Le « gang de Kober » s’est fait la malle. Le 23 avril 2023, des inconnus ont ouvert les portes des cellules de la prison historique de Khartoum et les détenus se sont envolés dans les rues de la capitale soudanaise. Ce serait une anecdote de plus dans le fracas de la guerre si ce gang de Kober n’était pas constitué de criminels un peu particuliers. Trois d’entre eux sont recherchés par la Cour pénale internationale (CPI). Y figurent quelques anciens hauts dignitaires du régime d’Omar Al-Bachir. L’autocrate déchu n’était pas, semble-t-il, dans l’établissement pénitentiaire au moment de la « libération » ; il avait été envoyé juste avant dans un hôpital militaire d’Omdourman, ville jumelle de Khartoum. Si le grand chef n’était pas là, ceux qui ont pris la poudre d’escampette ne sont pas pour autant de petits poissons.
Recherché par la justice internationale
Abdelrahim Hussein, ancien ministre de la défense, est sous le coup de sept chefs d’accusation de crimes contre l’humanité et six pour des crimes de guerre commis au Darfour pendant les premières années de la guerre, 2003 et 2004. Ahmed Haroun, accusé des mêmes crimes, fut ministre des affaires humanitaires et a laissé au Sud-Kordofan, dont il a été le gouverneur, des souvenirs sanglants. Ali Osman Taha et Bakri Hassan Saleh, anciens vice-présidents et successeurs putatifs d’Omar Al-Bachir, Nafi Ali Nafi, ancien chef de la police politique (National Intelligence and Security Services, NISS) de sinistre mémoire, Awad Al-Jaz, ministre du pétrole de l’époque Bachir et Al-Fatih Ezzedine, alors ministre du parlement ont compté parmi les membres les plus éminents du Parti du congrès national (PCN), épine dorsale du régime.
Autant dire que, au milieu des frappes aériennes, des pillages et des tirs d’artillerie ressurgissent les fantômes des islamistes qui, derrière l’idéologue Hassan Al-Tourabi, ont voulu mettre la société en conformité avec leur idéal de l’islam politique. Ces mêmes islamistes que la révolution de 2018 a rejetés et que les Soudanais, depuis, voyaient derrière la plupart de leurs malheurs.
Qui a libéré le gang de Kober ? Le ministre de l’intérieur par intérim, car il n’y a plus de gouvernement au Soudan depuis le coup d’État militaire d’octobre 2021, a accusé les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR, ou RSF selon le sigle en anglais) dirigés par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti. Ces derniers nient et accusent les islamistes qui manipulent le commandement de l’armée et qui sont leurs réels adversaires dans la guerre actuelle. Suliman Baldo, analyste, directeur exécutif de Sudan Transparency and Policy Tracker (STPT), souligne que d’autres libérations sont intervenues depuis le déclenchement de l’affrontement entre les deux généraux dans Khartoum le 15 avril.
À chaque fois, au milieu des criminels de droit commun figuraient des anciens du régime Al-Bachir, en particulier du NISS. L’analyste y voit un scénario bien préparé :
Un groupe armé est intervenu dans la prison d’Omdourman et a libéré les membres du NISS qui étaient enfermés là et condamnés à mort. Ils les ont libérés et ont dit aux autres de se libérer eux-mêmes. Je l’ai entendu d’un de ces prisonniers. Il était clair que c’était pour camoufler la libération d’un groupe précis, constitué de 35 anciens du NISS. Il est donc très plausible qu’il se soit agi de certains de leurs anciens collègues, mobilisés dès que le conflit a éclaté. Al-Burhan a reconstitué les forces spéciales du NISS qui avaient été démantelées.
