La dernière visite de Recep Tayyip Erdoğan au Soudan les 24 et 25 décembre 2017 n’est pas allée sans quelques remous. Le président turc est parvenu à y brouiller les pistes au point de modifier la carte des alliances régionales et de pousser l’Égypte et l’Arabie saoudite à des réactions qui, sous leurs dehors lents et timides sont en fait extrêmement fermes, à en croire la nouvelle de l’implantation militaire égyptienne en Érythrée dans les tous derniers jours. La récente escalade de tension entre l’Égypte et le Soudan, bien qu’apparue autour de questions de souveraineté liées aux négociations du projet éthiopien du barrage de la Renaissance, cache en réalité les réticences égypto-saoudiennes quant au changement de cap des Soudanais. Ceux-ci s’éloignent en effet de l’alliance avec l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis pour se rapprocher du Qatar et de la Turquie.
Entente sur l’île de Suakin
L’histoire commence véritablement le 30 septembre 2017, lorsque le chef des armées Hulusi Akar inaugure la plus grande base militaire turque hors des frontières du pays, au sud de la capitale somalienne Mogadiscio. Le président somalien Hassan Ali Khairy, présent à la cérémonie, affirme que cette base a vocation à entraîner l’armée somalienne au combat contre des groupes extrémistes, et notamment le mouvement des Chabab Al-Moudjahidin (« Mouvement de la jeunesse des moudjahidin »). À la suite de l’inauguration, la Turquie et le Soudan concluent un accord cédant aux Turcs l’administration de l’île de Suakin pour une durée indéterminée. L’île doit « être rénovée et rendue à ses racines anciennes », selon la déclaration d’Erdoğan. Le ministre soudanais des affaires étrangères Ibrahim Ghandour prend également la parole, affirmant que « cet accord que nous avons signé peut donner lieu à toutes sortes d’initiatives de coopération militaire entre les deux pays. » Le ministre des affaires étrangères turc Mevlüt Çavuşoglu confirme que « des accords ont été signés pour assurer la sécurité de la mer Rouge. » Ces déclarations ont alarmé l’Égypte et l’Arabie saoudite, ouvrant la voie à une possible escalade militaire qui pourrait avoir pour conséquence des affrontements directs.
Considérée comme l’un de ses points stratégiques, l’île de Suakin est située au large de la côte ouest de la mer Rouge, au nord-est du Soudan. Elle est rattachée au gouvernorat de Port-Soudan et sa superficie est de 20 km2. Autrefois, elle devait sa réputation à son port, lieu de passage très fréquenté des navires africains en transit vers les ports égyptiens et saoudiens de la mer Rouge, comme Al-Qunfudah, Djeddah, Yanbou, Al-Qousseir et Safaga, en direction du canal de Suez. Il s’agissait d’une étape importante sur la route du pèlerinage de la Mecque et les Ottomans la considéraient comme un point stratégique et sensible pour leur expansion militaire. Sa population actuelle ne dépasse pas les 43 000 habitants et elle se distingue par son remarquable cachet architectural.
