Orient XXI. — Comment expliquer le retrait sans honneur des États-Unis d’Afghanistan après vingt ans de présence militaire et plus de 2 300 milliards de dollars (1982 milliards d’euros) dépensés, selon le président américain Joe Biden ?
Ghassan Salamé. — Une explication tient au fait que les États-Unis ont « privatisé » une grande partie de leurs opérations extérieures. Il se crée dans les pays où ils interviennent un réseau économique et financier qui en devient le bénéficiaire principal. Je l’ai vu en Irak en 2003 avec les Républicains qui plaçaient des jeunes gens pour leur donner une expérience. Puis les sociétés privées de sécurité intervenaient, jouant dans un premier temps un rôle de suppléant pour protéger des hôpitaux militaires. Ensuite a été développée une véritable industrie chargée du recrutement des interprètes et de leur formation jusqu’à parvenir à remplacer l’armée elle-même. J’ai vu des soldats américains qui débarquaient en Irak être peu de temps après employés par ces sociétés (privées) qui les payaient bien mieux.
Ce système économique florissant est tel qu’il empêche de se poser la question sur ce qui se passe réellement dans le pays. En Afghanistan, quand on évoque les budgets dépensés toutes ces années, on omet de préciser que 40 % environ de cet argent est revenu aux États-Unis.
Ainsi, l’« American way of war » est d’abord un système qui crée des bénéficiaires américains. Ils se transforment en un lobby qui a intérêt à ce que rien ne change, car ils en vivent. L’Afghanistan en est le cas le plus clair. Cette économie a représenté plus du tiers, voire 50 % du budget américain sur place en Irak et en Afghanistan et retourne au pays. Donald Rumsfeld, ancien faucon et secrétaire d’État au Pentagone, s’est chargé d’organiser ces sous-traitances.
J’avais rencontré Rumsfeld avec le premier ministre libanais en 2001. Il nous avait dit qu’une fois Al-Qaida éliminée, l’Afghanistan ne les intéressait pas ; or, si leur présence a été si longue, c’est qu’il y avait des gens que ça intéressait. Pour les membres de l’Alliance atlantique, il n’y avait plus de raisons de rester et ils se sont désengagés peu à peu.
O. XXI. — Comment expliquer cette tendance, que sous-tend-elle ?
G. S. —Au début du XXIe siècle, les États-Unis ont estimé qu’on n’avait plus besoin d’experts régionaux, d’analystes. Le théoricien de cette idée est le néoconservateur Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la défense sous George Bush, qui m’a dit au cours d’une rencontre qu’il n’avait pas besoin d’arabisants. Son idée est que ces gens se noient dans des détails et ne voient pas la réalité générale. En somme, les idéologues ont triomphé sur les experts. Tout ceci contrairement à ce qui s’était passé à la fin de la seconde guerre mondiale, quand les Américains avaient favorisé l’émergence d’anthropologues et que les universités américaines avaient reçu d’importants fonds pour créer des chaires d’anthropologie. À l’époque, le Pentagone avait engagé beaucoup d’experts régionaux, c’était l’âge d’or. Alors que la fin de la Guerre froide a abouti à l’effet inverse : le triomphe de l’idéologie et l’idée que l’expertise est un archaïsme trop penché sur les spécificités locales, et inutile au développement de l’économie de marché.
O. XXI. — Quelles conséquences de cette défaite des Américains en Afghanistan ? La fin de la suprématie de « l’homme blanc », comme vous l’avez dit ?
G. S. — Les Américains conservent des moyens d’intervenir, balistiques et aériens. Toutefois leur autorité au niveau de leurs alliés a été bien écornée, d’autant plus que l’accord militaire baptisé « Aukus » (acronyme de Australia, United Kingdom et United States, ndlr) pour l’Indo-Pacifique avec les Britanniques et les Australiens laisse à penser que la Chine est maintenant l’enjeu. Même certains pays d’Asie repensent leur lien avec les États-Unis.
