Hébron (Al-Khalil en arabe) est un microcosme de l’occupation israélienne. Elle est partagée en deux zones : H1, sous le contrôle de l’Autorité palestinienne, où vivent 175 000 Palestiniens. Et H2, sous contrôle israélien, où entre 500 et 800 colons israéliens fanatiques se sont installés en plein centre-ville, protégés par l’armée, au milieu de 40 000 Palestiniens. La ville est en outre entourée de plusieurs colonies israéliennes, dont les membres traversent régulièrement les zones palestiniennes pour se rendre au tombeau des Patriarches, supposé abriter les tombes des personnages légendaires des trois religions monothéistes.
Les frictions sont quotidiennes entre les colons et les Palestiniens. L’armée, qui doit en principe séparer les deux populations, est en fait là pour protéger les colons, accuse l’organisation Breaking the Silence (Briser le silence), constituée de soldats et d’officiers israéliens opposés à l’occupation des territoires palestiniens, qui dénoncent les violences commises par leur armée contre les Palestiniens. Leur quatrième rapport sur Hébron, « Occupying Hebron » en version anglaise, contient une cinquantaine d’interviews sans filtre qui décrivent la réalité humaine de toute occupation, dans sa violence routinière. En voici quelques-uns.
Ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment
Grade : sergent-chef — Unité : Nahal, 931e bataillon — Lieu : quartier Jebel Johar — Période : 2013
— Le poste de Jalis est au-dessus de Kiryat Arba, et on y arrive sur une route qui longe la périphérie d’un quartier palestinien, et le livreur de pizza prenait cette route sur la route jusqu’à nous. Et une fois, quand nous avons commandé une pizza, quand il est arrivé, il nous a dit qu’on lui avait jeté des pierres sur le chemin. Bien sûr, tout le poste a sauté sur ses pieds. Évidemment, le temps que cela arrive, quelques minutes s’étaient écoulées. C’est-à-dire qu’au moment où il nous a parlé de l’incident, et quand nous sommes arrivés sur les lieux, ils ont attrapé quelques enfants qui se trouvaient dans le secteur et ont essayé de leur faire peur. Ils les ont mis contre le mur et ont lancé des grenades assourdissantes.
— Sur eux ?
— À côté d’eux, pour intimider les enfants. Parce qu’on dit que si nous les amenons à la police, rien n’en sortira et que ces incidents se poursuivront. Quelqu’un a décidé que ce n’était pas suffisant. Au détour d’un virage, il y a un magasin palestinien, une petite épicerie en quelque sorte, un mètre sur un mètre, et ils les ont pris (les enfants), les ont mis dans le magasin et y ont jeté une grenade lacrymogène. Heureusement, ils (les soldats) n’ont pas réussi, ils ont essayé de fermer la porte, mais n’ont pas réussi.
— Les soldats ?
— Oui, et les enfants ont quitté le magasin en courant, bien sûr. Et c’est tout, c’était plus ou moins la fin de l’incident. Pour autant que je sache, cela a finalement mené à une enquête de la police militaire. Rien n’est arrivé au commandant qui a supervisé l’incident.
— Et quel était l’objectif ? Qu’est-ce qu’ils voulaient obtenir d’eux ?
— Pour dissuader. Pour essayer d’empêcher que l’incident ne se reproduise.
— C’étaient ces enfants-là qui avaient jeté les pierres ?
— Il n’y a aucun moyen de le savoir. On est arrivés dix minutes après l’incident. Je veux dire, c’est sur le chemin du poste, c’est à environ 400 mètres en dessous. Disons qu’ils ont jeté des [pierres] sur le livreur ; le temps qu’il arrive, qu’il en informe le gardien de sécurité de la base, que le gardien de sécurité de la base informe la salle des opérations et que la salle des opérations avertisse la force. On parle d’au moins sept minutes à partir du moment où c’est arrivé. Il n’y a aucun moyen de savoir si ce sont les enfants qui ont fait ça.
— Alors qui sont ces enfants ? Où ont-ils été attrapés ?
