Premier pays d’islam par sa population (88 % des 270 millions d’habitants se déclarent musulmans), l’Indonésie offre, depuis quelques mois, un visage contrasté. Accueillant le G20 en novembre 2022, la seule véritable démocratie du monde musulman a su profiter de l’ampleur des attentes que suscite son approche institutionnelle originale de la question religieuse.
Moins d’un mois plus tard, l’adoption d’un nouveau code pénal criminalisant les relations sexuelles hors mariage a suscité les réactions inquiètes de la presse et des chancelleries occidentales, contraignant les autorités indonésiennes à des déclarations alambiquées. Troublante à première vue, cette coïncidence devient intelligible pour peu qu’on la replace dans la longue perspective de ce ballet subtil qui réunit pouvoir et société civile autour de l’identité islamique du pays. Sans revenir trop longuement sur ces transformations, signalons les aspects les plus saillants de ce qui relève davantage du corps à corps désordonné que de la danse de salon.
La chute de Suharto en mai 1998 a inauguré un « printemps démocratique » qui, contrairement à ceux du monde arabe, a su s’installer dans la durée en évitant le face-à-face mortifère entre sécularisme autoritaire et islamisme trop souvent vu ailleurs. Plusieurs considérations, de nature différente, permettent d’expliquer cette réussite relative.
La « Reformasi » a vu l’éclosion de nombreux partis
En premier lieu, l’héritage d’un puissant mouvement démocrate-musulman, progressiste et ouvert à l’égard des minorités religieuses. Incarnée par le parti Masjumi (1945-1960), artisan d’une (ré)conciliation entre islam et Pancasila1, cette tradition continue à infuser la pensée politique musulmane indonésienne malgré la répression subie par ce courant, à la fin de la présidence Soekarno et aux débuts de « l’Ordre nouveau »2.
En second lieu, le virage politique opéré par le régime Suharto au milieu des années 1980 en faveur d’un islam militant jusqu’alors étroitement contrôlé a privé durablement les réseaux islamistes d’une posture d’opposition systématique. Cet héritage de l’Ordre nouveau est d’autant plus important que l’instrumentalisation du référent musulman par les partis séculiers s’est poursuivie après le retour à la démocratie, brouillant l’opposition classique entre forces politiques religieuses et nationalistes.
En ouvrant largement le champ politique, la Reformasi (le nom donné à la période libérale ouverte en 1998) a permis la multiplication des partis se réclamant de l’islam. Ces derniers se sont parfaitement coulés dans un jeu politique dominé par une étroite oligarchie, au gré de coalitions fluctuantes auxquelles ils viennent apporter leur caution religieuse en ordre dispersé. Cette fragmentation politique s’accompagne de profondes divergences qui invalident le message simpliste visant à présenter l’islam comme solution univoque aux problèmes de la nation.
Une vague de violences contenue
Diffuse et mal encadrée la mobilisation des références religieuses a toutefois conduit à deux évolutions majeures depuis une vingtaine d’années.
La première fut une vague de violence religieuse qui secoua l’archipel au tournant des années 2000. Entre 1996 et 2003, exacerbés par l’instrumentalisation de l’islam radical par les séides de l’Ordre nouveau finissant et encouragés par des réseaux internationaux au sein desquels frérisme et salafisme s’épaulaient mutuellement, terrorisme, djihadisme et violence à l’encontre des minorités religieuses — y compris musulmanes — firent vaciller l’État indonésien. Les attentats de Bali, le 12 octobre 2002 (202 morts, Australiens pour la plupart) et de l’hôtel Marriott à Jakarta, un an plus tard (douze morts, dont une majorité d’Indonésiens musulmans) ainsi que l’aggravation du conflit des Moluques amenèrent une vigoureuse réaction du pouvoir qui parvint, en quelques années, à éteindre la plupart des conflits interconfessionnels et à réduire considérablement la menace terroriste.
