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Irak. De Saddam Hussein à l’organisation de l’État islamique, ruptures et continuité

· L’organisation de l’État islamique est en voie de perdre les dernières villes qu’elle contrôle, notamment Rakka, sa « capitale ». Pour se maintenir durant ces quelques années, l’OEI a su utiliser des cadres formés sous le régime de Saddam Hussein aux méthodes et aux techniques de contrôle des populations. C’est cet acquis et ce savoir-faire qui lui ont permis de créer une illusion d’unification de son territoire.

L'image montre une foule de personnes rassemblées dans une rue, tenant des drapeaux noirs emblématiques. Les manifestants semblent mobilisés et expriment une forte émotion. L'environnement urbain autour d'eux montre des bâtiments et une rue animée, suggérant un événement significatif ou une manifestation.
16 juin 2014. Manifestation à Mossoul en soutien à l’OEI.
APA.

La reprise de Mossoul et la bataille de Rakka constituent deux étapes importantes dans le combat contre l’organisation de l’État islamique (OEI). La perte de sa capitale, en plus de la ville où symboliquement, le califat a été proclamé, constituerait une défaite sérieuse tant l’administration de territoires constitue pour l’OEI une condition sine qua non de sa pérennité. En effet, comme le soulignait l’analyste Charles Lister en janvier 2016, l’enracinement de l’OEI dans les territoires sous son contrôle est peu profond, ce qui explique qu’elle se doit de conserver l’initiative sur le plan militaire et assurer un système de gouvernance efficace pour survivre1. Son comportement à l’égard des civils, utilisés comme boucliers humains tant à Mossoul qu’à Rakka, ne plaide pas en faveur d’un ralliement massif à sa cause de la population arabe sunnite des territoires sous son contrôle, atomisée et divisée.

Les civils sunnites qui vivaient en bonne intelligence avec leurs voisins d’autres confessions ne se sont pas radicalisés en un jour après la prise de contrôle par l’OEI. Ils ont probablement, pour la grande majorité d’entre eux, suivi l’organisation parce qu’ils n’avaient pas la possibilité de s’y opposer et parce que leur situation ne pouvait de toute façon pas être pire que sous la tutelle de l’Etat central irakien, perçu comme hostile et corrompu. À ce propos, un habitant de Mossoul indiquait au Guardian en juin 2015 que l’OEI, en dépit de toute sa brutalité, était « plus honnête et clémente que le gouvernement chiite de Bagdad et ses milices ».

Une conquête préparée de longue date

Un noyau de cadres, dont on ne peut exclure qu’ils soient convaincus par son idéologie mortifère, aura donc suffi à l’OEI pour asseoir son pouvoir. Ils ont été secondés par le lot d’opportunistes que génère tout conflit. On touche ici à la grande force de l’organisation : l’efficacité de sa stratégie de conquête, qui a trouvé son apogée en 2014-2015, quand elle s’emparait d’importantes portions des territoires irakiens et syriens. Comme le décrivait en novembre 2014 Charles Lister dans une étude passionnante relatant la genèse de l’OEI, l’organisation s’est lancée, les cinq années précédant la prise de Mossoul, dans un intense travail de collecte et d’exploitation de renseignements afin d’intimider les forces de sécurité irakiennes en ciblant au besoin les personnages clés de leurs appareils, et de saper la confiance des sunnites envers les autorités.

Ce sont les cadres irakiens de l’OEI qui ont pensé et appliqué cette stratégie, mettant ainsi à profit un savoir-faire acquis sous l’ancien régime. L’OEI est en effet le fruit d’une entreprise d’irakisation de l’insurrection djihadiste présente en Irak à la suite de la chute du régime de Saddam Hussein en 2003. L’influence de la période baasiste sur le gouvernement actuel de l’OEI peut se résumer ainsi : ses cadres irakiens ont acquis sous le régime de Saddam Hussein un savoir-faire en matière de contrôle social dont ils ont su faire profiter l’organisation. Sonder les cœurs et les esprits des cadres irakiens de l’OEI serait présomptueux. Il est en revanche utile de remettre en perspective leur engagement dans un temps plus long ; après tout, c’est bien sous Saddam Hussein qu’ils ont été formés.