— Sur place. En d’autres termes, ils étaient au mauvais moment, au mauvais endroit. C’est peut-être eux, et peut-être pas. Vous ne pouvez pas en être sûr. Je ne pense pas que ce soit une position officielle, mais c’était une sorte d’effort pour éviter que l’incident ne se reproduise.
— De jets de pierre ?
— Oui, de jets de pierres, oui. Je ne sais pas comment c’était à l’époque, mais je sais qu’aujourd’hui il y a un système de caméras autour d’Hébron, sur lequel on voit souvent des enfants, des enfants se font prendre en train de jeter des pierres à la caméra et on peut régler le problème quelques jours plus tard. Je ne me souviens pas d’une telle chose. Je me souviens que personne ne parlait de ça non plus. Je veux dire, le discours qui vient des rangs supérieurs, probablement du commandant de compagnie, c’est : « Personne ne jette de pierres dans ma zone », et puis tout le monde à son tour interprète les implications.
Le truc avec les masques
Grade : lieutenant — Unité : Nahal, 932e bataillon — Période : 2014
— Quel est le problème avec les masques ? Pourquoi les portiez-vous ?
— Je me souviens de mon impression quand, jeune soldat, j’ai vu des combattants sortir pour procéder à des arrestations avec le visage masqué. L’impression c’est « Ouah, je suis entré dans une unité d’élite, je suis, genre, dans une unité de police antiterroriste ». Cela touche à l’envie de faire partie d’une unité spéciale qui s’engage dans ces opérations commando complètement dingues. C’est aussi pour le style militaire cool, qui est... Et j’imagine aussi l’impact psychologique sur la personne arrêtée, ceux qui l’arrêtent n’ont pas de visage, ils deviennent simplement des uniformes. Je suis presque sûr que personne n’y a pensé à ce niveau. Je pense que c’est probablement resté au niveau de : « Motivons ces soldats ». Mais ensuite, je pense à l’impact, de se faire arrêter par des gens masqués. C’est-à-dire qu’il ne s’agit plus d’une personne. Je veux dire, il y a des soldats devant toi, qui sont venus pour une opération. Tu les regardes dans les yeux, tu ne vois aucune expression, rien. Comme si l’obscurité totale venait t’arrêter. Je pense qu’en fait c’est une question de style pour les militaires ; mais c’est vrai, c’est vraiment effrayant. C’est mortellement effrayant. Pensez à une équipe qui vous réveille alors que vous êtes au lit, avec une lampe de poche au bout d’une arme pointée sur vous et qui vous dit : « Habillez-vous - vous êtes en état d’arrestation », avec des masques, en pleine nuit. Il y a des histoires de gens qui pissaient de peur dans leur pantalon quand ils étaient arrêtés. Une personne se réveille avec une arme dans la figure. Peu importe depuis combien de temps on vit à Hébron et qu’on est habitué à cette routine - c’est un choc.
Méthode sadique
Grade : Sergent — Lieu : tombeau des Patriarches, Porte 6 — Période : 2017
— Il y a un endroit, un poste spécifique où j’ai vu une méthode quelque peu sadique. C’était à la porte 6, la porte menant de la kasbah au côté musulman du tombeau des Patriarches. À la porte 6, il y a un poteau sur lequel il suffit d’appuyer sur un bouton, et quand on appuie sur ce bouton, la porte tourne, une porte en fer qui peut tourner. Si on relâche le bouton, le portail se bloque. Quand ce portail se coince, il surprend vraiment celui qui se tient à l’intérieur, il le frappe au visage.
— C’est une sorte de porte tournante ?
— Oui. Et ils (les agents de la police des frontières stationnés à la porte 6) piégeaient intentionnellement les gens au milieu, leur claquaient la porte au visage.
— Ils le faisaient intentionnellement ?
— C’était... Oui. Je me souviens que j’ai essayé de me rendre à ce poste avec le bouton parce que je ne pouvais tout simplement pas supporter de voir ça. Je leur ai parlé et ils m’ont dit : « Qu’est-ce que j’en ai à faire ? Il est coincé là, il ne peut rien me faire ». C’était la réponse.
