Au volant de son taxi, Mohannad montre du doigt la cicatrice qui lui court le long de son bras droit et le grand creux qui ronge son mollet gauche. Comme des milliers d’Irakiens, l’homme porte les stigmates de la guerre contre l’organisation de l’État islamique (OEI). Presque un an après la défaite de l’OEI à Mossoul, l’Irak est bien décidé à tourner la page. Aux élections législatives de mai dernier, le pays a placé en tête, malgré une abstention de 55 %, une coalition mixte, Sairoun, chapeautée par le leader religieux Moqtada Al-Sadr, icône réformiste et anticorruption. Au courant de la destination, le conducteur s’exclame : « J’aime beaucoup Moqtada et les sadristes ! »
Gardé par quelques militaires armés, le bureau politique des sadristes se trouve dans une ruelle d’Arasat, dans le centre de Bagdad. Dhia Al-Assadi reçoit en costume bien cintré. Des portraits de la lignée Sadr ornent les murs de la pièce. L’homme, originaire du sud de Bassora, a rejoint le mouvement en 1992.
Après des études de linguistique, il écrit secrètement à Mohammad Sadeq Al-Sadr, alors figure chiite de l’opposition à Saddam Hussein. Le jeune homme veut être certain de la dimension politique et intellectuelle de l’ayatollah. Cerné par des camarades de classe appartenant au parti Baas, il rejoint clandestinement le mouvement sadriste. Il est emprisonné six mois après l’assassinat de son leader en 1999. En 2005, il organise le premier bureau politique du mouvement sadriste à Bassora. En 2014, il mène le bloc chiite Al-Ahrar lors des législatives et devient par la même occasion directeur du bureau politique du mouvement sadriste. Aujourd’hui, Dhia Al-Assadi est un porte-parole respecté du leader Moqtada Al-Sadr. Il apparaît comme un conseiller loyal et serait à l’origine du virage politique et civique que prend le leader religieux depuis plusieurs années.
Quentin Müller. – Pourquoi votre leader Moqtada Al-Sadr s’implique-t-il toujours plus politiquement ?
Dhia Al-Assadi. — Moqtada s’est impliqué dans la politique irakienne en plusieurs étapes. En 2003, après l’invasion américaine, il s’est dans un premier temps refusé à participer au processus mis en place par les occupants. Car pour lui, la présence des Américains était une occupation. Plus tard, quand l’Irak a eu son propre gouvernement, parce qu’un grand nombre de ses partisans étaient laissés pour compte et avaient d’énormes besoins, il a senti une nécessité pour lui de s’engager pacifiquement. Il fallait abandonner la manière forte, résister sans les armes et participer politiquement. Le tournant a été pris en 2010. Nous avons choisi de participer au gouvernement de Nouri Al-Maliki. Depuis cette époque, son engagement est allé crescendo. Avec la fin de l’occupation, nous avons voulu mettre en place des réformes anticorruption et instaurer un nouveau système politique.
Q. M. – N’y avait-il pas un risque de s’engager autant et de décevoir une grande frange de vos sympathisants ?
D. A. — Non, car le nom de son père est très connu. Tous les membres de la famille Sadr ont été des activistes en plus d’être des leaders religieux. Donc quand, en 2015, il est descendu dans la rue pour afficher son soutien dans la lutte contre la corruption, c’était pour lui un moyen de représenter les citoyens et tout l’Irak. Et ceci n’aurait jamais été possible au sein de l’appareil politique, mais dehors, avec les gens, pour une prise de conscience nationale. C’était une nécessité pour faire pression sur le gouvernement. À aucun moment Moqtada Al-Sadr ne s’est soucié de sa réputation. Il a jugé que c’était important de manifester et de s’impliquer. Il n’appartient pas seulement à l’école des sadristes, mais aussi à celle des chiites. Je vous rappelle qu’il est un descendant de l’imam Hussein qui a résisté à Kerbala (note). Les imams chiites ne restent jamais à la maison pour dicter à leurs partisans quoi faire. Moqtada a pris exemple sur ses prédécesseurs et il a voulu prouver qu’il méritait d’être suivi.
Q. M. – Comment sa popularité en Irak s’en est-elle ressentie ?
D. A.— Sa popularité a grimpé, et pas seulement parmi nos partisans. La jeune génération le suit. Autrefois, la plupart des critiques prétendaient que les partisans de Moqtada Al-Sadr étaient auparavant des individus qui avaient juré loyauté à son père. Mais ces jeunes-là n’étaient même pas nés quand son père, Mohammad Sadeq Al-Sadr, était en vie. Par ailleurs, nous ne sommes pas populaires seulement chez les chiites, mais également dans quelques communautés sunnites. Durant ces élections, certains chrétiens et Kurdes ont représenté Sairoun. Cela veut dire que sa popularité prend de l’ampleur, en contraste avec d’autres leaders. C’est pourquoi des représentants libéraux et communistes que l’Irak a toujours considérés comme anti-islamistes nous ont rejoints. Moqtada a l’ambition d’un Irak dirigé par ses citoyens.
