Hollande en Turquie : la fin de « l’âge de glace » ?

Relance des relations diplomatiques sur fond de crise politique · Au programme de la visite d’État de François Hollande à Ankara : reprise des relations diplomatiques gelées par Nicolas Sarkozy et gros contrats. Mais le président français arrive dans une lourde atmosphère de crise politique.

François Hollande, Recep Tayyip Erdoğan.
Montage Orient XXI.

François Hollande entame le lundi 27 janvier une visite d’État de deux jours en Turquie. Si l’on met de côté le séjour de quelques heures de Nicolas Sarkozy en 2011 lors de la réunion du G20, qui avait irrité au plus haut point Ankara, c’est une première depuis 22 ans. Avec l’élection de François Hollande, ce voyage présidentiel était souhaité avec enthousiasme par la Turquie, pour relancer les relations franco-turques refroidies principalement à cause du blocage français dans les négociations turco-européennes.

Cette visite a été rendue possible grâce à deux changements importants, l’un conjoncturel et l’autre plus structurel.

Premièrement, Nicolas Sarkozy avait une vision très culturaliste de l’Europe. Pour lui, chassant sur le terrain de la droite populiste, tendre la main à la Turquie « musulmane » tenait du non-sens. On se souvient encore des propos essentialistes du président français : « Si la Turquie était européenne, ça se saurait »1 ou de son premier ministre Jean-Pierre Raffarin qui déclarait en 2004 : « Voulons-nous laisser le fleuve de l’islam entrer dans le lit de la laïcité ? » ; ou encore : « Nous nous demandons jusqu’où les gouvernements d’aujourd’hui et de demain pourront aller pour faire en sorte que la société turque adopte les valeurs humanistes européennes »2.

À Paris, le ton est désormais résolument différent. Le gouvernement socialiste se méfie de ce genre d’attitudes exclusivistes et se montre plus bienveillant à l’égard d’un partenaire de longue date. Depuis la visite du ministre des affaires étrangères turc Ahmet Davutoğlu à Paris en juillet 2012, des progrès ont été enregistrés3, notamment à travers une série d’accords culturels et de coopération, dont un accord sur la lutte contre le terrorisme. Deuxièmement, le contexte international dans lequel évoluent les relations franco-turques a lui aussi changé. La question syrienne est désormais devenue une affaire internationale, voire globale. Paris et Ankara étaient, dès le départ, les plus « va-t’en guerre » contre le régime de Bachar Al-Assad. Depuis quelques mois, le soutien d’Ankara aux rebelles, en particulier en armes est de plus en plus connu, ce qui inquiète ses partenaires européens, vu la montée « résistible » des groupes proches d’Al-Qaida au sein de l’opposition. Par ailleurs, l’autonomie des Kurdes de Syrie, après ceux d’Irak fait craindre à la Turquie que son propre Kurdistan soit contaminé par un vent d’indépendance, au moment où le processus de paix avec les rebelles kurdes semble grippé.

Vendre les meilleurs produits de l’industrie française

La visite du président français s’effectuera dans un climat politique et juridique extrêmement tendu. La corruption à très grande échelle, mise au jour par des opérations policières depuis le 17 décembre ébranle la crédibilité du gouvernement, déjà entamée depuis les manifestations de Gezi en juin 2013. La justice, voire l’ensemble de l’appareil de l’État a perdu de sa légitimité dans une guerre ouverte entre le gouvernement et son allié de longue date, le mouvement güléniste. Tous les verdicts des grands procès contre les militaires ou contre les Kurdes sont désormais remis en cause, y compris par les dirigeants du Parti pour la justice et le développement (AKP). Et par le premier ministre lui-même, qui avait défendu bec et ongles ces décisions de justice pendant des années.

Dans une telle atmosphère, quels sont les objectifs du président Hollande ? Depuis Jacques Chirac, un chef d’État en déplacement à l’étranger joue principalement un rôle de VRP multicartes, chargé de vendre les meilleurs produits de l’industrie française. Durant cette visite, le nucléaire4, le TGV et Airbus vont certainement occuper une place centrale. La Turquie a besoin d’accélérer le renouvellement de son réseau ferré, négligé pendant toute la République. L’AKP au pouvoir depuis 12 ans a fait quelques avancées sur la question et le TGV français contribuerait à la poursuite de la modernisation. [Airbus agrandira-t-il sa place ce dans la flotte de Turkish Airlines5, l’étoile montante de l’aviation mondiale ? Le projet de la construction d’un troisième aéroport au nord d’Istanbul pour faire de la ville le plus grand hub d’Europe, couplé à la construction d’un troisième pont sur le Bosphore attise la colère des Stanbuliotes qui, à raison, constatent que leur espace de vie diminue de jour en jour. Et enfin l’énergie nucléaire est extrêmement controversée et impopulaire, même si quelques contrats ont été signés avec le Japon, à peine sorti de la catastrophe de Fukushima.

Un triple assassinat en plein Paris

Les questions politiques et humaines passeront-elles complètement à la trappe ? L’assassinat des trois militantes kurdes en plein cœur de Paris le 9 janvier 2013 et l’éventuel lien de ce crime avec les services secrets turcs n’est toujours pas élucidé6. Autre problème, celui de Pinar Selek, sociologue, défenseure des droits humains, acquittée trois fois dans un procès politique qui a duré 16 ans et condamnée à perpétuité pour une explosion accidentelle est toujours exilée en France7. La question des visas reste en suspens8. Celle de la criminalisation en France de la négation du génocide des Arméniens est toujours d’actualité, surtout à la veille de 2015, centenaire du génocide.

Autant de questions qui seront abordées durant une visite marquée par quelques moments forts, comme le dîner du président Abdullah Gül où Hollande rencontrera Rakel Dink, la veuve du journaliste arménien Hrant Dink, assassiné il y a 7 ans, ou l’allocution présidentielle à l’université Galatasaray sur les rives du Bosphore, symbole de la francophonie en Turquie, une francophonie en débandade depuis quelques décennies.

Ce voyage de François Hollande devrait être l’occasion d’avancées sur plusieurs questions, car les relations entre les deux pays sont tellement imbriquées qu’il est impossible de perpétuer davantage l’âge de glace diplomatique. Espérons simplement que la presse ne sera pas uniquement obnubilée par l’absence d’une première dame et que les opinions publiques de Turquie et de France seront réceptives aux messages mutuels.

1« Turquie : Sarkozy contredit Chirac », Le Nouvel Observateur, 20 décembre 2004.

2« Raffarin doute plus des Turcs que d’Erdoğan », le Nouvel Observateur, 23 septembre 2004.

8La Turquie réclame aux pays de l’Union européenne, depuis 2010, la suppression des visas pour les ressortissants turcs. au nom des accords d’Ankara de 1963 et de la liberté de circulation. la France y est farouchement opposée, contrairement à l’Allemagne, plus bienveillante.

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