— Comment les Palestiniens réagissaient-ils ?
— Les Palestiniens ? Il y a eu très peu de cas où un Palestinien s’est exprimé. Il semblait qu’ils étaient habitués à cette routine.
Il y en a un qui apporte aussi des cadeaux
Grade : Sergent-chef — Unité : Nahal, 932e bataillon — Période : 2014
— Il y avait ce soldat qui a tiré sur quelqu’un avec la permission du commandant de compagnie. Il y avait une grosse émeute et il lui a tiré dans le genou. Ils l’ont attrapé (le Palestinien) après ça. Le commandant de la compagnie en a parlé devant tout le monde, il l’a félicité.
— Sais-tu si plus tard, le soldat qui a fait ça a reçu un cadeau ?
— Un cadeau, je crois, mais pas de la part du commandant de compagnie.
— De qui ?
— De quelqu’un qui habite là-bas. Ils ont toujours fait ça. Ils nous ont apporté beaucoup de cadeaux.
— Les colons ?
— Oui. Je ne me souviens pas des noms, mais je sais à quoi ils ressemblent. Il y en a un qui apporte aussi des cadeaux. Ils nous apportaient des cadeaux et des trucs à chaque fois qu’on faisait quelque chose, parce que...
— Que veux-tu dire par « fait quelque chose » ?
— Soit nous les avions touchés (les Palestiniens) avec des balles en caoutchouc ou des balles réelles, soit nous avions attrapé quelqu’un ou nous avions été, je ne sais pas, bons pendant l’émeute, je ne sais pas quoi. Et il... il nous apportait toujours quelque chose.
— Comment le savent-ils ?
— Ils regardent de leurs toits, ils nous questionnent, ils l’apprennent par la police, par d’autres soldats. C’est une petite communauté, ils savent tout. Ils connaissent les gens qui causent vraiment des problèmes et déclenchent des émeutes. Ils le savent. Ils se connaissent.
— Tu veux dire qu’ils apportent un cadeau personnel au soldat qui a tiré ? Ou est-ce qu’ils apportent...
— Oui, oui. Ils offraient des haches et des couteaux. Ils faisaient ça tout le temps.
— Dans ce cas précis dont tu parles, sais-tu de quel cadeau il s’agissait ?
— Il a reçu un couteau. Je me souviens d’une deuxième personne (un soldat), et il a reçu une hache.
— Pourquoi ?
— Quelque chose en rapport avec l’émeute. Je ne me souviens pas de ce qu’il a fait exactement, mais c’était la même chose. Il était très actif, impliqué dans les émeutes. Quelqu’un (un soldat) a attrapé quelqu’un (un Palestinien) avec un couteau — Il a aussi reçu un cadeau de ce mec.
— Comment le cadeau est-il offert ? Y a-t-il une sorte de cérémonie ? Ou... –
— Comment ? Pas une cérémonie, mais il y a Anat’s Corner (une station de café gratuite adjacente à la colonie de Beit Hadassah à Hébron, dirigée par Anat Cohen, une activiste d’extrême droite d’Hébron), oui. Anat’s Café. Oui, Anat’s Café. Et on y passait du temps. Quand nous étions en patrouille, il est venu, il a apporté du gâteau, un cadeau pour quelqu’un. Il prononçait une bénédiction [religieuse], puis presque chaque fois il terminait sa bénédiction avec : « et les fils de putes palestiniens ». Il ajoutait ça à sa bénédiction à chaque fois, et comme... Je ne suis pas religieux, mais ça me dérangeait vraiment. Il ajoutait quelque chose de vraiment violent, de vraiment haineux, à quelque chose qui évoque vraiment une émotion, tu comprends ? Et ça t’embrouille la tête.
Une émeute juive
Grade : Sergent-chef — Unité : Nahal, 932e Bataillon — Lieu : colonie de Beit Hadassah - Période : 2014
[Ce témoignage décrit la visite tragi-comique d’une délégation de Français juifs extrémistes, que l’interviewé appelle avec un certain mépris des « touristes ».]
