Harcèlement sexuel, une plaie de l’Égypte

La fête organisée sur la place Tahrir pour fêter l’intronisation de Abdel Fattah Al-Sissi comme président de l’Égypte a été ternie par plusieurs cas d’agressions sexuelles, dont peut-être au moins un viol collectif. Des vidéos ont fait le tour d’Internet et rappellent que les violences sexuelles et le harcèlement sont une véritable épidémie en Égypte. Le harcèlement sexuel fait des ravages mais reste encore largement ignoré par la société civile et les autorités, même si une nouvelle loi vise à le combattre.

« Respect me ».
Gigi Ibrahim, 25 août 2012.

Une femme nue, le postérieur couvert de bleus et de sang, essaie de se frayer un chemin au milieu d’une foule déchaînée, tandis qu’un policier tente tant bien que mal de l’aider. Ces images font le buzz sur les réseaux sociaux. Elles documentent une énième agression sexuelle sur la place Tahrir. La scène aurait eu lieu dimanche 8 juin, lors des célébrations pour l’investiture du président Abdel Fattah Al-Sissi, au milieu des feux d’artifices et des chants pro-Sissi. Au moins cinq cas de violences sexuelles ont été ainsi rapportées par le groupe anti-harcèlement Shoft Taharosh1.

Une journaliste de la chaîne égyptienne Tahrir TV, présente sur la place ce soir-là, évoque dans l’un de ses « directs » des « incidents isolés de harcèlement sexuel ». En studio, la présentatrice s’esclaffe : « Eh bien…, ils (les harceleurs) sont contents ! ». Pour cette partisane de l’ancien régime rien de plus normal, — voire d’amusant —, que des jeunes gens qui fêtent la victoire de leur candidat en attaquant sexuellement et en violant des femmes. Son commentaire déplacé est révélateur de la légèreté et de l’inconscience avec lesquelles le problème du harcèlement et des agressions sexuelles est régulièrement traité en Égypte.

Un premier pas contre l’impunité

Le ministère de l’intérieur a affirmé avoir arrêté sept hommes âgés de 15 à 49 ans, accusés d’être impliqués dans les violences cette nuit-là. La nouvelle législation contre le harcèlement sexuel devrait permettre à la justice de punir les agresseurs — si elle est appliquée. Le 5 juin dernier, en effet, le président intérimaire Adly Mansour a approuvé une série d’amendements au Code pénal pour sanctionner le harcèlement sexuel, dit al taharoch al gensi. Jusqu’à présent, le terme était inexistant dans la loi. Les agresseurs ne pouvaient être punis que pour « comportement indécent » : une définition vague, et les sanctions étaient extrêmement rares. Nier le terme participait à nier l’existence du phénomène. Désormais, l’article 306 du Code pénal stipule que « tout geste, parole ou acte inapproprié à caractère sexuel ou pornographique seront passibles d’au moins 6 mois de prison ». La peine peut être assortie d’une amende allant de 3 000 à 5 000 livres égyptiennes (307 à 513 euros). Les sanctions pourront aller jusqu’à 5 ans de prison en cas de récidive ou si le harceleur est dans une « position de force » par rapport à la victime, par exemple si c’est son employeur ou s’il est armé.

Yasmine El Baramawy, violée sur la place Tahrir le 23 novembre 2012, juge la loi insuffisante : « Le texte ignore les agressions sexuelles en groupe, comme celle dont j’ai été victime, avec pénétration d’objets, de doigts ou d’armes. » Les militants admettent aussi que la loi doit être améliorée. Toutefois, la criminalisation du harcèlement physique et verbal est un premier pas important — historique même — pour tenter de mettre fin à ce mal national qu’est le harcèlement. Pour Dalia Abd Al-Hamid, chercheuse au sein de l’Initiative égyptienne pour les droits individuels (EIPR), « c’est une victoire pour les femmes égyptiennes, les femmes qui vivent en Égypte et pour les ONG qui se battent depuis très longtemps et ont fait pression sur le gouvernement pour qu’il change la loi de façon à ce qu’elle réponde à l’épidémie de violence sexuelle. »