Mais l’important c’est « l’homme blanc ». J’ai été intéressé par un article de l’universitaire et analyste politique américaine Anne-Marie Slaughter dans The Economist il y a quelques semaines. Elle écrit que la variable la plus pertinente est la démographie aux États-Unis : les soldats américains sont de plus en plus basanés, même si la décision est celle de l’homme blanc (soit actuellement 20 % de la planète qui en contrôle 80 %). Quand Washington se retire d’une région, il y a un processus historique plus profond : la résorption de l’influence occidentale qui n’en a plus les moyens.
L’Europe a juste les moyens de projeter environ 35 000 soldats à l’étranger. L’armée britannique ne compte que 90 000 soldats — moins que du temps de Cromwell —, et l’Europe doit composer avec une opinion publique peu belliqueuse à l’étranger. Le retrait d’Afghanistan est à situer dans cette logique : les conditions de contrôle de la planète ne sont plus là.
Depuis Barack Obama, Donald Trump et maintenant avec Joe Biden, il s’agit de ramener la force américaine dans la seule logique de compétition entre grandes puissances et de cesser d’épuiser l’armée dans des petites guerres, même si celles-ci vont continuer. Mais l’impact occidental ne peut que diminuer au profit de puissances régionales qui se dotent de moyens. La Turquie a plus de drones que la France ; l’Iran a plus de soldats que l’ensemble de l’Europe, et j’ai vu en Libye la Turquie déployer des soldats syriens. L’Iran, l’Inde vont avoir un rôle plus important et plus autonome. On peut aujourd’hui être membre de l’OTAN et acheter des missiles à la Russie.
Le droit européen ne permet pas par exemple d’engager des mercenaires à tout va. Donc ce mouvement va profiter aux puissances régionales, mais aussi aux armées constituées à travers le monde qui ont accès librement au marché de l’armement, et possèdent une discipline et des effectifs aussi importants que les armées régulières, comme le montrent les exemples du Hezbollah au Liban et du Front de libération du peuple du Tigré.
Autre bénéficiaire de ce mouvement : les centrales terroristes, qui vont bénéficier d’une plus grande capacité d’action. L’ordre occidental existant depuis quatre ou cinq siècles s’effrite.
O. XXI. — Peut-on imaginer un retrait américain du Proche-Orient quand on connaît l’importance de cette région ?
G. S. — Ils ne vont pas s’en retirer de la même façon qu’en Afghanistan. Du temps de la Guerre froide, les priorités étaient la défense d’Israël, contrer l’influence soviétique et enfin le pétrole. Aujourd’hui ces trois raisons ont diminué sans disparaître. C’est vrai qu’Israël peut maintenant se défendre seul ; l’URSS a disparu, mais il reste la Russie et les Américains ont du mal à comprendre le rapport des Russes au Proche-Orient. La Russie met toujours en jeu la mythologie dans son rapport à cette région, avec les tsars sur le chemin de Jérusalem et les églises orthodoxes en Palestine. Des Tchéchènes et des Caucasiens ont combattu en Syrie, et il existe une relation spéciale entre la Turquie et la Russie.
Biden ne peut ignorer que la Russie est présente au Proche-Orient et que pour la contenir il doit être présent. D’autre part, le Proche-Orient a une puissance symbolique. Jérusalem intéresse au-delà des Israéliens et Palestiniens ; cela dépasse ce que Jared Kushner, gendre de l’ex-président Donald Trump a voulu faire : une simple transaction immobilière. Quant au pétrole, même si les États-Unis sont devenus exportateurs, il n’en reste pas moins que subsiste le contrôle des ressources pétrolières dans la compétition entre grandes puissances. On sait que le pétrole du Golfe s’exporte à l’Est et non plus seulement à l’Ouest.
La relation russo-turque est ce point intéressante. Les historiens disent que c’est le retour au XIXe siècle ; avec la rivalité entre les empires ottoman et russe. Mais il y a aussi une relation inhabituelle au niveau international : une première école avance l’idée d’une alliance russo-turque marquée par quelques désaccords, une deuxième celle d’une compétition marquée par des accords. Mais s’il y a un point sur lequel Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan sont d’accord, c’est la réduction de l’influence occidentale sur la région.
