La guerre à Gaza diffère des luttes précédentes entre Israël et les Palestiniens. La cause palestinienne est fondamentalement liée au rêve inachevé d’autodétermination d’un peuple sans État. Elle est centrée sur la terre, la souveraineté, la coexistence et les droits humains. Le conflit de 2023-2024 a pris une tout autre tournure. Il est devenu l’occasion pour d’autres États d’émettre des jugements moraux fondés sur leurs propres insécurités et contradictions internes. Il reflète la dégradation interne de la gouvernance palestinienne, de la politique israélienne et des valeurs occidentales. Il incarne en outre une reconfiguration spectaculaire de l’ordre régional au Proche-Orient, qui n’obéit plus aux anciennes divisions. En résumé, le conflit a happé la Palestine dans de multiples sphères qui s’étendent bien au-delà de son horizon initial.
En Israël, la guerre de Gaza s’est inscrite dans des schémas qui vont au-delà de l’avenir du Hamas. Elle a permis au gouvernement de Tel-Aviv d’accélérer sa colonisation de la Cisjordanie, en restreignant la circulation des ouvriers et des capitaux, en restreignant les pouvoirs déjà limités de l’Autorité palestinienne. À Tulkarem et à Jénine, les colons se livrent, sous la protection de l’armée, à la destruction méthodique des propriétés palestiniennes.
Israël, gauche et droite unies
Pourtant, la guerre n’a pas remodelé la politique israélienne. Au contraire, elle a révélé à quel point les clivages idéologiques habituels ont perdu de leur signification. La droite voit le conflit en termes messianiques. Même si un cessez-le-feu se dessine, son idéologie sioniste radicale et sa conviction d’accomplir une « mission divine » poussent la droite à se débarrasser des Palestiniens en tant que peuple. Elle rejette la protection des Palestiniens définie par les instances internationales car elle méprise le droit international.
La gauche partage une variante atténuée de cette vision qui fait de la Palestine l’Autre perpétuel. Elle a aussi présidé à l’appauvrissement de l’Autorité palestinienne post-Oslo en imposant sans relâche des conditions de sécurité, contribuant à rendre impossible la solution des deux États. Si la droite israélienne souhaite un ghetto palestinien ou, mieux encore, le déplacement massif des Palestiniens vers l’Égypte et vers la Jordanie, la gauche préfère un État croupion palestinien. Elle a applaudi aussi chaleureusement que la droite lorsque l’armée israélienne a tué en juin 2024 des centaines de Palestiniens pour sauver quatre otages. Le clivage dominant entre les deux camps ne concerne pas la Palestine, mais plutôt les questions internes de laïcité et de gouvernance.
Le gouvernement de Benyamin Nétanyahou ne peut se désengager unilatéralement de la guerre de Gaza, compte tenu des pressions exercées par sa coalition. Il ne peut pas éliminer le Hamas comme l’ont confirmé les réalités militaires sur le terrain, mais au mieux l’affaiblir. Et la poursuite de la guerre rend plus probable son extension au nord avec le Hezbollah, ce qui risque de pousser l’Occident à une guerre stérile avec l’Iran. Nétanyahou espère, et c’est son objectif, entraîner l’Amérique dans ce conflit.
Quant à l’avenir du Hamas, il reste en suspens. Il ne sera jamais autorisé à gouverner Gaza, ce qui impliquerait des tâches d’administration, de fourniture de services et de construction de l’État. Il devra alors se contenter de régner plutôt que de gouverner. Mais sa volonté de représenter la cause palestinienne reste intacte et l’élection en août 2024 de Yahya Sinouar à sa tête confirme la résilience des Palestiniens et la réponse à l’extrémisme de Nétanyahou. Sur le plan géopolitique, il a dépassé les clivages qui avaient divisé le monde arabe et l’Iran au moment de la guerre civile syrienne, puisqu’il s’est éloigné de son ancienne alliance avec les mouvements islamistes sunnites et est revenu à son entente avec le Hezbollah et l’Iran, qui lui ont tous deux apporté leur soutien.