Le harcèlement sexuel est très médiatisé depuis la révolution de 2011, avec la multiplication terrifiante des agressions et viols sur la place Tahrir considérées comme sa pire manifestation. Mais il n’est pas nouveau. Voilées ou non, jeunes ou âgées, les Égyptiennes sont quotidiennement harcelées depuis des dizaines d’années, que ce soit au travail, dans la rue ou dans les transports. D’après une étude de l’ONU, 99,3 % des femmes en Égypte ont déjà été victimes de harcèlement verbal ou physique.

Les raisons avancées pour expliquer ce phénomène de harcèlement sont multiples. Le pays a connu une vague de réislamisation dans les années 1970, en raison notamment du retour au pays d’Égyptiens expatriés dans les pays du Golfe, acquis aux idées wahhabites. La vision des femmes est devenue de plus en plus conservatrice, renforcée par la frustration sexuelle qu’engendre l’âge tardif du mariage à cause du chômage — et donc de la difficulté à se loger. Il existe également une frustration sociale et économique importante, conduisant des hommes à déverser leur colère sur les femmes, parfois considérées comme des citoyens de seconde zone. Par ailleurs, de nombreux observateurs font le lien entre la hausse des agressions et leur gravité et l’effondrement de l’État dans son ensemble. Mais cela ne suffit pas à en expliquer l’ampleur : la loi du silence dans les familles et la culture de l’impunité ont également contribué à propager le harcèlement, devenu aujourd’hui presque une habitude.

Un défi colossal

Dalia Abdel Hamid prévient : « Le gouvernement doit encourager les femmes à davantage porter plainte, il doit aussi sensibiliser les juges sur la loi et les policiers sur la façon de recevoir les plaintes. Cela va être un travail de longue haleine ». Car les autorités sont en partie responsables de l’expansion des violences sexuelles. En effet, nombre de victimes ont été découragées de porter plainte face à la réaction des policiers, dont certains dissuadent les victimes d’aller plus loin en dédramatisant les faits quand d’autres les accusent d’être la cause du harcèlement en raison de leur tenue ou de leur comportement.

Pis, les forces de l’ordre utilisent parfois ces violences comme une arme de dissuasion : ainsi, des tests de virginité ont été imposés sur des manifestantes détenues par l’armée au printemps 2011. L’actuel président égyptien, à l’époque chef du renseignement militaire, avait justifié la « procédure » en déclarant que « les tests de virginité étaient conduits pour protéger les filles du viol et protéger aussi les soldats et les officiers d’accusations de viol ». Sous l’ère Moubarak, le harcèlement sexuel était déjà utilisé pour décourager les femmes de manifester.

Ces agressions sont aussi souvent le résultat d’une hystérie collective. Le vide sécuritaire ces trois dernières années a permis à des délinquants de se mêler à la foule lors des rassemblements. L’usage d’armes dans certaines attaques et la tactique bien rodée des agresseurs — des hommes encerclent une femme, la séparent de ses amis puis la traînent à l’écart pour la déshabiller et la violer avec leurs mains ou des objets tels que des couteaux — fait croire à des attaques organisées. Le militant Mostafa Baghat a d’ailleurs affirmé au quotidien en ligne Mada Masr que, selon des recherches menées ces deux dernières années, des « bandes » sont parfois payées par des forces politiques pour commettre des violences envers les femmes sur la place Tahrir ou dans d’autres lieux.

