On ne peut que déplorer la rareté, sinon la pauvreté des contre-argumentaires qui sont opposés à Éric Zemmour, candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle française, sous l’angle du droit en matière d’immigration. Il est vrai qu’il semble peu attaché aux droits fondamentaux, considérés comme subordonnés au politique et à ses désidératas. Or, si l’on admet que le référendum qu’il envisage, suivi de lois constitutionnelles restrictives, pourrait légalement aboutir à l’abrogation de l’essentiel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de protection des droits fondamentaux des étrangers, il n’en demeure pas moins qu’une telle perspective se heurterait de manière cruciale au droit international et au droit européen, jetant sur le programme du candidat des doutes plus que sérieux sur sa possible réalisation.
Même si l’on mettait de côté la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (Convention de Genève) des Nations unies, ainsi que les textes européens sur le droit d’asile, le programme zemmourien devrait faire face à une cinquantaine de conventions bilatérales conclues par la France avec des pays tiers partenaires, et qui régissent de manière plus ou moins large le droit migratoire. Parmi celles-ci, la convention franco-algérienne du 27 décembre 1968 modifiée : elle consacre le droit au regroupement familial sous certaines conditions, le droit au séjour des conjoints algériens de Français et des parents algériens d’enfants français, ou encore le droit d’établissement des commerçants algériens en France… En matière d’immigration professionnelle, plus d’une dizaine de conventions bilatérales, dont certaines dites « de gestion concertée des flux migratoires » conclues avec des pays tels que la Russie, la Géorgie, la Tunisie, le Bénin, la République démocratique du Congo ou encore l’île Maurice, régissent le droit au séjour des ressortissants en cause, en dressant notamment des listes de métiers considérés comme en tension en France. On pourrait encore, sans être exhaustif, mentionner les accords d’échanges réciproques de jeunes professionnels conclus par la France avec certains pays dans un cadre de coopération et de partenariat.
« Les traités conclus doivent être respectés »
Une loi constitutionnelle française proclamant l’arrêt de toute immigration balaierait-elle d’un revers de main tous ces engagements bilatéraux conclus par la France ? L’article 55 de la Constitution française s’y oppose actuellement, disposant que les traités et accords régulièrement ratifiés priment sur les lois internes :
Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie.
Conseillé par ses juristes, le candidat Zemmour, s’il était élu, envisagerait sans doute alors l’abrogation ou la modification de cet article pour lui en substituer un autre, censé inverser la donne : les lois françaises postérieures primeraient sur les traités antérieurs, même régulièrement ratifiés par la France. Mais une telle perspective se heurterait encore aux principes généraux du droit international public, en particulier au principe cardinal du droit des traités nommé « Pacta sunt servanda » : les traités régulièrement conclus doivent être respectés, appliqués de bonne foi et de manière à leur donner effet utile.
Face à ce principe juridique, Éric Zemmour, s’il tenait toujours à opérer l’« arrêt de toute immigration », n’aurait pour choix que de devoir dénoncer tous les accords bilatéraux conclus par la France avec ses partenaires dans le monde, ce qui ne manquerait pas d’entraîner, outre des tensions diplomatiques importantes avec ces pays, de probables mesures de rétorsion. La position géostratégique de la France dans le monde ne pourrait qu’en pâtir. Du reste l’accord franco-algérien, l’un des plus importants, ne prévoit nullement sa possible dénonciation, mais seulement une obligation de concertation dans le cadre d’une commission mixte franco-algérienne.
Un bras de fer avec l’Union européenne
La possibilité d’un tel arrêt de l’immigration s’effiloche davantage encore sous l’angle du droit de l’Union européenne (UE). En effet, si le candidat Zemmour envisageait sérieusement une modification de l’article 55 de la Constitution afin de proclamer a contrario que les lois internes sont supérieures aux traités antérieurs conclus par la France, il ne pourrait normalement l’envisager à l’égard du droit de l’UE. Car la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union (CJUE) a consacré la primauté du droit de l’Union sur les lois internes des États membres dans les domaines qui lui sont dévolus. Et aussi bien sa Charte des droits fondamentaux que la directive du Conseil de l’UE du 22 septembre 2003 consacrent le droit à une vie familiale normale, dont celui du regroupement familial.
Une autre directive1 prévoit, via une procédure accélérée, l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées ; c’est elle qui aujourd’hui d’organiser la solidarité entre États de l’UE pour accueillir les personnes qui fuient la guerre en Ukraine. Zemmour a déclaré être opposé à leur accueil en France, mais il ne pourrait abroger, fût-ce par une loi constitutionnelle, le droit européen qui y pourvoit. D’autres directives européennes régissent le statut des étudiants provenant des États tiers ou encore le droit de séjour de leurs ressortissants résidents de longue durée dans un État membre.
Comment, dans un tel environnement de droit européen, Zemmour président pourrait-il mettre en œuvre l’arrêt de toute immigration ? Il devrait certainement revenir sur les principes de l’UE et engager un bras de fer suicidaire avec ses institutions, à l’instar de la Hongrie de Viktor Orbán ou de la Pologne d’Andrzej Duda, deux pays aujourd’hui condamnés par la CJUE à d’importantes amendes financières pour non-respect de l’État de droit. À l’instar de ces États, la France, « pays des droits de l’Homme », s’exposerait évidemment à des sanctions financières pour violation du droit de l’UE.