Q. M. – C’était là encore prendre un gros risque. N’avez-vous pas eu peur de froisser la partie religieuse de votre électorat chiite ?
D. A.— Oui, sur ce point, c’était risqué, et des gens ont pensé qu’il perdrait la base religieuse de ses partisans, mais Moqtada a toujours voulu privilégier l’intérêt national ; c’est notre objectif principal.
Q. M. – Lui avez-vous personnellement conseillé d’aller dans cette direction ?
D. A.— Nous sommes plusieurs à travailler autour de lui, mais pour moi c’était un projet important. Il fallait se tourner vers un mouvement civique et adopter de nouvelles idées. Depuis que je l’ai rejoint en 1992, je crois que les problèmes de l’Irak peuvent être résolus à travers un tel mouvement. J’ai toujours pensé qu’il fallait abandonner la réthorique confessionnelle et adopter un discours nationaliste. Le problème c’est que les médias européens l’ont vu s’opposer violemment à la présence étrangère en Irak et l’ont diabolisé. Des stéréotypes ont été propagés, et on a oublié de rappeler qu’il était un des rares leaders nationalistes du pays.
Q. M. – Pourquoi avoir pris des distances avec les leaders politiques chiites d’Irak ?
D. A.— Moqtada a quitté la coalition chiite parce qu’il voulait exprimer sa méfiance envers Al-Maliki. Il voulait avant tout changer les relations avec les pays voisins. Nous avons pris les armes contre l’intervention américaine en Irak, mais cela ne veut pas dire qu’il faille autoriser la présence d’Iraniens, de Turcs ou d’autres Arabes. Il est positif d’avoir de bonnes relations avec ses voisins, mais cela ne veut pas dire que ces pays doivent s’immiscer dans nos affaires.
Q. M. – Avez-vous mené des enquêtes auprès vos partisans pour être sûrs que vos nouvelles prises de position ne créeraient pas de scission au sein du mouvement sadriste ?
D. A.— Il y a trois différents niveaux dans notre mouvement. Il y a Moqtada, le leader, il y a « l’élite » — mais je ne nous qualifierais pas comme ça, nous sommes plutôt des intermédiaires, des conseillers civils, comme moi — ; et il y a les partisans qui lui font complètement confiance. Il n’y a pas eu besoin de les sonder ou de négocier avec eux, car peu importe la décision qu’il prendra, ils la suivront. Parfois, nous (les conseillers) nous réunissons avec lui et nous négocions pour lui montrer différentes voies possibles, mais c’est lui qui choisit quelle direction prendre. Avant de prendre une décision, Moqtada Al-Sadr consulte ses proches, en Irak et à l’extérieur du pays.
Q. M. – N’était-il pas incongru quand même de s’allier à des communistes ou des libéraux, souvent perçus en Irak comme des athées ?
D. A.— En 2015, quand nous étions dans la rue avec les représentants des rares autres partis impliqués dans ces manifestations anticorruption, nous nous sommes rendu compte que nous avions un objectif commun, pacifique, de réforme du système politique. Alors Moqtada Al-Sadr s’est demandé : pourquoi ne pas joindre nos efforts et se réunir en une seule coalition ? Certains ont pensé que cette coalition ne survivrait pas, car nos idéologies sont différentes. Elles sont même parfois contradictoires, mais notre but n’était pas de mettre sur la table les choses qui nous séparent , mais plutôt nos objectifs communs.
Q. M. – Vous avez également demandé la fin des partis religieux…
D. A.— Oui, cela rejoint notre projet de réforme. Nous voulons que les ministères soient régis par des technocrates. Aujourd’hui, nos ministères appartiennent à des partis, donc le Parlement ne peut les trainer devant la justice, les mettre en examen, ni contrôler leur travail, parce qu’ils font pression sur le premier ministre et peuvent créer la zizanie au sein même du gouvernement. Par conséquent, les ministères ne travaillent pas dans l’intérêt du pays et sont protégés par leurs partis respectifs. Voilà pourquoi Moqtada Al-Sadr veut en finir avec le confessionnalisme politique.
Moqtada Al-Sadr voulait créer pour ces élections un bloc mixte regroupant des personnes de backgrounds religieux ou sociaux différents, avec le même agenda national. Nous imaginons que ce bloc, quand il sera au Parlement, ne légiférera pas pour le bien des communautés et ne choisira pas des membres des communautés pour consolider son influence, mais des gens qualifiés pour aider le pays. Et le résultat des élections va dans notre sens : Sairoun a été élue, malgré la forte abstention.