Ces cadres ont fait leurs classes dans un pays régi par une administration complexe, impliquant la participation de chacun à un système efficace d’encadrement de la société. Tout Irakien souhaitant étudier, travailler pour l’administration ou voyager devait intégrer un corps hiérarchiquement organisé assurant son assujettissement à l’idéologie au pouvoir : le parti Baas. L’ampleur de l’emprise du parti et du contrôle social exercé sur les citoyens à l’époque de Saddam Hussein est difficilement concevable pour qui n’a jamais vécu dans un système totalitaire. De nombreuses anecdotes, vraies ou fausses, connues de tous les Irakiens, en révèlent l’ampleur. Ainsi cet étudiant en art à l’université de Mossoul, à qui on avait demandé de peindre une fresque à la gloire de Saddam Hussein dans les années 1990. Il avait plaisanté auprès de camarades en indiquant qu’il n’y avait pas pour lui de grande différence à peindre Saddam ou un chien. Il avait été dénoncé pour cette phrase et exécuté. Des Irakiens mettaient dans leur cuisine un portrait de Saddam Hussein, pour témoigner de leur sujétion en cas de contrôle des autorités. Des parents en disaient du bien devant leurs enfants pour que ces derniers soient à même de répéter ces phrases si on les interrogeait à l’école sur ce qu’en disaient leurs parents.

Appartenances communautaires et loyauté

Le régime baasiste était un régime laïc. Vous y étiez jugé à l’aune de votre loyauté à l’idéologie baasiste et au régime. Il faut toutefois nuancer : un Irakien a une communauté de naissance. Il est arabe, assyrien, kurde, turkmène, shabak. Il appartient également, le cas échéant, à une tribu ou à un groupe identifié comme à part, tel celui des Arabes des marais des deltas du Tigre et de l’Euphrate. Enfin, il est intégré à une communauté religieuse : sunnite, chiite, chrétienne. Ces identités s’enchevêtrent. On peut être arabe et chiite, sunnite, ou chrétien. On peut également être kurde et sunnite ou chiite. L’appartenance communautaire, confessionnelle ou tribale d’un Irakien pouvait lui valoir des a priori négatifs : on lui imputait de ce fait des opinions politiques. N’importe qui pouvait accéder à un poste à responsabilité, toutefois le degré d’allégeance au régime requis était différent selon sa ou ses communautés de naissance. Un sunnite appartenant à une tribu de Tikrit, ville de naissance de Saddam Hussein, était jusqu’à preuve du contraire considéré comme loyal. En revanche, on imputait aux Arabes des marais chiites une allégeance naturelle à l’ennemi iranien. Un membre de cette communauté aurait donc eu toutes les difficultés à accéder à un poste à responsabilité, fût-il baasiste convaincu — si tant est qu’il ait pu s’en trouver un, ce qui est fort peu probable, car ce groupe a fait l’objet d’une féroce répression à la suite des soulèvements chiites de 1991.

Le parti Baas était organisé en échelons : sympathisant, soutien, supporteur avancé, membre actif, secrétaire de division, secrétaire de section, secrétaire de branche. À chaque échelle du parti correspondait un ensemble de privilèges et de responsabilités. Dans chaque quartier, village, les Irakiens affiliés au parti se réunissaient à intervalles réguliers dans des cellules au sein desquelles ils assistaient à des sessions de propagande. Un ensemble de cellules formait une division, un ensemble de divisions formait une section, un ensemble de sections une branche, un ensemble de branches un politburo, un ensemble de politburos un commandement régional, et l’ensemble des commandements régionaux le commandement national. À sa tête, Saddam Hussein.

Dans un article du Monde diplomatique paru en 20022, David Baran a relaté comment, à mesure de leur progression dans la hiérarchie du parti, ses membres gagnaient en privilèges et en autorité en contrepartie d’une compromission dans les « sales besognes du parti ». L’un des principaux devoirs des affiliés était en effet de fournir des informations aux membres supérieurs du parti sur les opposants politiques, les déserteurs de l’armée, ou toute autre personne soupçonnée dans le voisinage ou même dans sa propre famille de déloyauté envers le gouvernement ou le parti. Le nombre et la qualité des rapports fournis conditionnaient l’avancement dans la hiérarchie.

Un système totalitaire, mais un fonctionnement souple

Pour avoir un poste dans l’administration, tentaculaire à l’époque, il était nécessaire d’être affilié au parti, et donc, en théorie, quasi obligatoire d’avoir transmis des rapports. Ces derniers étaient ensuite envoyés aux branches locales du parti en charge de la sécurité ainsi qu’aux agences en charge du renseignement, au premier rang desquelles le sinistre directoire de la sécurité générale (mudiryat el-amn el-am).