Les Frères musulmans ont été accusés par des activistes d’être à l’origine d’agressions sexuelles lorsque leur pouvoir était contesté. Depuis l’éviction des islamistes en juillet 2013, l’armée est de nouveau sur le devant de la scène et la pratique subsiste. Amel Elmohandes, directrice du centre d’études féminines Nazra, explique : « Elles ont augmenté récemment et pas seulement sur les Sœurs musulmanes. Les forces de sécurité agissent contre les femmes en général et les activistes défendant les droits humains en particulier (…). Elles savent qu’elles ne craignent rien. Donc les violences sexuelles ne cessent d’augmenter. »

En décembre 2013, des policiers ont envahi le campus de l’université d’Al-Azhar au Caire lors d’une manifestation contre le régime militaire. Ayat Hamada, une étudiante de 19 ans, a été arrêtée en voulant défendre une camarade malmenée par des policiers. Elle dit avoir subi des attouchements dans le camion de police la conduisant dans un camp de la Sécurité centrale. La jeune fille a ensuite passé plus de 50 jours dans une prison pour femmes. Elle raconte son calvaire, dès son arrivée, avec des fouilles vaginales et des tests de grossesses effectués par des gardiennes dans des conditions d’hygiène déplorables : « Les fouilles étaient la pire forme de harcèlement sexuel. Nous avons eu l’impression de ne plus être vierges après. »

La parole des victimes

La parole des victimes s’est libérée depuis la révolution du 25 janvier 2011. Les réseaux sociaux ont facilité la circulation des témoignages et les femmes sont encouragées par des militantes à dénoncer les agressions. Sur HarassMap.org (site lancé avant la révolution), elles peuvent localiser l’endroit où elles ont été victimes de harcèlement. L’organisation, qui a désormais une équipe dédiée à la recherche et se concentre de plus en plus sur la sensibilisation de la société civile, leur donne également accès à des contacts d’avocats et de psychologues. Amel Fahmy, co-fondatrice du site, estime qu’« avoir une loi est important, mais si on ne cherche pas à comprendre pourquoi les gens agissent de la sorte et si nous n’entamons pas un dialogue avec eux, il n’y aura pas de changement ». C’est dans ce but que les quelque 800 volontaires de l’organisation font régulièrement campagne dans 17 gouvernorats d’Égypte : « Nous parlons avec des chauffeurs de taxi, des commerçants pour voir ce qu’ils peuvent faire, en tant que membre actifs de leur communauté, pour mettre fin au harcèlement sexuel. Si la société n’agit pas, il n’y a pas vraiment d’espoir. Nous essayons de mettre fin à l’acceptation sociale du phénomène. »

L’organisation travaille également avec des écoles et des universités. Selon un récent rapport publié par HarassMap, 45 % des harceleurs ont entre 18 et 29 ans, 40 % ont 18 ans et moins. Un moyen pour les jeunes Égyptiens de « passer le temps », ou de prouver leur « virilité ». Nombre d’entre eux font porter la responsabilité à l’attitude des jeunes filles, comme le montre cette vidéo réalisée par les militants de « Dignity Without Borders » (Dignité sans frontières).

D’après Fahmy, seul un changement drastique des mentalités peut conduire à la diminution, voire la fin de cette pratique généralisée de harcèlement et des violences qui y sont liées. Selon elle, la priorité est à une campagne nationale : « Pourquoi y a-t-il tant de harcèlement en Égypte ? C’est parce que la société reste silencieuse. Nous voulons que les rues, les transports et les écoles soient un endroit sûr pour les femmes. »

Le président Al-Sissi a réagi mardi 10 juin aux attaques de la place Tahrir en ordonnant au ministère de l’intérieur d’appliquer vigoureusement la loi et de prendre toutes les mesures nécessaires pour combattre le harcèlement sexuel, qu’il a qualifié « d’étranger aux principes de la culture égyptienne ». Une déclaration rare et forte venant d’un président en Égypte, mais les militants demeurent sceptiques sur la volonté et la capacité de l’État à endiguer ce problème endémique, dont il en est en partie responsable. L’application de la loi aura une valeur de test pour le début de mandat du nouveau président.

1NDLR. Traduction : J’ai été témoin de harcèlement.

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