Une femme en abaya, assise dans un couloir lugubre, se balance sur elle-même et sanglote : « Elle était en soins intensifs quand les docteurs m’ont averti qu’ils allaient manquer d’oxygène et que si je n’en trouvais pas, elle mourrait. Nous avons cherché partout, mais nous n’avons pas trouvé… » La vidéo, virale sur les réseaux sociaux, raconte l’histoire d’une famille dont la mère atteinte de la Covid-19 et placée en réanimation à l’hôpital de Nassiriya vient de mourir à cause d’une pénurie de bouteilles d’oxygène. La famille n’a pas trouvé à temps de quoi lui permettre de continuer à respirer.
« À Nassiriya principalement, mais aussi ailleurs, les hôpitaux font face plus que jamais à un abandon par l’État. On a vu des familles de malades courir pour essayer de trouver des bouteilles pour leurs proches », confirme Hardy Mede, docteur en science politique et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Un médecin de Dhi Qar affirme qu’à l’hôpital Al-Hussein de sa ville, « 31 patients en réanimation sont décédés à cause d’un manque d’oxygène pendant quatre heures. » En retard sur la propagation du virus, l’Irak a rattrapé d’autres pays. Au mois de juin, le nombre de contaminations a progressé de 600 %, débordant rapidement un service de santé public à la dérive. Au 19 août, le pays compte 184 709 cas et 6 036 décès. Le pays a même atteint les 4 576 nouveaux cas en 24 heures ce même 19 août, un record depuis le début de l’épidémie.
« Nous manquons même de paracétamol »
En 2015, les dépenses de l’État pour la santé représentaient moins de 1 % du budget, contre 3,6 % pour la Jordanie, 3,8 % pour le Liban ou encore 4,1 % pour l’Iran. Souvent justifiés par la guerre contre l’organisation de l’État islamique (OEI), les manques criants d’investissements n’ont pas davantage repris en 2019, année de paix relative. Sur 106,5 milliards de dollars (89,76 milliards d’euros) de budget cette année-là, seulement 4,8 milliards (4,05 milliards d’euros) ont été attribués au ministère de la santé, contre respectivement 19 (16 milliards d’euros) et 14 milliards (11,8 milliards d’euros) pour les forces de sécurité et le ministère du pétrole.
Au-delà d’un manque de ressources, les hôpitaux publics sont rongés par une hyper corruption qui existait déjà sous Saddam Hussein, mais a été décuplée depuis sa chute en 2003. Sarkaout Shams, parlementaire membre de la Coalition du futur, l’explique par une multitude d’intermédiaires, de contrats et de commandes qui rendraient plus difficile la traçabilité de l’argent dépensé par le ministère de la santé. « Il a été l’un des plus corrompus du pays jusque-là », explique-t-il.
Chaque année, l’État choisit et importe les médicaments pour ses hôpitaux. Kimadia, la société publique responsable de ces importations sous le régime de Saddam Hussein a été affaiblie par l’embargo, puis par la guerre. Souvent endettée et mal financée, elle ne couvre plus que 25 % des besoins en médicaments du pays. En 2018, plus de 85 % des médicaments de base essentiels aux hôpitaux irakiens étaient soit manquants, soit indisponibles, malgré 800 millions de dollars (674 millions d’euros) injectés dans Kimadia. Ils ont été vite absorbés et ont même accouché d’une dette de 455 millions de dollars (383 millions d’euros). La faillite de Kimadia a poussé le gouvernement à se tourner vers d’autres acteurs pour l’importation de médicaments. Des professionnels sans expertise du commerce de la santé, pas toujours honnêtes ni motivés par un intérêt collectif et national. « Il y a un trafic illégal de médicaments en Irak. Ceux qui se chargent des importations pour le ministère sont souvent liés à des partis politiques ou à des élites au pouvoir.
Les médicaments achetés sont parfois des contrefaçons ou des produits de mauvaise qualité aux prix exorbitants », analyse Hardy Mede. La surfacturation, les vols de stocks et les importations de faux rongent au quotidien un pays où l’espérance de vie atteint à peine 70 ans, contre respectivement 72 et 82 pour les moyennes mondiale et française.