Cette description de l’ancien régime ne permet toutefois pas de décrire de manière entièrement satisfaisante le fonctionnement de la société d’alors. Certes, le système était totalitaire dans son organisation. Mais sa mise en œuvre à l’échelon local pouvait être assouplie au plan individuel, du fait des relations de proximité et de voisinage, d’autant plus importantes dans une société marquée par des difficultés économiques. Le fonctionnaire qui a du mal à joindre les deux bouts est forcément plus enclin à fermer les yeux sur une activité illégale, surtout s’il peut être récompensé par un bakchich. En outre, jouent également les rapports affectifs. Dans les villages et quartiers, les gens se connaissaient et se fréquentaient. En découlaient des relations d’amitié. Tout totalitaire qu’il fut dans son organisation, l’ancien régime n’excluait donc pas l’obtention de passe-droits ou une certaine clémence au niveau local, du fait de la corruption, de l’amitié ou de liens tribaux.

Les personnes d’influence à l’échelon local du parti recevaient régulièrement la visite de proches réclamant une intervention pour la libération d’un proche ou pour un témoignage positif en faveur de la délivrance d’un passeport. Dans le sens inverse, certains baasistes informaient des familles amies de ce que l’un de leurs membres était recherché et qu’il fallait qu’il se cache, ou au contraire l’enjoignaient à se rendre de manière volontaire, afin de bénéficier d’une certaine clémence ou d’éviter à sa famille l’humiliation d’une arrestation par la force.

Le poids des appartenances tribales

Le poids des relations tribales est un facteur important qu’il ne faut jamais omettre dans la compréhension de l’Irak. Il est plus ou moins important selon les communautés ; prépondérant par exemple lorsqu’il s’agit des habitants sunnites de la région d’Al-Anbar, frontalière avec la Jordanie et la Syrie, et bastion de l’OEI jusqu’à la chute de Ramadi, sa capitale, en février 2016. L’État baasiste avait d’ailleurs cherché à profiter de ce système en donnant des fonctions officielles aux chefs tribaux, celles de maire par exemple. Ils se transformaient ainsi en agents au service de l’État. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans sa stratégie de conquête de l’est syrien, l’OEI a perpétué cette pratique, notamment à Rakka, en nommant des notables locaux à des postes clés, utilisant à son profit le pouvoir de mobilisation et d’influence de chefs tribaux3.

Le service militaire était obligatoire durant toute la période au cours de laquelle Saddam Hussein a été au pouvoir. Potentiellement, c’est donc la quasi-totalité des hommes qui ont servi dans l’armée, en tant que soldats de métier, conscrits ou réservistes. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils étaient des baasistes convaincus : de manière assez ironique, l’institution qui a finalement le plus résisté à l’emprise du parti Baas à l’époque de Saddam Hussein est l’armée.

Cela s’explique principalement par le contexte dans lequel il a pris le pouvoir. En 1981, alors que la guerre contre l’Iran venait d’être déclenchée, l’armée comptait environ 200 000 soldats. En 1985, près de 500 000. Après la fin de la guerre avec l’Iran en 1988, et juste avant l’invasion du Koweït en 1990, un million, dont pour moitié des réservistes. Les officiers supérieurs et généraux en poste au moment de l’accession au pouvoir de Saddam Hussein avaient fait leurs classes dans les années 1940-1950 et n’étaient donc pas tous acquis à l’idéologie baasiste. D’instinct, le militaire se méfie du civil.

Dans un contexte de guerre et de besoin toujours plus important de mobilisation, et donc de cadres, il était indispensable de les maintenir à leurs postes. Certains avaient en outre des capacités techniques et des savoir-faire qui les rendaient inamovibles : on ne remplace pas facilement des pilotes d’hélicoptères ou des spécialistes des opérations spéciales. S’ils ne pouvaient s’opposer de front à l’emprise baasiste, leur position particulière leur offrait la possibilité de ne pas y participer. Ils devaient alors faire profil bas, résister aux pressions en invoquant leurs responsabilités militaires, et ne pas faire de vagues. Les officiers de l’armée régulière étaient néanmoins censés adhérer au parti. C’était pour beaucoup une adhésion de façade, et les activités de la branche militaire du parti étaient bien moins contraignantes que dans les branches civiles ; rien de plus que quelques réunions de propagande mensuelle.