Des exigences d’islamisation de la société
Cependant, second phénomène, un « mieux-disant islamique » persistant imprègne désormais toutes les sphères de la société. Cette évolution s’appuie sur un indéniable renouveau de la pratique religieuse qu’il est toutefois difficile de distinguer des attitudes prudentielles nées de la criminalisation de l’athéisme après l’élimination sanglante du communisme en 1965-1966. Les exigences d’une plus grande islamisation de la société portées par les organisations radicales ont ainsi marqué la présidence de Megawati Sukarnoputri (2001-2004) et les deux mandats de Soesilo Bambang Yudoyono (2004-2014). Faute de légitimité religieuse, ces deux chefs d’État confièrent — de facto pour la première, officiellement pour le second — leur politique à l’égard de l’islam au Conseil des oulémas (Majelis Ulama Indonesia), un organisme hybride de droit privé, mais bénéficiant de crédits publics.
Ce fut au sein de cette instance, statuant le plus souvent sous la pression de mouvements extrémistes, que le mieux-disant islamique évoqué plus haut acquit une influence remarquable. Porté par une classe moyenne réislamisée, née de quarante ans d’une vigoureuse croissance économique, il devint un enjeu majeur du débat public, adopté par opportunisme, lâcheté ou conviction par une grande partie de la classe politique.
« L’affaire Ahok », une habile manipulation
À la fin de l’année 2016, cette islamisation de la compétition électorale connut un tournant majeur avec « l’affaire Ahok », un chrétien d’origine chinoise, gouverneur de Jakarta et candidat à sa propre succession. Accusé de blasphème à la suite de la diffusion d’une vidéo tronquée et fallacieusement sous-titrée, Basuki Tjahaja Purnama de son vrai nom fut la cible d’une campagne de dénigrement et de vastes manifestations qui entraînèrent sa défaite électorale et sa condamnation à deux ans de prison.
Habilement manipulé par les adversaires politiques de Ahok soutenus par un collectif d’associations radicales, le thème de la défense de l’islam montra, pour la première fois à un tel niveau, son efficacité et obligea le président Joko Widodo (Jokowi) — dont Ahok était un proche allié — à réagir. Il s’efforça de contrer l’influence des organisations islamistes en réaffirmant l’autorité du Pancasila au prix d’une série de mesures autoritaires. Le Hizbut Tahrir Indonesia (branche autoproclamée du mouvement transnational luttant pour la réinstauration d’un califat) puis le Front des défenseurs de l’islam (Front Pembela Islam, une puissante milice alliée de son principal concurrent Prabowo Subianto) furent interdits.
Dans le même temps, prenant acte d’une confessionnalisation de la vie publique à laquelle il avait refusé de sacrifier lors de sa première campagne présidentielle en 2014, il mit en scène, en vue de l’élection présidentielle de 2019, sa propre identité musulmane et choisit comme vice-président Ma’ruf Amin, président du Conseil des oulémas indonésiens et chef suprême (rais ’am) du Nahdlatul Ulama, la plus grande organisation musulmane du pays.
Une alliance avec un bastion traditionaliste
Difficilement compréhensible dans la mesure où ce dernier avait été l’un des artisans de la chute de Ahok, ce choix permit au président sortant d’invalider la thèse de la « criminalisation des oulémas » sur laquelle ses adversaires espéraient faire campagne. Politiquement, cette stratégie fut payante : les bastions de l’islam traditionalistes qui, en 2014, avaient boudé la candidature de Jokowi, votèrent massivement pour lui en 2019. Le Nahdlatul Ulama, pivot de la contre-offensive présidentielle, en fut récompensé l’année suivante lorsque le très convoité poste de ministre des religions échut à l’un de ses responsables, Yaqut Cholil Qumas.
Cette alliance marqua la fin de la délégation officieuse de la politique religieuse au Conseil des oulémas, pratiquée par son prédécesseur. Une fois réélu, le président assuma sa cogestion avec le Nahdlatul Ulama, pour « nous aider à nous protéger » des « politiques identitaires et de l’extrémisme » et renforcer « l’islam et l’indonésianité ».