Le dossier de l’île de Suakin n’était pas sans rapport avec un certain nombre d’accords militaires et logistiques, comme la construction d’une base de réparation navale civile et militaire turco-soudanaise. Ces accords demeuraient ouverts à des approfondissements, comme le suggèrent les déclarations du ministre des affaires étrangères soudanais Ibrahim Ghandour citées plus haut. Il se pourrait qu’ils scellent une entente turco-soudanaise en matière de sécurité, dont il n’a pas été fait mention durant la visite. Erdoğan, en effet, semblait tenir à ce que les détails de certains accords signés entre les deux pays ne soient pas dévoilés. Lors d’un forum économique réunissant des hommes d’affaires turcs et soudanais juste après qu’il a eu officiellement déclaré son souhait d’administrer temporairement l’île de Suakin pour la rénover, il a ainsi indiqué : « Il y a des annexes dont je ne parlerai pas maintenant. »
Neutraliser l’« entité parallèle » de Fethullah Gülen
Malgré les sous-entendus d’Ankara, qui fait valoir que sa coopération militaire avec le Soudan s’inscrit dans le cadre de son intérêt pour la sécurité de l’Afrique et de la mer Rouge, la Turquie s’emploie à concurrencer l’influence arabe en Afrique de l’Est, tant militairement qu’économiquement. Ces accords ne sont pas plus séparables des efforts de l’administration turque pour paralyser les activités tchadiennes de ce que le régime d’Erdoğan nomme « l’entité parallèle », c’est-à-dire le mouvement Hizmet, dirigé par l’opposant turc Fethullah Gülen. L’annonce en a été faite très clairement lors de la visite d’Erdoğan au Tchad, à la suite de son passage à Khartoum. Le président tchadien Idriss Deby a déclaré à cette occasion : « Nos écoles ne sont plus aux mains des terroristes », faisant précisément référence à ce mouvement, comme l’a confirmé Erdoğan : « l’administration des écoles précédemment rattachées à l’organisation de l’entité parallèle a été transférée à la fondation turque Maârif. »
Le régime d’Erdoğan affuble le mouvement Hizmet du nom d’« entité parallèle » depuis le coup d’État manqué de l’été 2016. Le pouvoir turc a alors accusé le mouvement et son leader d’en être les instigateurs cachés. Gülen est considéré comme l’un des principaux opposants à Erdoğan et à son Parti de la justice et du développement (AKP). Les deux hommes ont commencé par être alliés, notamment dans la période qui a suivi immédiatement l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan en 2003, et ce jusqu’en 2013 où leurs différends ont fait surface après la découverte d’activités de corruption au sein du gouvernement dirigé par l’AKP, impliquant bon nombre de proches d’Erdoğan, et surtout son fils Bilal. Les désaccords sont également politiques et portent sur la place de l’islam, Gülen se présentant comme le défenseur d’idées plus ouvertes, modernes et avancées qu’Erdoğan.
Fethullah Gülen dispose aussi d’une large zone d’influence dans de nombreux pays, particulièrement dans les pays pauvres. Le secteur d’activité dominant du mouvement Hizmet, fondé par Gülen en 1971, est celui de l’enseignement. Il possède de nombreuses écoles en Égypte et dans différents pays du Caucase. Il était également implanté au Maroc, au Tchad et au Soudan avant que les autorités de ces pays ne ferment ses écoles. Il anime en outre des activités éducatives et sociales dans certains pays d’Asie du Sud-Est et d’Afrique.
Escalade des tensions
Les ministres égyptien et saoudien des affaires étrangères Samih Choukri et Adel Al-Joubeir se sont entretenus de l’évolution de la situation dans le monde arabe et dans la Corne de l’Afrique, ainsi que de la sécurité de la Mer Rouge « considérée comme le prolongement de celle de la nation arabe. » Le ministère égyptien des affaires étrangères a indiqué dans un communiqué de presse du 6 janvier dernier que ces échanges avaient eu lieu en marge des réunions à six ministres de la Ligue arabe à Amman, consacrées à la situation de Jérusalem. Le porte-parole officiel du ministère Ahmed Abou Zeid a déclaré que « ces échanges ont refleté la conscience partagée des défis auxquels la région fait face et la convergence des vues sur la nécessité de lutter contre toutes les formes d’ingérence étrangère dans les affaires des pays arabes. » D’après le porte-parole, les deux ministres ont souligné qu’il était absolument essentiel de renforcer la coordination et la solidarité entre les deux pays pour affronter ces défis, et d’élaborer des positions communes susceptibles de préserver les intérêts des deux peuples frères, la sécurité de la nation arabe et la stabilité de la région en général.
Ces déclarations sont conformes aux conjectures suscitées par la récente visite d’Erdoğan au Soudan et au Tchad. La présence turque en Somalie, au Soudan et au Tchad représenterait un encerclement pour l’Égypte et l’Arabie saoudite, d’autant que les régions que cible la Turquie, tout particulièrement sur le plan militaire, sont considérées comme très proches, et qu’elles appartiennent historiquement à la zone d’influence traditionnelle de l’Égypte. Les Égyptiens ont une connaissance précise de l’évolution de la situation de ces régions en raison de l’importance stratégique de la mer Rouge pour l’Égypte et le canal de Suez, ainsi que pour certains ports sensibles de la côte ouest saoudienne.
