Le 2 octobre 2018, le journaliste Jamal Khashoggi entrait dans le consulat saoudien d’Istanbul pour obtenir les papiers nécessaires à son mariage, sa fiancée l’attendant à la porte. Il n’est jamais reparu. Après avoir avancé des versions contradictoires, les autorités saoudiennes ont finalement reconnu que le journaliste avait bien été tué dans les locaux du consulat, mais ont prétendu que l’opération avait été menée par des éléments incontrôlés et que les plus hautes autorités de l’État n’étaient au courant de rien.
Ces explications n’ont guère convaincu. Agnès Callamard, qui a travaillé au secrétariat général d’Amnesty International et comme directrice d’Article 19 et qui est la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires a conduit une enquête sur ce meurtre ; elle a travaillé avec Duarte Nuno Vieira, expert légiste, Paul Johnston, expert sur les enquêtes criminelles et Helena Kennedy, spécialiste des droits humains. Ses conclusions ont été publiées en ligne ce 19 juin et elle les présentera le 26 devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Orient XXI l’a interrogée sur les résultats de son travail.
Orient XXI. — Tout d’abord, pouvez-vous nous dire qui vous avez rencontré pour votre mission et où vous vous êtes rendue ?
Agnès Callamard. — J’ai commencé mon enquête en janvier 2019. Ma première mission a été en Turquie. Elle a été suivie par des voyages à Washington puis à Paris, Londres, Bruxelles, Berlin, Ottawa. Je suis retournée ensuite à Istanbul. J’ai rencontré des représentants des gouvernements. En Turquie j’ai vu les responsables de l’enquête, notamment le procureur et des membres de son équipe. J’ai rencontré des amis et des collègues de Khashoggi, des experts universitaires et des représentants de gouvernements liés à l’Arabie saoudite. En tout, j’ai tenu plus d’une centaine d’entretiens.
O. XXI. — C’est en Turquie que vous avez obtenu les informations les plus importantes ?
A. C. — Oui, car c’est là qu’a eu lieu le crime. J’ai eu accès aux enregistrements de l’assassinat, ou plus exactement à 45 minutes d’enregistrement. Selon mes informations, les autorités ont en leur possession plusieurs heures d’enregistrement. Il faut souligner que ces preuves sont probablement liées au travail de renseignement de la Turquie, bien que les autorités turques ne l’aient pas admis. Il y a une différence entre travail de renseignement et preuves. Les experts avec qui j’ai discuté de la légalité de ces sources ont des avis différents : certains les considèrent comme une violation de la Convention de Vienne sur les relations consulaires, d’autres pensent que cette pratique de surveillance est tellement courante qu’on ne peut plus dire qu’elle est illégale, mais ce n’est pas mon avis. On ne sait pas comment ces enregistrements ont été obtenus et, s’il y a procès, seront-ils admissibles ?
L’obligation des États-Unis de protéger
O. XXI. — Avez-vous pu récolter des informations auprès des pays occidentaux, notamment des autorités américaines ?
A. C. — Oui, et je les en remercie. Ils m’ont permis d’authentifier nombre des allégations de la Turquie concernant l’assassinat. En revanche, je n’ai pas pu obtenir plus d’informations sur la fuite de la presse américaine qui faisait état d’un rapport de la CIA incriminant le prince héritier Mohamed Ben Salman ; seul le journaliste qui les a publiées connaît la source et il ne peut bien évidemment pas y donner accès. Je mentionne dans le rapport cet article et plusieurs autres qui sont censés éclairer l’état d’esprit du prince héritier avant le meurtre de M. Khashoggi. Mais je n’ai pas assez d’informations pour conclure que les États-Unis ont violé leur obligation de protéger et de prévenir M. Khashoggi.
O. XXI. — L’Arabie saoudite a refusé de vous recevoir et affirme que c’est une affaire intérieure.
A. C. — Je m’insurge contre l’idée que ce serait une affaire interne. Tout d’abord le meurtre a été commis sur un sol étranger ; il concernait quelqu’un vivant en exil ; le meurtre de M. Khashoggi constitue un crime d’État et une violation du droit et des relations internationales. L’Arabie Saoudite a violé les droits humains, en particulier l’interdiction de privation arbitraire de la vie, une interdiction qui est jus cogens, c’est-à-dire impérative dans le droit international. L’Arabie saoudite a aussi violé la convention de Vienne sur l’utilisation des consulats ; et l’interdiction faite aux États d’utiliser la force extraterritoriale, comme le mentionne la Charte des Nations unies (article 2-4). Cela constitue des obligations que l’on appelle erga omnes, c’est-à-dire qu’elles concernent l’ensemble de la communauté internationale. Il y a aussi une violation de l’interdiction de la torture et des disparitions forcées. Dans ces conditions, l’idée que le meurtre de Khashoggi serait une affaire interne est absurde. De plus, l’assassinat a été au centre de l’agenda politique international pendant des mois et il a suscité un grand intérêt de la part d la communauté internationale.