Toutefois, ce qui était autorisé aux cadres irremplaçables ne l’était pas à l’homme du rang, encadré par la branche militaire du parti. Tout au long des huit années qu’a duré la guerre contre l’Iran (1980-1988), des commissaires politiques baasistes ont été disséminés au sein de l’armée, jusque dans les plus petites unités. Ce réseau de commissaires avait deux missions principales : surveiller le moral des troupes et son approvisionnement en nourriture et matériel, et suivre les situations présentant un risque en matière sécuritaire. Les commissaires approchaient régulièrement les soldats par des discussions anodines,et leur proposaient souvent de devenir des informateurs à leur profit. Selon les périodes et les unités, on peut estimer que de 10 à 20 % des soldats, au moins sur la ligne de front, informaient régulièrement la branche militaire du parti.

Des officiers plus autonomes à l’égard du pouvoir

La déroute consécutive à l’invasion du Koweït de l’été 1990 a laissé de nombreux militaires amers quant aux décisions du régime. La défaite subie par les armées irakiennes en 1991 a plongé dans la rancœur nombre d’officiers et de soldats, qui voyaient là une aventure téméraire, l’offensive ayant été mal préparée et la retraite chaotique. C’est à ce point vrai que le régime considérait au début des années 1990 qu’une des menaces les plus sérieuses à son encontre émanait de ces officiers et soldats4. Dans les années qui ont suivi la débâcle koweïtienne, l’embargo imposé à l’Irak a également eu des conséquences dramatiques sur le moral des troupes. Le salaire des soldats ne leur permettait pas de pourvoir à leurs besoins, la nourriture ne leur étant pas non plus fournie en quantité suffisante. Le mécontentement a pris des proportions telles que la désertion et l’absentéisme sont devenus chroniques, mettant en péril la survie même de l’institution. Pour endiguer ce phénomène, le gouvernement a pris des mesures drastiques, allant jusqu’à punir d’amputation d’une oreille les déserteurs, les personnes se soustrayant à la conscription, ou toute personne leur offrant l’hospitalité5. On comprend donc mieux le peu d’empressement qu’a eu l’armée régulière à combattre les forces américaines qui ont envahi l’Irak en 2003.

Dès lors, faire de l’OEI, du fait de la présence dans ses rangs d’anciens militaires irakiens, un outil au service de baasistes sur le retour est un contresens. Les chiens de garde du régime étaient les membres des échelons supérieurs du parti, des services de renseignement et des milices plutôt que les militaires. Néanmoins, même ceux qui ne furent pas des baasistes convaincus ont été formés aux méthodes et aux techniques de contrôle des populations qui ont permis au régime de Saddam Hussein de connaitre quelques années de suprématie en maintenant le pays sous une chape de plomb et en contrôlant une population divisée qui n’était pas massivement acquise à sa cause. C’est cet acquis et ce savoir-faire qui ont ainsi été mis directement au service de l’OEI, lui permettant de créer une illusion d’unification de son territoire par des méthodes totalitaires.

Pour gagner la guerre contre l’OEI et ses probables futures résurgences, il faudra y substituer une solution de rechange politique acceptable pour les populations « libérées », qui leur permette de continuer à vivre sur leurs terres, de participer à la prise de décision au niveau national et de bénéficier équitablement du partage des richesses nationales. Pour ce faire, le pouvoir irakien devra sortir de ce qui semble être sa logique de « guerre perpétuelle », ainsi décrite par Peter Harling dans un article du Monde diplomatique d’août 2016 : « La guerre perpétuelle, dont [l’OEI] est le dernier objet en date, remplit des fonctions devenues essentielles pour le système : elle occupe les esprits et sert de diversion aux errements du pouvoir ; elle attise les passions de façon à lui assurer une légitimité minimale ; et elle génère une indispensable économie de repli »6. À cet égard, le comportement des vainqueurs à Ramadi, Fallouja7 ou Mossoul ne laisse guère présager une prochaine réconciliation nationale en Irak.

1Charles Lister, «  Jihadi Rivalry : The Islamic State Challenges al-Qaida  », Brookings Doha, 27 janvier 2016.

2David Baran, «  L’emprise vacillante du parti Baas en Irak  », Le Monde diplomatique, décembre 2002.

3Kheder Khaddour et Kevin Mazur, «  Eastern Expectations The Changing Dynamicsin Syria’s Tribal Regions  », Carnegie Middle East Center, 28 février 2017.

4Phebe Marr, The Modern History of Iraq, Westview Press, 2d ed., 2004, p. 241.

6Peter Harling, «  L’Irak, colosse à la tête d’argile  », Le Monde diplomatique, août 2016.

7Voir le rapport annuel 2017 sur l’Irak de Human Rights Watch.

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