Pour Karam Mahmoud, pharmacien depuis onze ans, « il serait plus facile d’énumérer les médicaments que nous avons que ceux que nous n’avons pas. Parfois nous manquons même de paracétamol ». Rouaa Al-Amin, médecin dans un hôpital de Nassiriya corrobore : « Le personnel hospitalier a créé un réseau charitable associant médecins et pharmaciens pour payer certains médicaments indisponibles à l’hôpital, ou trop chers, afin de ne pas laisser mourir certains patients pauvres. »
La santé publique ne tient plus qu’à un fil, celui de la solidarité citoyenne : « Nous ciblons un traitement et le patient qui en a besoin. Nous recueillons ensuite de l’argent auprès du corps hospitalier volontaire. Nous versons ensuite cette somme collectée à une pharmacie. La famille du patient s’y rend avec un coupon spécial que nous lui délivrons et le traitement lui est offert. Souvent, nous le faisons pour les chimiothérapies. Mais dans nos hôpitaux, il n’y pas que ces traitements spécifiques qui manquent. Parfois, certaines familles doivent même acheter et amener leurs propres perfusions et aiguilles… C’est fou, la population ne devrait pas dépendre de ces cagnottes ! Certains patients, en raison de l’humiliation que peut engendrer cette mendicité, préfèrent renoncer à se soigner… »
Pantoufles médicales Gucci
Outre le manque de médicaments, les fonctionnaires officient avec des matériaux et des infrastructures vieillissantes datant de l’ère Saddam Hussein. Quasiment aucun nouvel hôpital public n’est sorti de terre depuis1. La faute encore à une corruption rampante selon Sarkaout Shams : « Des douzaines de projets de construction n’ont jamais abouti à cause de la corruption », assène-t-il. Le nombre moyen de lits par habitant, soit 1,2 pour 1 000 habitants, est en dessous des standards de la région.
Le manque de moyens accroît la pression sur les hôpitaux. Obtenir une date d’opération ou simplement une consultation avec un spécialiste peut prendre beaucoup de temps. Cet engorgement de l’offre publique exacerbe la corruption. Pendant longtemps et encore aujourd’hui (même si le phénomène recule depuis l’éclosion du secteur privé), verser un pot-de-vin à un directeur d’hôpital permet d’obtenir plus rapidement une date d’opération, de réserver une chambre privée plus propre, ou encore de multiplier dans sa chambre les passages des infirmières. Rouaa Al-Amin, comme de nombreux médecins interrogés, est témoin de ces petits arrangements. Une partie du personnel y adhère, poussée par une rémunération moyenne très basse (entre 700 et 800 euros pour un médecin).
« Il y a une blague qu’on se fait très fréquemment entre collègues. Quand l’un d’eux se plaint on réplique avec ironie : “Ne parle pas en mal de notre ministère, il nous fournit des pantoufles médicales Gucci “ », raconte Rouaa Al-Amin. L’ironie amère vient d’un scandale datant de 2017. À l’époque, le ministère de la santé aurait conclu un contrat de plusieurs centaines de milliers de dollars avec une entreprise de chaussures médicales à usage éphémère dont le personnel soignant se sert quotidiennement. « Nous manquons de traitements contre le cancer ou parfois simplement des matériels de base, mais notre ministère passe un contrat lucratif pour des chaussons médicaux. Nous ne sommes pas dupes, nous savons tous que c’était là une tentative à peine dissimulée de surfacturation », commente la jeune femme médecin de 25 ans, déjà lasse d’un système médical où les fonds disparaissent sans subtilité.
Corruption dans les cantines
Tannaz (le prénom a été modifié) est médecin à l’hôpital Al-Kindi de Bagdad. Quand la jeune femme signe son premier contrat avec le ministère de la santé, elle lit avec attention le détail de sa rémunération et voit apparaître 330 000 dinars (234 euros) mensuels soustraits à son bulletin de paie. La somme s’élève à 30 % de son salaire mensuel et correspond aux repas que sert la cantine de son établissement. La jeune femme ne bronche pas et signe. Depuis, elle reçoit, au même titre que ses confrères et consœurs, un virement mensuel dont elle n’aura plus jamais le détail. « Les repas servis pendant nos temps de service ne sont même pas décents pour nourrir votre animal de compagnie », dit-elle quand on lui demande quand, pour la première fois de sa carrière, elle a fait face à la corruption.
De nombreux médecins confirment l’existence de ces frais de restauration que beaucoup associent à de la surfacturation et du vol. Certains ont essayé de faire sauter la clause, agacés de perdre autant en salaire et proposant de laisser la liberté au personnel hospitalier la liberté de se restaurer en dehors des cantines des hôpitaux. « À chaque fois, les récalcitrants ont été menacés d’être assassinés s’ils ne laissaient pas tout tomber », raconte Tannaz.
Ali Ahilali, 36 ans, a fui l’Irak pour cette raison. En 2016, il est élu délégué du personnel par les 345 médecins de l’hôpital Al-Yarmouk. Très vite, il fait le tour des cuisines. « Il manquait des dizaines de kilos de viande et de nourriture. Ce que le ministère de la santé payait avait disparu. J’ai exigé qu’on trouve ce qui manquait et qu’on nourrisse dignement le personnel. Le manager a fini par me dire que si je ne me taisais pas, quelqu’un me tuerait. J’ai demandé qui, mais il n’a pas voulu répondre. Les enjeux financiers pour cette mafia est énorme ! » Apeuré, il démissionne et quitte l’Irak pour aller exercer au Danemark.