Une présence troublante des ambassadeurs du conseil de sécurité
O. XXI. — L’Arabie saoudite a pourtant annoncé l’arrestation d’un certain nombre de personnes dont le procès a commencé, et des ambassadeurs étrangers assistent à ce procès.
A. C. — Ce procès ne répond pas aux normes internationales. Il y a onze personnes jugées sur une vingtaine arrêtées au départ. Pourquoi les dix autres ont été relaxés, on ne le sait pas. Il semble que le procureur se soit focalisé sur ceux qui étaient présents physiquement au moment du meurtre dans le consulat. Le procès a lieu en huis clos malgré l’ampleur du crime. L’identité des onze n’a pas été révélée, mais je les nomme dans mon rapport, et cinq d’entre eux font face à la peine de mort.
L’Arabie saoudite a offert à la Turquie et aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies d’envoyer des observateurs. Ils ont dû se soumettre à une demande de stricte confidentialité. Or des observateurs sont là, en principe pour apporter une crédibilité aux résultats du procès. Mais dans la mesure où ils n’ont pas le droit de s’exprimer, cette présence ne peut pas apporter une quelconque légitimité au procès. Très troublant, pour ne pas dire choquant : la présence de ces cinq ambassadeurs du Conseil de sécurité implique l’institution même des Nations unies dans ce qui pourrait être une erreur judiciaire. Je ne comprends pas comment les États membres n’ont pas été plus inquiets de leur implication dans un procès qui présente toutes les caractéristiques d’un procès injuste.
O. XXI. — L’un des principaux suspects, Saoud Al-Qahtani, un proche conseiller du prince héritier Mohamed Ben Salman ne semble pas avoir été inquiété.
A. C. — Pas encore… Mon rapport s’intéresse surtout aux responsabilités de l’État, plutôt qu’aux responsabilités individuelles. L’Arabie nie que cela soit un crime d’État, mais une grande partie du rapport démontre le contraire. Mais qui est l’État ? Sur la base des informations qui m’ont été données, je suggère qu’au moins deux officiels fassent l’objet d’enquêtes plus approfondies sur leur responsabilité criminelle : Qahatni et Mohamed Ben Salman, le prince héritier. Je n’ai pas les moyens de conclure qu’ils sont criminellement responsables, mais il y a suffisamment de preuves pour ouvrir une enquête approfondie.
Un meurtre prémédité
Qahtani a été personnellement impliqué dans plusieurs violations des droits humains : il a été cité dans l’enlèvement du premier ministre libanais Saad Hariri ; dans l’affaire de la détention des princes et des hommes d’affaires à l’hôtel Ritz Carlton ; dans la détention des femmes de la société civile, y compris dans l’utilisation contre elles de la torture. Le « chef de l’équipe » qui s’est rendue à Istanbul, Maher Abduazzi Moutreb travaillait directement sous les ordres de Qahtani. Le procureur saoudien lui-même, dans un communiqué du 15 novembre 2018, reconnaît que Qahtani aurait été impliqué directement, dans la mesure où il a demandé aux membres de l’équipe de ramener Khashoggi en Arabie, arguant qu’il était une menace à la sécurité nationale.
Je n’ai aucun doute sur le fait que le meurtre a été prémédité — même s’il est possible que l’on ait préféré au départ enlever M. Khashoggi. Le fait même que Qahtani ait été renvoyé de son poste de conseiller à la cour royale prouve que les autorités lui attribuent un certain degré de responsabilité. La deuxième personne sur qui il faut ouvrir une enquête est le prince héritier lui-même. Mon rapport met en avant des preuves circonstancielles : l’opération contre M. Khashoggi doit être comprise en relation avec une campagne organisée et coordonnée contre des journalistes, des femmes activistes, des princes et des hommes d’affaires. Au minimum, le prince héritier a cautionné ce comportement et permis la répétition et l’escalade de ces crimes. Il n’a pris aucune mesure pour prévenir ou punir les responsables. Le prince héritier a volontairement pris le risque que d’autres crimes, tels que l’assassinat de M. Khashoggi, soient commis, qu’il ait ou non ordonné directement le crime en question.