Je n’oublierai pas que ces messieurs ont failli me voler mon principal succès au sommet de Berlin sur la Libye : trois jours avant, ils tentent de ramener Khalifa Haftar et Fayez Al-Sarraj (les protagonistes du conflit libyen) à Moscou pour remettre en question ce qui avait été durement obtenu durant cinq mois. Cela remet en cause le principe de l’OTAN. Voici le degré de connivence avec la puissance contre laquelle l’OTAN a été créée.
O. XXI. — Et la place de l’ONU dans tout cela ?
G. S. — L’ONU est aujourd’hui exclue des conflits les plus importants : l’Ukraine, le conflit israélo-arabe. On a l’impression qu’elle est devenue une succursale de l’Union africaine (UA), l’essentiel du travail de maintien de la paix se fait en Afrique.
Autre facteur : l’agenda du secrétariat général des Nations unies met l’accent sur les sujets de la parité ou le changement climatique, qui sont légitimes, mais sa mission initiale était de maintenir la paix dans le monde. Où en est l’action pour laquelle elle a été créée ? Le conflit libyen n’est vital pour aucune des grandes puissances, même si elles le regardent de près.
Le rôle de l’ONU est capital, mais très fragile, car si le conducteur ne tient pas clairement le volant, une flopée d’États va s’installer à sa place. C’est l’ONU qui a conçu le contenu de la déclaration de Berlin sur la Libye. On a vu la France, l’Italie, l’Égypte venir avec leurs propres idées, et c’est désastreux parce que les Libyens ont eu le choix du menu. L’ONU continue de jouer un rôle, mais doit s’imposer comme l’initiateur et non l’énonciateur des intérêts entre puissances.
Au Yémen, l’ONU pourrait jouer un rôle plus important, de même qu’entre le Maroc et l’Algérie.
O. XXI. — Et la Syrie ?
G. S. — C’est un casse-tête, autant pour les pays qui ont défendu le régime que pour ceux qui ont tenté de le combattre. Ils ne savent plus quoi faire d’un pays démantelé et d’un régime qui n’est pas prêt à proposer une offre politique acceptable par l’ensemble de la population. L’intérêt porté à ce pays n’est pas à la mesure des dégâts qu’il a subis. La moitié de la population ne vit plus là où elle vivait, c’est une vraie catastrophe démographique.
On pourrait cependant trouver un consensus entre les quatre pays influents en Syrie que sont les États-Unis, la Russie, la Turquie et l’Iran. Expliquer à la Russie qu’elle n’est pas seule héritière de la guerre syrienne, à l’Iran que la Syrie ne peut être un simple satellite, à la Turquie qu’on ne peut réduire la guerre syrienne à une interdiction faite aux Kurdes d’exister politiquement, aux États-Unis qu’ils ne peuvent s’absenter d’un pays pouvant encore enflammer l’ensemble du Proche-Orient. Mais je ne pense pas qu’une solution puisse émerger de l’intérieur du pays ni du processus d’Astana. L’ONU pourrait jouer un rôle pour faire aboutir un consensus, peut-être.
O. XXI. — Et le Liban in fine ?
G. S. — Ce pays est victime d’avoir vécu au-dessus de ses moyens et d’avoir dogmatiquement choisi une politique monétariste qui a fait plaisir aux Libanais avant de les ruiner. Il était évident que ce système ne pouvait pas durer, je l’avais déclaré en 2011 et l’Association des banques libanaises m’avait tancé. Ils ont rendu une bonne partie de la population complice de ce système et en sont coupables.
La conjonction d’une autonomie plus grande des élites locales doublée de l’idéologie néolibérale crée dans les pays de la périphérie des systèmes kleptocratiques, les pires étant l’Irak et la Libye. La kleptocratie libanaise a ceci de particulier qu’elle est également redistributive, elle pique aux citoyens ce qu’elle donne à ses partisans. Les chefferies peuvent puiser dans les caisses de l’État, mais la majeure partie est redistribuée. Ils exercent eux-mêmes le rôle redistributeur de l’État, et donc ça paraît solide et durable. Mais c’est une redistribution discriminatoire.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.