Cette situation place les Palestiniens dans une situation périlleuse. Ce qui reste de la Palestine est confronté à deux avenirs. Elle peut devenir un lieu d’affrontement dans laquelle la politique se résume à une compétition inefficace entre le Hamas, le Fatah et d’autres factions plus préoccupées par l’élimination de l’autre que par le fait de gouverner. Ou alors elle est marginalisée dans un système international fracturé, les États-Unis réimposant les plans de paix qui n’en sont pas, comme les accords d’Abraham, accompagnés de l’espoir stérile qu’une entité étatique palestinienne réduite puisse encore voir le jour sur les décombres de l’occupation et de la guerre.
Un ordre régional ébranlé
Ailleurs dans la région, la guerre de Gaza a mis en évidence les vulnérabilités internes des États autoritaires, ainsi que les vents changeants qui remodèlent l’ordre régional du Proche-Orient. L’Iran peut sembler victorieux compte tenu de son soutien au Hamas et au Hezbollah, mais son véritable gain découle d’une redistribution des cartes géopolitiques. Ce n’est plus le clivage sunnite-chiite qui détermine ses perspectives, comme ce fut le cas au lendemain de la révolution islamique de 1979 et lors des soulèvements de 2011. Téhéran s’est repositionné comme le centre non pas du croissant chiite, mais de l’axe de la résistance anti-occidentale, s’appuyant sur ses vastes réseaux de soutien à divers États et milices. Il a entrepris en même temps un rapprochement avec l’Arabie saoudite et les autres monarchies du Golfe dans le sillage de la perception d’un retrait américain de la région, et a abandonné la rhétorique anti-sunnite la plus venimeuse qui caractérisait auparavant sa politique étrangère.
Ayant abandonné son appel à renverser les régimes arabes sunnites, les dirigeants iraniens ont utilisé la crise de Gaza pour asseoir leur influence sur une nouvelle architecture régionale. Le signe le plus tangible que la dimension confessionnelle de son ancien credo s’est estompé est apparu au lendemain de l’assassinat le 31 juillet 2024 d’Ismaïl Haniyeh par Israël à Téhéran. Le guide suprême, l’ayatollah Khamenei, a dirigé les prières funéraires de Haniyeh, créant ainsi une juxtaposition frappante : une des plus hautes figures religieuses de l’islam chiite a présidé une cérémonie religieuse pour un islamiste sunnite de renom. Ainsi la guerre de Gaza, avec une large solidarité dépassant le clivage sunnites-chiites, a affaibli le confessionnalisme, non seulement sur le plan géopolitique, mais aussi théologique.
Pour leur part, la plupart des régimes arabes ont également joué un jeu opportuniste. Pendant des générations, ils n’ont accordé qu’un intérêt de pure forme à la Palestine et ont refusé de payer le prix d’une véritable défense de la cause palestinienne. Les accords d’Abraham de 2020 ont montré que certains États appréciaient les avantages économiques et stratégiques d’une normalisation des relations avec Israël. Ce n’est pas une coïncidence si les plus fervents défenseurs de la Palestine durant le conflit actuel ont été des acteurs arabes non étatiques, tels que le Hezbollah et les Houthis.
La situation des opinions arabes est différente. La plupart des Arabes sympathisent avec la cause palestinienne, mais pas dans le cadre conventionnel du consensus panarabe qui a caractérisé les décennies précédentes. Les révolutions du printemps arabe ont montré que la rhétorique traditionnelle des idéologies panarabes n’avait plus cours. Les Arabes savent que leurs gouvernements ont trop souvent exploité l’injustice palestinienne pour justifier et perpétuer leur régime autoritaire. Ils défendent la Palestine sur la base d’idéaux plus universels qui transcendent la région, tels que les droits humains, et qui trouvent leur source dans un discours mondial de justice symbolisé par les différentes décisions de la Cour internationale de justice (CIJ) et de la Cour pénale internationale (CPI). Pourtant, ils peinent à former les coalitions nécessaires à la mobilisation, face à la répression. Les sociétés civiles restent atomisées par les assauts politiques et juridiques incessants de ces régimes, qui craignent toute forme de mobilisation populaire susceptible de ressusciter les Printemps arabes.
