séduit et l’attaque franco-britannique et israélienne sur l’Égypte après la nationalisation de la compagnie du canal de Suez le 26 juillet 1956 m’a révolté. J’ai vécu sur le terrain ce qu’est l’impérialisme, ses violences et ses méfaits. Il est d’ailleurs regrettable que la mouvance progressiste, souverainiste et laïcisante de l’époque dans le monde arabe ait été victime des politiques favorisées par l’Occident de « réislamisation » des sociétés arabes durant la guerre froide pour mettre un terme aux progrès de différentes formes de nationalisme arabe socialisant.

S. M. — Dans votre ouvrage Pensée et politique dans le monde arabe, vous faites ressurgir les travaux et réflexions de dizaines de penseurs arabes. Comment expliquer la méconnaissance qu’on a de ces penseurs en Occident ?

G. C. — Je ne dirais pas « méconnus ». Certains sont mondialement connus, comme l’économiste égyptien Samir Amin ou le Marocain Abdallah Laroui qui dans un autre registre a brillamment analysé les évolutions de la conscience historique arabe. Je dois mentionner aussi le penseur marxiste libanais Mehdi Amel, mort assassiné en 1987, ou encore Yassine El-Hafez, un Syrien qui a dénoncé l’esprit défaitiste qui s’est emparé des sociétés arabes après la défaite des armées arabes en juin 1967, comparé aux sacrifices du peuple vietnamien ayant victorieusement résisté à l’impérialisme européen. À l’époque, ces penseurs avaient un fort impact sur la jeunesse arabe anti-impérialiste et propalestinienne.Ils étaient bien connus aussi des orientalistes européens.

Les dernières années de la guerre froide durant la décennie des années 1980 vont alors être caractérisées par la mobilisation occidentale des trois religions monothéistes contre la pensée marxiste et le neutralisme positif du mouvement des pays non alignés qui s’était constitué à Bandung en Indonésie en 1955 sous l’impulsion du Yougoslave Josip BrozTito, de l’Égyptien Nasser et de l’Indonésien Ahmed Soekarno. Dans le monde arabe et musulman, le Royaume-Uni puis les États-Unis vont faire du wahhabisme saoudien et de son extrémisme religieux la « norme » en islam, alors que cette doctrine virulente et délirante avait été considérée dans tout le monde musulman dès sa naissance au début du XIXe siècle comme une hérésie. Cela leur apparaîtra la meilleure façon de faire reculer la pensée marxiste, nationaliste et progressiste dans ce qu’on appelait alors le tiers-monde.

C’est ainsi que l’anticommunisme occidental a entraîné une indulgence envers les idéologies réactionnaires islamistes comme le wahhabisme et le djihadisme en plein essor aujourd’hui, ayant succédé à une haine violente des différents nationalismes arabes anti-impérialistes et à orientation laïque.

S. M. — Et votre expérience dans le domaine économique sur les questions de développement notamment ?

G. C. — J’ai occupé diverses fonctions dans le domaine économique et financier au Liban et en Algérie. J’ai été consultant de nombreuses organisations internationales, dont la Banque mondiale et l’Union européenne ou certaines organisations spécialisées des Nations unies. Ceci m’a amené à développer des connaissances de terrain dans un grand nombre de pays, ce qui a été très enrichissant pour moi. De plus, la relation privilégiée établie avec l’Algérie m’a considérablement enrichi. Ce pays est devenu ma seconde patrie.

Une des conclusions de mon expérience en économie est que la rente produite par des matières premières, notamment l’énergie, se transforme presque inéluctablement en handicap. Je pense que pour acquérir des technologies, il faut que la société en ressente le besoin. Or dans une société rentière, cela ne peut pas être le cas.

S. M. — Vous critiquez régulièrement les travaux d’auteurs occidentaux qui se sont focalisés sur les questions d’islam...

G. C. — Oui. L’obsession de l’islam est une mode récente. Dans ma jeunesse, du temps de mes études à Science Po, puis de mon doctorat, tout cela n’existait pas. Les grandes figures intellectuelles étaient Jean-Paul Sartre et Raymond Aron. Le général de Gaule était revenu au pouvoir. C’est Samuel Huntington qui, à la fin du siècle dernier a fait surgir ces questions dont avait traité Ernest Renan plus d’un siècle auparavant en parlant de « la lourdeur de l’esprit sémite » incarné selon lui par les Arabes.

Avant Huntington, il y a eu toute une génération d’orientalistes éclairés qui ont brillé. Je pense notamment à Maxime Rodinson qui a écrit un ouvrage remarquable, La Fascination de l’islam, qui revient sur les errements conceptuels occidentaux envers l’islam. Ce fut toute autre chose à l’époque où le wahhabisme n’était pas encore devenu la forme dominante de l’islam. Mais ayant par la suite disposé d’une manne pétrolière impressionnante et donc de moyens financiers colossaux, l’Arabie saoudite a facilement pu imposer sa vision extrémiste de la religion musulmane dans le monde entier et créer un grand nombre d’institutions islamiques internationales. Mais on voit bien qu’elle n’est qu’un jouet aux mains des États-Unis.

Il y a également les travaux de plusieurs sociologues français ou d’autres nationalités occidentales, notamment américaine, ayant eu pour but de dévaloriser la pensée progressiste et nationaliste arabe. Ce qui a contribué à forger une opinion publique occidentale hostile aux dictatures nationalistes, mais qui en revanche ne s’est pratiquement jamais mobilisée contre les pétromonarchies du Golfe, alliées stratégiques de l’Occident au Proche-Orient et non moins autoritaires que ne l’ont été autrefois les dictatures laïques.

