Autrefois sous-développé, l’État du Kerala s’est saisi de l’opportunité sans précédent offerte par le développement économique rapide des pays du Golfe depuis un demi-siècle. Au fil des vagues migratoires successives, un « réseau kéralite » s’est formé d’Abou Dhabi à Riyad en passant par Mascate et Doha, si bien que cette province qui ne compte que 2,6 % de la population indienne est devenu l’une des premières exportatrices de main-d’œuvre du pays.
« Fermez les yeux et imaginez que cette migration ne se soit jamais produite : les musulmans du Kerala mourraient de faim. La migration fut leur pont vers le paradis », s’exclame Irudaya Rajan, l’un des experts les plus en vue sur la question des transhumances Kérala-Golfe. Depuis la fin des années 1990, le chercheur, âgé d’une cinquantaine d’années, conduit un minutieux travail d’analyse qui documente le phénomène dans ses moindres détails.
Aujourd’hui, des 16,6 millions d’Indiens expatriés, plus de 2 millions sont originaires du Kerala. Et le bénéfice est direct : le niveau de vie au Kerala s’est envolé, les centres hospitaliers ont triplé en nombre, l’étendue du réseau routier a été multipliée par dix et la migration contribue aujourd’hui pour un tiers des revenus de l’État.
Pourtant, un vent de panique souffle sur les côtes indiennes de la mer d’Arabie. Depuis 2013, la tendance migratoire s’inverse, le nombre de Kéralites travaillant à l’étranger a chuté de plus de 12 % et 300 000 migrants sont déjà rentrés au pays. En cause, un ralentissement économique dans plusieurs pays du Golfe, suite à la crise pétrolière de 2014, région où travaillent 89 % des migrants kéralites. De plus, d’agressives politiques de nationalisation du marché de l’emploi privent les travailleurs immigrés d’emplois qui leur étaient autrefois de facto réservés. Des indications récentes révèlent qu’entre le début 2017 et le troisième trimestre 2018, plus de 1,1 million d’étrangers ont quitté l’Arabie saoudite, le deuxième employeur de migrants kéralites dans le monde, et l’autorisation accordée aux femmes de conduire va aussi priver de leur travail des centaines de milliers de chauffeurs, souvent indiens ou pakistanais. Aux Émirats arabes unis, où vivent 830 000 Kéralites, les entreprises privées hors secteur pétrolier licencient à une cadence inégalée depuis plus d’une décennie.
« Le rêve du Golfe est en train de s’éteindre », commente Irudaya Rajan depuis son bureau au Centre for Development Studies (CDS), une institution publique de recherche en sciences sociales basée à Trivandrum, la capitale du Kerala. Son point de vue est confirmé par Shibinu Shahul, un professeur d’économie qui dirige des recherches sur l’influence des flux migratoires sur les communautés musulmanes du district de Malappuram, le principal pourvoyeur de migrants du Kerala. Parmi ces étudiants, le nombre de candidats à la migration vers le Golfe a chuté de deux tiers au cours des dix dernières années. Selon le Kerala Migration Survey 2018, le vieillissement de la population joue aussi son rôle, réduisant « le stock de migrants disponibles » selon les mots du chercheur.
Une jeunesse en quête de repères
Mais au-delà des facteurs économiques et démographiques, le changement est avant tout social, alors que la jeunesse accorde une importance prépondérante au développement personnel. Âgé de 32 ans, Hashim Karadan, fondateur d’un studio d’enregistrement musical s’interroge : « Combien de précieuses années de vie passerez-vous dans le Golfe, loin de votre famille ? Quelle est cette vie ? » Lorsque Karadan lance Soundex en 2004, ses amis moquent sa décision de rester au pays. « Maintenant que la situation du Golfe se détériore, ils admirent mon choix d’avoir développé un projet pérenne ici », affirme-t-il, ajoutant que « la tendance du moment » est plutôt à l’obtention d’un emploi dans la fonction publique qu’à l’émigration.
Professeur assistant d’économie à l’université de Calicut, Jaseem V. refuse catégoriquement de quitter son Kerala natal. « Mon père a gagné beaucoup d’argent en 25 ans de travail en Arabie saoudite, mais de retour au pays il s’est retrouvé isolé. Les villageois avaient oublié son nom, sa personnalité et jusqu’à son existence. » En effet, les pays du Golfe ne proposent qu’une migration contractuelle qui se termine une fois le contrat de travail arrivé à son terme, sans possibilité d’obtenir la citoyenneté. À l’exception de l’Arabie saoudite où les nationaux demeurent majoritaires, les travailleurs immigrés constituent la majorité des populations vivant dans chacun des pays du Golfe. L’inquiétude de voir un jour la main-d’œuvre émigrée tirer avantage de sa force numérique fait que l’accès à la nationalité est impossible, excepté en de rarissimes occasions. Selon Irudaya Rajan, « migrer vers le Golfe n’est plus qu’une folie » et de nombreux Kéralites sont « suffisamment qualifiés pour migrer vers des pays qui proposent l’accès à ce précieux sésame, comme par exemple les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et l’Australie ».