L’Égypte et la Jordanie en première ligne
Chaque pays arabe est confronté à un ensemble unique d’opportunités et de coûts liés à la guerre de Gaza. L’Arabie saoudite a utilisé la guerre de Gaza comme une ouverture rentable pour son propre repositionnement. Elle met en balance différentes priorités. Elle a accepté le rapprochement de l’Iran, considérant des liens plus étroits comme un moyen efficace d’assurer sa sécurité. Elle a également fait miroiter la possibilité de normaliser les relations avec Israël afin d’obtenir un nouvel accord de défense américain, à condition qu’une telle entente trilatérale contienne une forme d’engagement pour la création d’un État palestinien. Ce point est particulièrement important pour la maison des Saoud, compte tenu de son rôle de gardienne des deux sites les plus sacrés de l’Islam, la Mecque et Médine.
La situation est différente pour les deux États arabes qui se trouvent sur la ligne de front avec Israël, à savoir l’Égypte et la Jordanie. Le Caire a profité du conflit pour retrouver une place dans les affaires régionales. Il joue un rôle crucial dans l’acheminement de l’aide à Gaza, la sécurisation d’Israël en transformant le Sinaï en une zone tampon militarisée et l’acceptation d’un déplacement massif des Palestiniens à l’avenir moyennant un prix adéquat. En fait, Le Caire a transformé sa fragilité en avantage, comme lors de crises régionales antérieures telles que la guerre du Golfe de 1990-1991.
La stratégie de la Jordanie a consisté à consolider son statut de protectorat des États-Unis, une version levantine du Bahreïn. La monarchie hachémite craint les conséquences de la guerre de Gaza : les deux tiers de sa population sont palestiniens et elle redoute les appels radicaux des sionistes à faire de la Jordanie la nouvelle patrie des Palestiniens. Pourtant, elle a besoin de l’aide étrangère et de la protection américaine qui découlent de l’impopulaire traité de paix de 1994 avec Israël.
Au Maghreb, l’ombre de l’affrontement entre le Maroc et l’Algérie
La guerre de Gaza s’est répercutée dans le Maghreb, où les considérations intérieures ont également la priorité. La position anti-israélienne du gouvernement tunisien de Kaïs Saïed est archaïque, reproduisant les postures dépassées et les tropes des années 1960. Ainsi il ne permet pas à la Tunisie de voter sur les résolutions de l’ONU concernant Israël, parce que… ce pays n’existe pas. Cette rhétorique soutient la stratégie interne d’un président populiste, qui voit dans le conflit une chance de légitimer davantage son règne illibéral. Le régime algérien, pour sa part, a gardé un profil bas, mais comme la Tunisie, il a également intégré les événements palestiniens dans ses calculs intérieurs. Ici, les autorités orchestrent des manifestations pro-palestiniennes en nombre limité, mais principalement dans le but de désamorcer la colère du public et d’éviter un nouvel Hirak. Et l’hostilité à Israël découle aussi en partie des tensions avec le Maroc et de la crainte que suscite sa normalisation avec Israël.
Le Maroc est particulièrement vulnérable aux retombées de la guerre de Gaza, car il a signé un accord de normalisation avec Israël en 2020. Au fur et à mesure que la guerre s’aggravait, un profond dilemme est apparu à travers la dépendance sécuritaire croissante du Maroc à l’égard d’Israël, qui est devenue de plus en plus structurelle. Elle est donc plus difficile en raison de trois facteurs qui s’alimentent.
Initialement, le Maroc a cherché à normaliser ses relations avec Israël pour renforcer sa sécurité face à l’Algérie et pour améliorer sa position au Sahara occidental. Au fil du temps, cette normalisation a naturellement créé des opportunités pour de nouveaux accords de sécurité et des accords bilatéraux militaires dans le domaine des drones, des satellites et autres. Ce matériel permet de combler l’écart entre les capacités marocaines et algériennes, mais chacun d’entre eux nécessite également des engagements à long terme pour qu’Israël et le Maroc puissent travailler de concert. De son côté, Israël s’est empressé de faire rendre publique cette intensification des relations, qui constitue le deuxième mouvement, afin de faire valoir les avantages de la normalisation auprès du monde arabe. Chaque nouveau contrat de défense a été rendu public et célébré par Israël, ce qui a mis Rabat dans l’embarras.