Par ailleurs, Edward Saïd, le grand penseur palestinien, qui a analysé dans son ouvrage sur l’orientalisme les rapports de l’Occident à l’islam et l’Orient, a pratiqué une forme d’orientalisme inversé, pourrait-on dire, une forme de théorie du choc des civilisations avant l’heure. En revanche, son ouvrage suivant Culture et impérialisme est une très grande œuvre montrant la profondeur de son génie.

S. M. — Pourquoi y a-t-il une focalisation sur la religion musulmane au détriment d’une identité arabe dans nombre d’analyses des conflits au Proche-Orient ?

G. C. — C’est la guerre froide qui a conduit à ce dérapage, d’autant qu’elle continue après l’effondrement de l’URSS. Car le bloc occidental et l’OTAN mobilisent l’islam contre leurs ennemis, je pense notamment à la Turquie qui oriente et encadre les rebelles djihadistes en Syrie, mais aussi à la France et au Royaume-Uni. L’islam militant que l’Arabie saoudite pratique est devenu dominant au point qu’on croit qu’il est l’islam authentique. La doctrine américaine de contention (containment) contre l’URSS a historiquement intensifié l’instrumentalisation des trois religions abrahamiques : islam militant (moudjahidines, talibans, islam pakistanais), christianisme (notamment en Pologne) et judaïsme (dans sa forme politisée du sionisme militant) pour contrer l’idéologie laïque marxiste comme les différentes formes de nationalisme arabe.

Cependant, en 2011, le magnifique mouvement des révoltes arabes était originellement une mouvance civile complètement sécularisée. Et comment peut-on ne pas évoquer l’œuvre considérable des grands réformateurs et penseurs arabes des XIXe et XXe siècles dont j’ai décrit en détail la pensée dans mon ouvrage Pensée et politique dans le monde arabe.

Par ailleurs, je ne connais pas d’exemple dans l’histoire où un pays s’est développé sans autoritarisme ni violence. Peut-être le Royaume-Uni — et encore, la condition des masses prolétaires y était absolument effrayante. Quant aux États-Unis ils ont prospéré sur l’esclavagisme et le génocide de la population indienne, sans parler de leur annexion de larges parties du territoire mexicain. Je veux bien que tel ou tel régime arabe soit critiqué aujourd’hui, mais alors il faut faire de même avec les régimes de la péninsule Arabique. C’est pourquoi je condamne en tous cas tous les interventionnismes dans les affaires intérieures des États arabes et je trouve odieux que cela se fasse au nom des droits humains.

Enfin, je rappellerai que pour rattraper son retard de développement, un pays a besoin d’un fort dirigisme et qu’une théorie des droits humains ne pourra rien apporter sur cette question. La Prusse, la Russie ou Singapour, qui sont des modèles d’industrialisation tardive sont là pour nous le rappeler. La démocratie est la fin du processus de développement, non pas son début, comme le prétend bien faussement l’économiste Amartya Sen dans son ouvrage Development as Freedom (le développement comme liberté).

S. M. — Comment percevez-vous le conflit syrien aujourd’hui et les interventions étrangères qui ont intensifié la guerre civile ?

G. C. — Regardons le résultat de l’interventionnisme de ces dernières années : Somalie, Irak, Libye et Syrie sont à feu et à sang parce qu’on a déstabilisé les régimes de ces pays. J’ai critiqué les agissements du régime syrien qui, juste avant les révoltes arabes avait entamé une libéralisation mal conçue de son économie, notamment dans le secteur agricole qui subissait alors une sécheresse persistante. L’urgence aujourd’hui est de rétablir l’unité de la Syrie et de faire cesser les ingérences étrangères, notamment turque, américaine et française, qui ont entraîné un chaos sans nom, mais que l’armée syrienne avec l’aide de la Russie (ainsi que celle de l’Iran) parvient en ce moment à faire régresser rapidement. Ceux qui ont naïvement cru qu’ils avaient affaire à une nouvelle guerre d’Espagne se sont trompés, l’opposition syrienne sur le terrain a été entièrement islamisée, les opposants politiques civils étant souvent prudemment restés à l’étranger. Aussi la fédération autoproclamée du nord de la Syrie a tout intérêt à continuer à négocier sa réintégration à l’entité syrienne, tout en préservant — pourquoi pas ? — une certaine autonomie. Mais son instrumentalisation par les États-Unis menace à nouveau la région de balkanisation.

Le problème de la Syrie aujourd’hui est vraiment la Turquie qui a pris le contrôle de pans entiers du territoire syrien en s’appuyant sur des milices islamistes. De plus, la présence des contingents français et américains est également à dénoncer. À l’époque du mandat, la France avait d’ailleurs un projet de balkanisation de la Syrie en États à caractère confessionnels, projet rejeté par la population syrienne dans son ensemble. Cet occupant a laissé un souvenir très douloureux aux Syriens en bombardant violemment Damas et le djebel druze durant son occupation du pays au titre du mandat de la Société des Nations (SDN). Ceci sans parler de la cession par la France, qualifiée de « fille aînée de l’Église », de la région d’Antioche haut lieu du christianisme des origines à la Turquie en 1939 pour prix de sa neutralité dans la guerre mondiale qui se profilait à l’horizon. Tout cela est affligeant.

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