Dans la guerre qui l’oppose aux FSR de Hemetti, l’état-major de l’armée nationale a réactivé toutes les forces parallèles, services de renseignement, milices supplétives, liées à l’ancien régime militaro-islamiste : le NISS donc, mais aussi les Forces de défense populaires (FDP), milice islamiste créé dans la foulée du coup d’État de 1989 d’Omar Al-Bachir, ne répondant qu’à ses ordres et à ceux de son parti, et les « Brigades de l’Ombre », liées d’abord au Front national islamique (FNI) de Hassan Al-Tourabi, chantre de l’islamisation de la société soudanaise jusqu’à sa disgrâce dans les années 2000, puis au PCN d’Omar Al-Bachir. Une vidéo postée sur les réseaux sociaux le 15 avril, jour du début de la guerre, montre des hommes en armes se disant islamistes et prêts au combat.
L’impossible réforme du secteur de la sécurité
De longue date, à Khartoum, il est entendu que l’armée nationale est toujours en grande partie tenue par les islamistes, du moins au niveau des officiers. « Ils ont eu tout le temps, en trente ans, de s’assurer qu’aucun non-membre du mouvement ne soit recruté pour l’école militaire. C’est ainsi qu’ils ont fait de l’armée une brigade islamiste », explique Suliman Baldo. Des coups d’État avortés, en juillet 2019 et septembre 2021, ont impliqué des officiers de l’armée.
« La tension entre l’armée nationale et les FSR, nourrie par une hostilité institutionnelle et personnelle, montait depuis un moment déjà, affirme Amgad Farid, ancien chef de cabinet de l’ancien premier ministre Abdallah Hamdok, et activiste prodémocratie de longue date. Le différend sur l’intégration des FSR dans l’armée nationale, à propos des commandements et de la durée du processus ont eu un effet déterminant. Mais les islamistes ont aussi joué un rôle essentiel dans la montée de la tension. » La réforme du secteur de la sécurité et des institutions militaires était un point important du processus politique lancé en décembre 2022, qui devait aboutit à un retour des civils au pouvoir. Les deux généraux, anciens alliés, désormais rivaux, s’opposaient sur les modalités : Al-Burhan voulait aller vite — deux ans, Hemetti exigeait dix ans et une préséance de commandement sur ses troupes une fois celles-ci intégrées au sein de l’armée. « Bien sûr, les FSR ont ouvert la confrontation en déployant leurs troupes autour de l’aéroport de Meroe et autour de Khartoum, reprend Amgad Farid. Mais je doute fortement que ce soient les soldats de l’armée nationale qui aient tiré le premier coup de feu à Khartoum le 15 avril au matin. »
À l’origine de l’escalade du 15 avril
Plusieurs récits des événements vont dans ce sens : alors que la tension était à son comble, les 13 et 14 avril, des intermédiaires ont, après plusieurs allers-retours entre les deux généraux, obtenu une désescalade. Une réunion était même prévue le 15 avril à 10 heures entre les deux hommes. Elle n’a jamais eu lieu, car deux camps de FSR à Khartoum ont été attaqués juste avant et les paramilitaires ont répliqué. La guerre était lancée. « Pourquoi juste deux camps alors que les FSR en avaient onze dans la capitale ? interroge une personne bien informée. Parce que les islamistes voulaient juste allumer la mèche. » Cette source affirme avoir été prévenue quelques heures avant par un de ses contacts en liaison avec des islamistes de la ligne dure que la guerre allait être déclenchée.