Bien que les Égyptiens nient toute intention d’installer une base en Érythrée, bon nombre de rapports indiquent l’arrivée de renforts militaires égyptiens au camp de Saoua, considéré comme le principal camp d’entraînement dans la région du Gash-Barka, frontalière de l’est du Soudan. En réaction, le Soudan a dépêché des milliers de soldats vers la caserne de Kassala, voisine de l’Érythrée, et fermé ses frontières avec cette dernière. Ce mouvement de troupes a suscité le regroupement de certaines organisations rebelles du Darfour face au triangle frontalier soudano-érythréen.
Le Soudan ne s’en est pas tenu là. Il a multiplié les actions, notamment la convocation de son ambassadeur au Caire le 4 janvier au soir par le ministère des affaires étrangères, lequel a ensuite nié la nouvelle de son retrait qui s’était diffusée. L’escalade des tensions a été provoquée par des informations concernant l’intention de l’Égypte d’écarter le Soudan des négociations autour du projet du barrage de la Renaissance que l’Éthiopie prévoit de construire près des frontières soudanaises sur le Nil bleu. S’y ajoute la crise frontalière qui oppose l’Égypte au Soudan au sujet des régions de Halayeb et Chalatin que le Soudan revendique comme une partie de son territoire. Khartoum a en effet réitéré sa plainte auprès du Conseil de sécurité des Nations unies le 8 janvier dernier, à propos du triangle de Halayeb, objet du litige. Le ministre égyptien des waqf (biens de mainmorte) Mohammed Mokhtar Jomaa avait précédemment accompli la prière du vendredi dans la mosquée de Halayeb, ville rattachée au gouvernorat de la mer Rouge, et cette visite avait été retransmise à la télévision égyptienne, contrariant les autorités soudanaises.
Détourner les eaux du Nil
L’Égypte n’a pas surenchéri à la suite de ces évènements. Ahmed Abou Zeid assure en effet, dans un entretien téléphonique pour la chaîne Al-Mehwar, que l’Égypte « a étudié attentivement cette décision », qu’elle « procède à une évaluation complète pour connaître ses motivations et ses retombées et reconsidérer sa position quant aux relations égypto-soudanaises » et qu’elle « prendra les décisions qui conviennent à la lumière de cette évaluation. » Ces propos coïncident avec ceux des autorités militaires libyennes sur l’ampleur du soutien accordé par le Soudan à des groupes terroristes armés, l’accueil qu’il leur réserve, l’entraînement qu’il leur dispense et l’aide qu’il leur offre pour pénétrer sur le territoire libyen. En d’autres termes, la déclaration du porte-parole officiel du ministère égyptien des affaires étrangères indique implicitement que l’Égypte détient des renseignements détaillés sur les interactions du Soudan et de groupes islamistes armés, et que l’option de dévoiler ces renseignements est bien envisagée en cas d’escalade militaire directe.
Les négociations du barrage de la Renaissance préoccupent la partie égyptienne, inquiète pour ses intérêts en matière de flux des eaux du Nil. Les activités des groupes rebelles armés du Darfour à la frontière soudano-érythréenne s’apparentent à un jeu d’échecs. D’autre part, on assiste à un véritable ballet diplomatico-militaire entre diverses délégations représentant le Soudan et l’Éthiopie, tandis que l’Égypte prépare la visite du premier ministre éthiopien.
Tous ces évènements paraissent indiquer que l’Égypte se prépare à faire face à l’encerclement turco-qataro-soudanais et à défendre ses intérêts, ainsi que ceux des Saoudiens, dans une région qui semble devenir un portail des plus perméables pour toute puissance ou coalition souhaitant faire pression sur l’alliance dirigée par l’Arabie saoudite (à laquelle adhèrent l’Égypte et les Émirats arabes unis). La plupart des développements récents reflètent la réaction de ces pays à l’alliance du Soudan avec le camp adverse, alors même qu’il a offert ses services à l’Arabie saoudite en rompant avec l’Iran et en participant à la guerre contre les houthistes au Yémen depuis plus de trois ans. La dernière visite d’Erdoğan au Soudan ne fait en somme qu’annoncer les points marqués par le camp turc, géopolitiquement et stratégiquement, contre la partie adverse, et surtout contre l’Égypte.
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