Enfin, il n’est pas inutile de faire un parallèle ici entre le slogan de Zemmour et celui d’un personnage de référence pour lui, à savoir feu Charles Pasqua, ancien ministre de l’intérieur (1986-1988 et 1993-1995) : en son temps, celui-ci avait érigé pour slogan l’« immigration zéro » qui s’avéra plus tard une chimère. D’autant plus que dès 1998, le même Charles Pasqua, peut-être assagi et plus pragmatique, préconisa la nécessité de régulariser tous les sans-papiers n’ayant pas commis de délits.
L’expulsion des doubles nationaux ? Pas si simple
L’une des mesures phares envisagées par le candidat Zemmour consiste, après qu’ils auront été déchus de leur nationalité française, en l’expulsion des délinquants doubles-nationaux vers le pays d’origine de leurs ascendants. La déchéance de la nationalité française suivie de l’expulsion existe déjà en droit français pour les délinquants ayant récemment acquis la nationalité française, mais Éric Zemmour envisage de l’étendre à ceux qui sont français depuis deux ou trois générations. Quelqu’un qui, par exemple, est né en France de parents eux-mêmes nés en France, qui n’a jamais mis les pieds au Maroc, qui ne parle pas l’arabe, peut-il valablement être expulsé vers ce pays du seul fait qu’il détient encore la nationalité marocaine — laquelle se transmet par simple filiation ?
La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) pourrait s’y opposer pour violation de l’article 8 de la Convention concernant le droit au respect de la vie privée et familiale. Mais surtout, un arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ) du 18 novembre 1953, resté célèbre dans les annales du droit international, a statué sur la question du conflit de double nationalité : le lieu de résidence habituelle, le lieu où la personne concentre ses intérêts économiques priment dans la définition de l’appartenance à un État plutôt qu’à un autre. C’est le critère de l’effectivité ou de la « nationalité active » qui est ainsi la règle. Dans ce contexte, l’expulsion de doubles-nationaux, après déchéance de leur nationalité française, vers des pays où ils n’ont jamais vécu se heurterait assurément à l’opposition des autorités de ces pays dits « d’origine », et ce, notamment sur le fondement du droit international et de la jurisprudence de la CIJ. Elles n’hésiteraient pas à refuser d’accueillir de tels délinquants qui, de surcroît, ne seraient probablement pas en possession de passeports du pays concerné. La France serait obligée de demander un laissez-passer qu’il serait juridiquement fondé à lui refuser.
Zemmour envisage des sanctions contre de tels pays. Seraient-elles légales ? On peut craindre des contentieux juridiques au détriment de la France.
Les accords d’association contre les mesures discriminatoires
Zemmour préconise encore de retirer aux étrangers en situation régulière le droit aux allocations familiales ainsi que le droit aux prestations sociales non contributives, telles que l’allocation de solidarité vieillesse ; en matière d’allocations de chômage, il préconise en outre une mesure consistant à éloigner les étrangers au chômage depuis plus de six mois. Or, pour appliquer ces mesures s’agissant de ressortissants du Maghreb, il devra compter, notamment, avec les accords externes conclus par l’UE et ses États membres avec l’Algérie, la Tunisie et le Maroc. Ces « accords d’association euro-méditerranéens » sont globalement avantageux pour les pays membres de l’UE, couvrant de larges domaines tels que le libre-échange commercial, la coopération économique et douanière ou les prestations de services, et comportent en outre des clauses concernant les migrants réguliers, prohibant la non-discrimination en matière de sécurité sociale. Or, cette dernière notion comprend les prestations de vieillesse au sens du droit de l’UE, y compris non contributives — dont le Fonds de solidarité vieillesse, de même que les allocations familiales et les prestations de chômage.
Ces accords relèvent de l’interprétation de la CJUE qui a déjà produit une jurisprudence établie en la matière, sanctionnant notamment les pratiques discriminatoires de certains États membres en matière de droits sociaux. Ainsi la France a déjà été condamnée pour avoir refusé des prestations de solidarité vieillesse (non contributives) à des retraités marocains et algériens. En matière d’allocations de chômage, éloigner un étranger qui y a encore droit — alors qu’il lui est interdit de les percevoir en résidant dans le pays d’origine — constituerait également une discrimination caractérisée.
La France pourrait-elle dénoncer unilatéralement ces accords multilatéraux ? En toute hypothèse, une modification de l’article 55 de la Constitution ne pourrait prévaloir en l’espèce, car ils relèvent du droit de l’UE et du contrôle d’interprétation de la CJUE, qui a maintes fois rappelé leur primauté sur les lois internes des États membres. La France s’exposerait aux sanctions de l’UE pour violation de son droit.
Ainsi les promesses zemmouriennes en matière migratoire apparaissent-elles illusoires. En ce domaine, la coopération et le partenariat, notamment avec les États d’émigration ou de transit, constituent les principales issues réalistes ; le récent Pacte sur les migrations internationales, quelles que soient ses insuffisances, les y oblige et la France a tout intérêt à l’invoquer. En lieu et place d’une « souveraineté solitaire » irréaliste que suggère l’approche du candidat Zemmour, on ne saurait qu’opposer, avec Mireille Delmas-Marty, éminente juriste de droit international qui vient de nous quitter, la voie des « souverainetés solidaires » sur les questions migratoires.
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12001/55/CE du 20 juillet 2001.