L’islam de la tradition et du « terroir »
Le président lui-même voulut incarner, en plusieurs occasions, cet « islam archipélagique » (islam nusantara) dont le Nahdlatul Ulama avait, un temps fait son slogan. En août 2022, il célébra la fête de l’indépendance revêtu du costume traditionnel des sultans de Buton (au sud des Célèbes). Quelques mois plus tard, le mariage de son propre fils —roturier comme lui — s’inspirait des cérémonies des sultanats javanais.
En s’appropriant ces références symboliques à un islam de tradition, ancré dans la diversité des terroirs indonésiens, Jokowi assumait désormais son identité de musulman au sein de la première communauté de croyants du monde.
Cette nouvelle stratégie identitaire s’accompagna de la création ou du renforcement de plusieurs institutions chargées de la défense du Pancasila et de la promotion d’une approche « modérée » de la religion, en particulier une Agence pour le développement de l’idéologie du Pancasila (Badan Pengembangan Ideologi Pancasila, BPIP) et des Maisons de modération religieuse (Rumah Moderasi Beragama) au sein des universités islamiques d’état. Le ministère des religions tenta même d’établir une liste de prédicateurs autorisés dans les mosquées dépendant d’établissements publics, avant d’abandonner ce projet.
Ce nouveau cours fut, en un sens, couronné de succès : les accusations visant à le présenter en « mauvais musulman » égaré par ses sympathies cryptocommunistes perdirent toute portée. Le ralliement au Pancasila d’Abu Bakar Ba’asyir, l’ancien émir de la Jemaah Islamiyah (JI), l’organisation terroriste responsable des attentats de Bali constitua, à cet égard, l’un des symboles forts de la réussite de cette politique. Mais elle en signala également le prix à payer : celui d’une consécration du « tournant conservateur » à l’œuvre dans l’islam indonésien depuis une trentaine d’années.
En portant son choix sur Ma’ruf Amin, le président distingua l’aile la plus rigoriste d’une organisation qui compte d’éminents libéraux, héritiers de l’ancien président Abdurahman Wahid. Pour Jokowi, beaucoup plus préoccupé par les enjeux sociaux que par les questions morales, ce choix relevait d’une juste appréciation des rapports de force au sein du Nahdlatul Ulama.
Il lui permit de rallier à sa cause, un mouvement dont la majorité des membres, contrairement à la vulgate irénique colportée par la presse internationale, ne se caractérise pas particulièrement par sa tolérance religieuse. Cette préférence pour les éléments les moins progressistes — les plus à même de séparer la masse des musulmans indonésiens des radicaux — se retrouva dans sa politique à l’égard de l’autre grande association structurant l’islam indonésien, la Muhammadiyah. En 2017, Jokowi nomma Din Syamsuddin, principal représentant du courant de son courant conservateur, « envoyé présidentiel sur le dialogue et la coopération interreligieuse et inter-civilisationnelle ».
La reconnaissance du viol conjugal
Contrainte par l’instrumentalisation politique d’une exigence croissante d’orthopraxie au sein de la communauté musulmane, l’islamisation du statu quo religieux, portée par le pouvoir, ne peut se comprendre qu’en regard de leur vigoureuse défense du Pancasila. Contre-intuitive et d’apparence brouillonne, cette politique équilibriste a été parfaitement illustrée par le nouveau Code pénal adopté en novembre 2022.
Aux côtés de mesures rétrogrades, comme l’interdiction des relations sexuelles hors mariage évoquée plus haut, y figure par exemple la reconnaissance du viol conjugal réclamée par les courants féministes et, surtout, une criminalisation de toute idéologie visant à remplacer ou modifier le Pancasila, fondement d’une république indonésienne dont l’identité musulmane est désormais plus clairement affirmée.
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1NDLR. Le Pancasila a été proclamé philosophie d’État en 1945 par le Président Sukarno et a été intégré à la Constitution. Il se compose de cinq principes : la croyance en un Dieu unique, une humanité juste et civilisée, l’unité de l’Indonésie, une démocratie et la justice sociale.
2NDLR. Nom donné aux 31 ans de l’administration Suharto, de 1967 à 1998.