O. XXI. — Comment expliquez-vous que l’on n’ait pas retrouvé le corps ?
A. C. — Les Saoudiens affirment que le corps a été remis à un de leurs agents en Turquie, et que celui-ci aurait disparu. Explication un peu étrange, quand on sait que les Turcs ont un système de surveillance très dense des rues d’Istanbul et qu’ils m’ont affirmé, que, après avoir revu 3 000 heures d’enregistrement pour suivre un à un les membres de l’équipe, ils n’ont vu personne « remettre » un paquet à qui que ce soit. Peut-être le corps a-t-il été totalement détruit.
L’affaire Saad Hariri
O. XXI. — Avez-vous pu enquêter sur d’autres accusations formulées contre les autorités saoudiennes concernant les tentatives d’enlèvement de dissidents ?
A. C. — Oui, pour essayer de comprendre le contexte. On a des preuves de l’utilisation par Riyad d’instruments illégaux pour surveiller des dissidents. Cela était vrai avant le meurtre, comme lorsque l’un des collaborateurs les plus proches de Khashoggi a vu son téléphone « hacké ». Plus inquiétant, il y a environ un mois un dissident saoudien réfugié en Norvège a évoqué les menaces contre lui. La source de ces informations serait la CIA qui aurait demandé aux services norvégiens de le protéger. Cela confirme que l’Arabie n’a pas changé de comportement depuis l’affaire Khashoggi alors que le droit international lui impose une obligation de non-répétition.
L’enlèvement et la détention arbitraire de Saad Hariri en novembre 2017 auraient dû alerter la communauté internationale. Il n’y a pas d’autres exemples dans l’histoire où le premier ministre d’un État est enlevé par un État étranger. C’est incroyable, mais ce qui est plus incroyable encore c’est l’absence de réaction internationale, même si la France l’a finalement fait libérer. C’est comme si on considérait qu’un tel comportement était une particularité de l’Arabie saoudite, comportement qu’il faudrait accepter.
O. XXI. — Quelles sont les préconisations de votre rapport ?
A. C. — Dans la mesure où je n’ai pas le mandat de mener une enquête criminelle internationale, j’exhorte le secrétaire général de mettre en place un groupe d’experts qui pourront mener une telle enquête, construire des dossiers sur chacune des personnes qui pourront être inculpées. J’exhorte l’Arabie saoudite à arrêter le procès en cours et qu’il ne puisse redémarrer qu’avec la participation de la communauté internationale sur la base d’enquêtes approfondies sur tous les suspects. Le gouvernement saoudien doit accepter la responsabilité de l’exécution, ce qui n’a toujours pas été fait.
Après le meurtre de Mr. Khashoggi, un certain nombre d’États ont imposé des sanctions ciblées contre des responsables saoudiens. Mais le crime commis est un meurtre commis par l’État. Ces sanctions particulières à l’encontre de 17 personnes ou plus agissent comme un écran de fumée, détournant l’attention de la responsabilité de l’Arabie saoudite. Les sanctions actuelles ne répondent pas non plus aux questions centrales de la chaîne de commandement et de l’implication des hauts responsables en ce qui concerne l’exécution. Compte tenu des éléments de preuve crédibles attestant des responsabilités du prince héritier dans le meurtre de M. Khashoggi, je recommande que ces sanctions incluent également le prince héritier et ses biens personnels à l’étranger, jusqu’à ce que des preuves soient fournies et corroborées qu’il n’a aucune responsabilité dans l’exécution de Mr. Khashoggi.
Plus généralement, cette enquête a mis en évidence la vulnérabilité des journalistes et des dissidents, y compris quand ils se réfugient dans l’exil. Il faut donc que les autorités des pays d’accueil revoient leur politique pour garantir leur protection à ces personnes. Les Nations unies aussi ont un rôle a jouer. De nombreuses initiatives ont été prises ; je préconise que l’organisation internationale se donne aussi les moyens d’enquêter sur les assassinats ciblés. Je propose la création d’un instrument permanent pour enquêter sur les meurtres et enlèvements ciblés, similaires à des instruments existants, comme celui sur les crimes en Syrie.
Je recommande aussi à l’ensemble de la communauté internationale d’allouer des fonds pour soutenir des projets et des programmes de protection de la liberté d’expression, de la liberté des médias et d’opinion dans la région du Golfe, et de créer un fonds Jamal Kashoggi afin de soutenir la liberté d’expression et la démocratie au Proche-Orient.
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