— J’étais près de Beit Hadassah et un groupe de touristes français est arrivé, au moins cinquante personnes, quelque chose comme ça. Et il y a quelques habitations palestiniennes près de la clôture, près de Beit Hadassah, et il y avait un drapeau palestinien.
— De l’autre côté de Beit Hadassah ?
— Oui. De leur côté (les Palestiniens). Les touristes ont vu ça et sont devenus fous. Ils ont commencé à crier « La nation d’Israël vit, la nation d’Israël vit », « Mort aux Arabes, mort aux Arabes ». Ils ont trouvé une échelle pour pouvoir grimper. Des gens d’Hébron sont arrivés, soit plus de cent personnes, quelque chose comme ça, et une émeute de juifs a commencé. La plupart des gens n’étaient pas des Israéliens, mais plutôt des touristes. Et puis les résidents (colons) sont arrivés, ont quitté leurs maisons. Un célèbre colon d’Hébron et tous ces gens. Ils criaient « Mort aux Arabes, mort aux Arabes ». Ils ont commencé à gravir l’échelle. Deux de ces idiots sont restés coincés dans les barbelés en essayant d’atteindre le drapeau. Nous devions les faire descendre. J’étais énervé parce que rien ne se passait et ils (les colons) - on aurait dit qu’ils allaient tuer quelqu’un, et personne ne faisait rien. Personne ne faisait rien pour les empêcher. La patrouille.... Le commandant de peloton et tout le monde a essayé de les calmer, mais cela n’a pas aidé. Maintenant, nous devions nous préoccuper de protéger les juifs qui étaient pris dans les barbelés, pour qu’il ne leur arrive rien, parce que la famille [palestinienne] de cet appartement était sur le toit et filmait tout. Ils voyaient tout et ils disaient : « regardez, les juifs essaient d’arracher notre drapeau, ils essaient d’entrer sur notre territoire ». Et ils ont raison, c’est exactement ce qui s’est passé. Ils ne mentent pas, ils n’exagèrent pas. C’est vraiment ce qui se passe. Et finalement, on a réussi à le faire descendre, lui, la personne [prise dans les barbelés]. Puis on nous a dit d’aller du côté palestinien, de monter sur le toit et de démonter le drapeau. Comme, comme un ordre.
— De qui ?
— Du commandant de la compagnie. Ou du commandant du bataillon, je ne sais pas de qui, mais ça venait de quelqu’un au-dessus du chef de peloton. On est donc entrés par le portail, on est arrivés à la maison, on est montés sur le toit et on a essayé de démonter le drapeau. Cette personne (le résident palestinien de la maison) - continuait à filmer. Et à la fin, on ne l’a pas fait, on est montés sur le toit pour rien. On n’a vraiment pas touché le drapeau. On a failli le faire, on l’a presque démonté, et on ne l’a pas fait et.... On est redescendus. Le chef de peloton ne voulait pas le faire, mais on lui a dit de le faire.
— Qu’est-ce qu’il ne voulait pas faire ?
— Enlever le drapeau.
— Mais pourquoi ne l’a-t-il pas fait à la fin – enlever le drapeau ?
— Je pense qu’à la fin il a reçu l’ordre de ne pas le faire. Juste pour qu’il y ait une forte présence sur le toit. On fait quelque chose. Mais à la fin, on n’a rien fait.
— Mais le but était de montrer aux colons que l’armée fait quelque chose ?
— Oui. Mais nous après tout, on n’a rien fait. On voulait aussi être sûrs qu’il n’y aurait plus de juifs qui iraient là-haut. Ils ont déplacé l’échelle, ils sont descendus et sont retournés dans la zone.
— La police était là aussi ?
— Non, la police, si elle est venue, c’était plus tard, mais elle est restée sur la route, elle n’est pas montée là-haut, seulement nous. Parce que c’est en territoire palestinien, et c’est notre juridiction, pas celle de la police...
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