L’exil des jeunes aggrave les pénuries
Dans de telles conditions, l’Irak a en effet du mal à retenir ses jeunes diplômés de médecine. « Le mois dernier, le ministre de la santé est venu visiter l’hôpital où je travaille et tout à coup, ce jour-là, tous les “médicaments vitaux” que nous n’avions jamais à disposition sont apparus dans l’hôpital », raconte Tannaz. Rouaa Al-Amin se souvient également de ces ambulances commandées par son hôpital : « Elles arrivaient neuves, mais totalement désossées. Même les coussins avaient été dérobés ! »
Ces histoires saugrenues de fraudes, les médecins irakiens les vivent quotidiennement. Les jeunes diplômés sont convoités par la Jordanie, l’Égypte ou le Liban. Le pays compte un très faible taux de médecins et d’infirmières par habitant : en 2018, il n’était que de 2,1 infirmières et sages-femmes pour 1 000 habitants. Bien moins que la Jordanie (3,2) et le Liban (3,7). Pire, l’Irak ne compte que 0,83 médecin pour 1 000 habitants, là aussi un taux très inférieur au reste du Proche-Orient. « Après 2003 et l’invasion américaine, beaucoup de médecins irakiens connus et reconnus internationalement ont fui. Ils étaient majoritairement sunnites, car sous Saddam Hussein, les sunnites avaient un accès très privilégié aux études supérieures et aux bourses pour aller étudier à l’étranger », analyse Hardy Mede.
Des recrutements clientélistes
Le niveau du système de santé a par ailleurs baissé du fait, notamment, d’une politique administrative clientéliste. « Si la santé est autant corrompue, c’est essentiellement parce qu’elle est soumise à la politique des quotas depuis 2003. Cette pratique s’étend à tous les niveaux administratifs, et même aux chefs de service », analyse Raid Fahmi, ancien ministre des sciences et technologies et membre du Parti communiste irakien. Pour être admis dans une école de médecine et même pour obtenir le diplôme, certains n’hésitent pas à faire valoir leur fidélité au parti aux commandes. « Les partis irakiens veulent tous se procurer les fameux ‘’services ministères’’ et notamment le ministère de la santé, pour contenter leurs militants. Pas du tout pour servir la population dans son ensemble.
En ces temps de pandémie, le parti qui tient le ministère en fait profiter ses propres militants », assure Sarkaout Shams. Hardy Mede confirme : « L’accès aux soins est très personnalisé et politisé. Je peux obtenir un rendez-vous avec tel médecin plus facilement, ou un lit pour ma femme, ou des médicaments introuvables si je suis un militant du parti. Adhérer au parti qui contrôle le ministère permet à un Irakien de mieux se soigner. »
Tannaz estime que la crise de la Covid-19 n’a fait qu’exacerber cette logique clientéliste et partisane. « Je travaille en ce moment dans un service dédié uniquement au virus. Les patients ont besoin de l’Actemra, un médicament très cher sur le marché noir. Il coûte parfois plusieurs centaines de dollars la fiole. On a eu des ruptures de stock et notre ministère nous a plusieurs fois réalimentés, mais quand on en demandait à notre direction pour en prescrire, on nous disait qu’il n’y en avait plus. Le mouvement sadriste qui administre le ministère de la santé vole les médicaments rares. J’ai vu aussi des lits de soins intensifs respiratoires réservés à des VIP, membres de milices, cousins de parlementaires, etc. Plusieurs des mes patients, eux aussi dans le besoin, sont morts, car ces gens leur avaient pris leur place », raconte la jeune médecin.
Les cancers soignés en Inde
La Covid-19 n’est pas le seul désastre sanitaire à révéler l’hyper corruption du système médical irakien. Le cancer, très mal soigné, est également un marqueur significatif. En 2018, le ministère de la santé n’avait importé que 4 des 59 traitements que l’OMS recommande comme essentiels pour lutter contre le cancer. « Si vous n’avez pas l’argent nécessaire pour vous faire soigner à l’étranger ou acheter vous-même votre traitement, il y a de fortes chances que vous ne surviviez pas », explique Rouaa Al-Amin. En Inde, au Liban ou encore en Iran, les familles irakiennes qui le peuvent dépensent des centaines de milliers de dollars pour sauver leur proche malade. Le ministère iranien de la santé révélait en juillet 2017 que 374 000 Irakiens entraient en moyenne chaque année dans le pays pour du tourisme médical. En 2018, le gouvernement indien a quant à lui accordé 50 000 visas médicaux aux Irakiens, qui ont dépensé 500 millions de dollars (421 millions d’euros) en soins de santé dans ce pays.