La révolte des femmes
Alors que le coût social de la migration suscite un débat public, les femmes rejettent de plus en plus ouvertement la solitude associée à l’expatriation de leur conjoint. En effet, derrière 1 million 700 000 hommes kéralites travaillant dans le Golfe, un million de femmes mariées vivent isolées, en proie aux traumatismes de la solitude, attendant les rares visites de leur époux dans la crainte que ce dernier ne revienne jamais. Les pays de la péninsule Arabique sont en effet tristement célèbres pour des violations des droits humains récurrentes (abus physiques et sexuels, salaires non payés, conditions de travail inhumaines et accès limité à la justice). Les ONG internationales estiment que quelque 600 000 migrants sont victimes de travail forcé dans la région.
Inquiète, Shibila Fayiza ne souhaite pas l’être. Âgée de 19 ans, cette étudiante en économie définit un mari « moderne » comme un « meilleur ami » disponible tant émotionnellement que physiquement. « Dans le cadre des mariages arrangés, les sentiments de la jeune fille n’étaient pas pris en considération, mais les choses changent à mesure que nous devenons plus instruites », affirme-t-elle. Entre 1951 et 2011, le taux d’alphabétisation des femmes de la région a augmenté de façon spectaculaire, passant de 36 % à 92 %, notamment grâce aux sacrifices consentis par les populations de migrants pour offrir à leurs enfants un accès aux études supérieures. Ces nouvelles attentes, aussi émotionnelles soient-elles, sont nourries par une préoccupation croissante des parents concernant la stabilité financière des travailleurs migrants, un facteur qui les rend moins recherchés sur « le marché du mariage ». « Je refuserais qu’un migrant me demande en mariage. Je recherche un homme qui occupe un emploi dans la fonction publique », ajoute Shibila.
Échec de l’autosuffisance
Selon Rony Thomas Rajan, professeur assistant au département d’économie de l’université du Kerala, bien que l’État exporte sa main-d’œuvre vers le Golfe depuis un demi-siècle, les revenus générés ont permis de développer des richesses personnelles, mais n’ont jamais structuré une économie locale solide et autosuffisante. « C’est le plus grand échec économique » commente-t-il, appelant à « un plan à long terme ». Selon lui, la crise est profonde et imminente alors que le taux de chômage est plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale. « Le manque d’emplois au Kerala était dissimulé par les opportunités dans le Golfe » regrette-t-il. Selon lui, le scénario catastrophe d’une perte d’intérêt pour la migration et d’une économie locale peinant à recevoir les jeunes fraîchement diplômés se profile à l’horizon.
Les autorités locales affirment mener un programme de prêts financiers qui vise à développer l’autoentrepreneuriat chez les migrants de retour. Malheureusement, le manque d’esprit d’innovation et de compétences économiques empêche souvent ces derniers de prendre ce risque. Sur les bancs des universités, les étudiants sont conscients des enjeux et de la place centrale qu’ils auront à jouer dans les années à venir pour éviter l’impasse. « Si je migre, cela renforce les pays du Golfe, mais pas l’Inde. Nous ferions mieux de penser différemment », clame Afeefa Rasheed, une étudiante de 21 ans qui ambitionne de trouver une solution pour développer l’emploi local en lançant sa propre plateforme en ligne où les artistes locaux, hommes comme femmes, pourront ainsi trouver un débouché commercial à leurs créations.
À ce jour, les indicateurs financiers demeurent au vert, car les Kéralites du Golfe ont gravi les échelons sociaux et gagnent des salaires plus élevés. Entre 2013 et 2018, les fonds qu’ils envoient ont augmenté de plus de 21 %, renforcés par la dépréciation de la roupie indienne. Mais cette stabilité de façade dissimule avec peine un modèle construit sur la santé économique de pays tiers pour se maintenir à flot. Oscillant entre un sentiment d’espoir et de crainte, Irudaya Rajan affirme que le Kerala s’apprête à vivre un tournant majeur de son histoire.
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