« Les actions de l’armée nationale ne peuvent pas être dissociées de l’orientation politique donnée par le Mouvement islamique soudanais, écrit le journal soudanais d’investigation Ayin dans un article publié juste avant le déclenchement de la guerre. Le mouvement islamique exercerait une forte influence politique et économique sur l’armée et les institutions liées aux [Forces armées soudanaises] SAF en raison de loyautés partagées et du chevauchement des réseaux de financement. »
Les fidèles d’Omar Al-Bachir, que les Soudanais appellent les kaizan1, seraient donc bel et bien à la manœuvre. Ils n’ont jamais vraiment disparu, même si les institutions liées à l’ancien régime avaient été, après la révolution, en partie démembrées. « Ils ont toujours été actifs, ils ont toujours cherché à saboter la transition démocratique. Depuis le début. Ils ont essayé d’entraver l’économie, ils ont fait circuler de fausses informations pendant les deux gouvernements Hamdok, se souvient Amgad Farid, l’ancien chef de cabinet, qui a vécu les choses de l’intérieur. Ils sont derrière la tentative d’assassinat du premier ministre en mars 2020. » Il faut ici rajouter un peu de complexité à une situation déjà peu simple : les islamistes, au Soudan, sont divisés : il y a ceux qui sont fidèles à la ligne Frères musulmans de Hassan Al-Tourabi (décédé en 2016), l’idéologue qui voulait changer en profondeur la société, et ceux qui sont fidèles au parti d’Omar Al-Bachir, le PCN, qui mêlait beaucoup d’affairisme à son idéologie islamiste…
Un retour de l’ancien régime
Le coup d’État d’octobre 2021 porte la marque des deux. Il a scellé l’alliance entre le général Al-Burhan, alors chef du Conseil de souveraineté, et Ali Karti, un historique du Front national islamique d’Al-Tourabi, puis haut dignitaire du PCN. Le parti présidentiel a été dissous en 2019 au moment de la transition démocratique et ses biens ont été confisqués. Quand ils n’avaient pas été arrêtés, ses cadres ont, sur ordre du parti, quitté le Soudan et se sont, pour beaucoup, exilés en Turquie. « Les structures du parti n’ont pas pour autant disparu, explique Clément Deshayes, anthropologue et chercheur à l’Institut de recherches stratégiques de l’École militaire (Irsem). Des groupes en exil en Turquie, c’est celui dirigé par Ali Karti qui a pris le dessus. Il avait été coordinateur des FDP dans les années 1990, ministre de la justice, ministre des affaires étrangères. Au lendemain du coup d’État d’octobre 2021, le parti leur a donné l’ordre de rentrer au pays. Ce qu’ils ont fait. » Ali Karti est donc réapparu au Soudan, sans être inquiété, alors qu’il est sous le coup d’un mandat d’arrêt depuis 2019.
Rapidement après l’arrêt de la transition démocratique, le général Al-Burhan, dirigeant de facto du pays est revenu sur les purges menées dans l’administration après la révolution. Jour après jour, les Soudanais découvraient que tel ou tel, nommé par le gouvernement civil du premier ministre Abdallah Hamdok avait été évincé au profit de son prédécesseur islamiste. « La junte avait besoin de ces cadres du PCN pour gouverner le pays après le coup d’État, reprend Clément Deshayes.
Surtout, les militaires ont redonné de la puissance à l’aile civile des islamistes, celle qui est incarnée par Ali Karti, en leur permettant d’ouvrir toutes les associations, toutes les organisations parapubliques, comme celle de la Daawa islamique qui recevait une partie de la zakat [[L’aumône légale, un des cinq piliers]de l’islam.] et entretenait la base sociale du régime d’Omar Al-Bachir en distribuant des emplois et en menant des actions charitables.
À bas bruit, ils ont repris pied dans le pays.
« Juste avant le déclenchement de cette guerre, ils ont attisé les tensions, sur les réseaux sociaux, sur le terrain », déplore Amgad Farid. On a vu, en effet, des figures islamistes, dans les semaines précédant le 15 avril, appeler à « l’action armée ». Certaines sources expliquent qu’ils ne pardonnent pas à Abdelfattah Al-Burhan d’avoir accepté les pourparlers de Jeddah organisés par l’Arabie saoudite et les États-Unis au sujet de l’application du droit humanitaire, même si l’accord issu de ces rencontres n’a pas été respecté sur le terrain. De même, la libération du gang de Kober attiserait les tensions existantes au sein du mouvement islamiste. Ce sont peut-être là de rares bonnes nouvelles pour le peuple soudanais. Personne n’imagine, de toute façon, accepter un retour des militaires et des islamistes au pouvoir, une fois que les armes se seront tues, après le désastre de cette nouvelle guerre.
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1Pluriel de koz, qui désigne le gobelet en fer-blanc servant à boire de l’eau. Hassan Al-Tourabi, idéologue Frère musulman du régime d’Omar Al-Bachir avant d’être écarté dans les années 2000, avait expliqué : « la religion est une mer, et nous sommes ses kaizan ».