« Depuis 17 ans, l’hôpital public sert surtout à s’enrichir à travers des pots-de-vin et des gros contrats. La corruption dans ce ministère s’élève à plus de 10 milliards de dollars [8,45 milliards d’euros] depuis 2003 », affirme Sarkaout Shams. Contactés, plusieurs anciens ministres irakiens de la santé ont refusé nos sollicitations d’interviews. Alaa Alwan, ministre démissionnaire en 2019 pour cause de « corruption insurmontable » a répondu à nos questions dans l’interview ci-dessous.
« L’accélération de la corruption a aggravé la détérioration du système de santé »
Alaa Abdessaheb Al-Alwan a été ministre de la santé d’octobre 2018 à septembre 2019. Ce médecin de formation qui a également travaillé pour l’OMS a essayé de contenir la corruption avant de démissionner. Interview.
Quentin Müller. — Pourquoi le ministère de la santé est-il l’un des plus corrompus d’Irak ?
Alaa Abdessaheb Al-Alwan. — La corruption touche pratiquement toutes les institutions gouvernementales d’Irak. La plupart des fonctionnaires occupant des postes clés ont été sélectionnées sur la base de leur affiliation politique ou d’intérêts politiques plutôt que sur leurs compétences. Une part importante du budget de la santé est affectée à l’achat de médicaments et de matériel médical. Or, en l’absence d’une gestion rationnelle et d’un suivi sérieux, les fonds publics sont souvent utilisés à mauvais escient avec des décisions irrationnelles et des achats inappropriés. La mauvaise gestion et la corruption touchent aussi les projets d’infrastructure, les contrats de construction ainsi que la gestion des carrières du personnel de santé. Il y a aussi des lacunes majeures dans la formation. Par exemple, nous avons en Irak une pénurie de médecins et d’infirmières, mais nous débordons de dentistes et de pharmaciens.
Q. M. — Pourquoi les hôpitaux publics manquent-ils de médicaments ?
A. A. — Le secteur de la santé en Irak est sous-financé. Les dépenses publiques de santé sont inférieures à celles des pays voisins, y compris ceux qui ont des ressources inférieures à l’Irak. Notre budget déjà limité pour la santé est malheureusement grignoté par la corruption et une mauvaise gestion.
Cela aboutit à des pénuries de médicaments pourtant prioritaires. Telle était la situation lorsque je suis devenu ministre de la santé fin 2018. Avec un changement d’administration et de hauts fonctionnaires, la disponibilité de ces traitements a augmenté entre 2019 et 2020 grâce à mon intervention. Sans cette initiative, l’Irak aurait été incapable de prendre en charge les dizaines de milliers de personnes blessées lors des manifestations de 2019 et d’autres urgences au cours de cette période.
Q. M. — Comment l’un des meilleurs systèmes de santé du monde arabe est-il devenu l’un des pires ?
A. A. — Les sanctions imposées pendant treize ans ont dévasté le système médical. Par la suite, la mauvaise gestion du ministère par la plupart des gouvernements depuis 2003, puis l’accélération de la corruption a progressivement aggravé cette détérioration.
Les hôpitaux n’ont subi aucun entretien ni rénovation sérieuse ces quatre dernières décennies. Des contrats pour de nouveaux hôpitaux ont été conclus en 2008, mais la construction a été compliquée par des irrégularités aux niveaux central et des gouvernorats, entrainant plusieurs enquêtes judiciaires. En conséquence, la construction de ces hôpitaux a été interrompue en 2014. Lors de ma prise de fonction fin 2018, on était sur un arrêt complet des chantiers depuis plus de quatre ans. Nous avons finalement réussi à résoudre certains des problèmes et l’un des hôpitaux (à Kerbala) est maintenant achevé et au moins quatre autres devraient sortir de terre d’ici quelques mois.
Q. M. — Pourquoi avoir démissionné ?
A. A. — Dans ma lettre de démission, j’explique qu’elle est due à la résistance continue des groupes politiques aux réformes et à des tentatives agressives pour empêcher les actions de prévention et de contrôle de la corruption. Il est clair que la reconstruction et le passage à une gestion rationnelle et transparente du pays ne sont pas dans l’intérêt de ceux qui ont un pouvoir politique fort en Irak.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1NDLR. La fin de l’ère Saddam Hussein peut être située en 2003, date de l’invasion de l’Irak par une coalition dirigée par les États-Unis et le Royaume-Uni.