Ces révélations ont suscité une opposition populaire et des manifestations publiques et c’est le troisième facteur des relations entre les deux pays. Le gouvernement tente de diviser ces mobilisations et de les limiter au maximum. Il considère toute expression d’un sentiment anti-israélien comme une incrimination de ses propres actions. À ce stade, il ne peut pas revenir sur le renforcement de ses relations avec Israël car il a déjà investi massivement dans ces choix de défense, alors que dans le même temps, l’Algérie renforce ses liens de sécurité avec la Russie et d’autres parrains pour maintenir sa supériorité. En outre, si le Maroc gelait la normalisation pour apaiser son public, il risque d’encourir des coûts économiques et militaires importants et de s’aliéner Washington qui est à l’origine des accords d’Abraham. Ces événements ont placé la monarchie marocaine dans une situation peu familière, compte tenu de sa tolérance historique à l’égard des juifs et de sa solidarité de longue date avec la cause palestinienne.
Un Occident discrédité
Enfin, la guerre de Gaza catalyse une sérieuse remise en question de la position de l’Occident dans la région. Le soutien sans faille des gouvernements occidentaux à Israël ne découle pas uniquement de calculs géopolitiques. il se confond de plus en plus avec les guerres culturelles en cours au sein du tissu sociopolitique de l’Amérique et de l’Europe. Le camp pro-israélien assimile toute sympathie pour la cause palestinienne à de l’antisémitisme, en oubliant l’antisémitisme des forces traditionnelles d’extrême droite qui soutiennent Israël. En Amérique, par exemple, des responsables politiques de droite comme Donald Trump s’appuient sur le soutien populaire de ceux qui haïssent les juifs — mais pour eux, il ne s’agit pas d’antisémitisme, car il émane d’Américains qui défendent leur patrie racialisée. Ces voix considèrent également le conflit entre le Hamas et Israël comme un microcosme de leurs craintes de voir des étrangers envahir leurs sociétés prétendument pures. Ainsi, les élites et le gouvernement français associent les attaques du Hamas du 7 octobre aux immigrants et réfugiés musulmans qui pervertiraient la culture française, et considèrent la réponse militariste d’Israël comme un effort courageux pour reconquérir la démocratie et défendre la civilisation occidentale contre les barbares.
Pour ces acteurs, l’accusation d’antisémitisme portée contre les militants pro-palestiniens ne vise pas seulement la défense d’Israël. Elle fait partie de la sauvegarde des remparts de la puissance occidentale contre les hordes qui assiègent l’exceptionnalisme français. Pour eux, le 7 octobre est la reproduction de l’attaque du Bataclan de novembre 2015 au Proche-Orient. Cette vision xénophobe s’est accrue ces dernières années sur tout le continent, en témoigne le commissaire de l’Union européenne chargé de promouvoir le « mode de vie européen ».
Même si certains pays européens ont été, de manière variable, solidaires de la Palestine, le double discours sur le droit international — dans lequel les gouvernements occidentaux créent arbitrairement des omissions et des exemptions à l’ordre fondé sur des règles qu’ils prétendent défendre — a affaibli la démocratie. Il aboutit aussi à conforter les dictatures dans le monde arabe, qui ont beau jeu de discréditer le discours sur la démocratie au moment où celle-ci est confrontée à des attaques non seulement de la part de puissances autoritaires comme la Russie et la Chine, mais des politiques populistes qui se développent au niveau national.
En conclusion, la guerre de Gaza a éloigné la Palestine de la lutte irréductible qui la fonde : la revendication enracinée pour l’autodétermination et les droits universels. Les observateurs se plaisent à prédire des scénarios post-Gaza au Proche-Orient, comme s’il y avait un « jour d’après ». Le conflit n’est pas une rupture historique unique, mais plutôt un épisode dramatique du recalibrage épisodique des politiques intérieures et de l’ordre régional. Et les prochaines élections américaines n’y changeront rien. Joe Biden et Donald Trump ont divergé à certains égards sur la politique au Proche-Orient, notamment à l’égard de l’Iran. Cependant, tous deux ont couvert le gouvernement israélien, qui s’est lancé dans un nouveau démembrement de la Palestine, avec son cortège de crimes de guerre, de nettoyage ethnique, de politique délibérée d’affamer la population. Si Trump remporte à nouveau la présidentielle, la région pourrait connaître une nouvelle version de l’« accord du siècle », peut-être avec une plus grande implication de l’Arabie saoudite, mais elle ne parviendra pas plus que l’administration Biden à apporter la stabilité à la région.
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