Q. M. – Pourquoi la communauté chiite n’a-t-elle majoritairement pas voté ?
D. A.— Certains chiites pensaient qu’aller voter pour sa communauté était un devoir religieux. Mais ils ont été trompés, car les partis religieux ont affirmé aux chiites que sans mobilisation, les sunnites domineraient le pays et amèneraient un nouveau dictateur comme Saddam Hussein. La même chose a été annoncée du côté des sunnites. Et après ? Les communautés ont été finalement déçues par ces partis et leurs leaders ont été incapables de servir le pays ; ils n’ont fait que servir leurs intérêts personnels. Les élections ne doivent plus être un devoir religieux, mais un devoir national. C’est pourquoi beaucoup de déçus ne sont pas allés voter pour les représentants de leur communauté. Moqtada Al-Sadr savait que ces leaders ne seraient pas reconduits, car ils ont failli. L’atmosphère en Irak est au changement dans le paysage politique. Malheureusement ces personnalités politiques ne pensent pas à se retirer ni à prendre leur retraite.
Q. M. – Cette coalition mixte a-t-elle apporté une nouvelle logique dans les votes des Irakiens ?
D. A.— Oui. À Wasit, dans le gouvernorat du sud, un candidat chrétien (issu d’une communauté qui ne dépasse pas les 50 personnes) a été élu par plus de 5 000 votants sadristes. Pourquoi nos partisans d’un autre horizon religieux se sont-ils mis à voter pour un chrétien ? Parce qu’ils ont réalisé que sa religion n’avait rien à voir avec son poste politique et son honnêteté.
Q. M. – Quelle est la classe sociale dominante chez les sympathisants des sadristes ?
D. A.— Elle est variée, mais généralement ce sont des gens qui appartiennent à la classe moyenne ou classe moyenne inférieure. En 2005, ils venaient de quartiers pauvres, mais je pense que maintenant ce sont des gens de différents secteurs de la société qui ont voté pour Sairoun.
Q. M. – Pourquoi Moqtada Al-Sadr a-t-il toujours refusé de se présenter lui-même ?
D. A.— Il pense que c’est un devoir de ne pas faire partie du jeu politique directement. Il préfère avoir une posture d’observateur et superviser le système dans son ensemble. Comme homme religieux, c’est son devoir de mettre des lignes rouges, dans l’intérêt des Irakiens. Il souhaite intervenir là où il y a un besoin pour son peuple, mais en dehors du jeu politique.
Q. M. – Il est peut-être encore trop tôt pour lui...
D. A.— Il a dit plusieurs fois que la place d’un religieux n’est pas dans la politique. Sinon — mais je n’en suis pas sûr —, quand un tel homme veut rejoindre la politique, il doit retirer son turban et son vêtement pour ne tromper personne.
Q. M. – Pensez-vous que Moqtada Al-Sadr pourrait les retirer un jour ?
D. A.— Il a toutes les qualités et les outils pour le faire, mais je ne pense pas qu’il le fera.
Q. M. – Quel rôle veut-il assumer en Irak ?
Manifestement il veut jouer le rôle du père ou du grand frère, en prenant soin de tous ses fils, pas seulement les fils sadristes, mais tous les Irakiens.
Q. M. – Pourquoi insister sur le nationalisme et afficher un équilibre de dialogue avec l’Arabie saoudite et les Émirats, et en parallèle mettre l’Iran de côté ?
D. A.— Moqtada Al-Sadr ne met pas de côté l’Iran. Nous parlons avec l’Iran, mais il pense que ce pays est un simple voisin, comme peuvent l’être la Turquie et l’Arabie saoudite. Nos relations avec eux devraient dépendre de ce qu’ils ont à offrir à l’Irak. Nous devrions maintenir une relation d’égal à égal avec les pays frontaliers et travailler ensemble, mais, en revanche, ne jamais les autoriser à s’immiscer dans nos affaires. C’est pourquoi le nationalisme est essentiel. Quand on viole cette valeur, on perd son indépendance et sa souveraineté. Il faut être assez puissant pour protéger l’intérêt national.
Parler à l’Arabie saoudite et aux Émirats est donc normal. Il fallait surmonter un malentendu qui date de 2003. L’Arabie saoudite craignait que l’Irak chiite devienne une extension de l’Iran et de sa révolution... Ce qui n’est pas le cas. Ils pensaient que tout chiite irakien parlait le persan et utilisait des tomans, ce qui est vraiment drôle. Quand ils se sont rendu compte que nos chiites étaient arabes et qu’ils appartenaient aux mêmes familles que celles d’Arabie saoudite, cela a dissipé leurs doutes. Par exemple nous avons des tribus de Mossoul qui vivent à Bassora, au Koweït et en Arabie saoudite.
Q. M. – Sa visite en Arabie saoudite en juillet 2017 a été critiquée...
D. A.— C’est logique : elle a eu lieu pendant une escalade de tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
Q. M. – La position de votre leader est-elle de rééquilibrer le dialogue entre les deux pays voisins ?
D. A.— Absolument. Auparavant nous nous adressions beaucoup à la Turquie, puis nous nous sommes tournés vers les pays arabes, après vers l’Iran (trop), mais Moqtada Al-Sadr veut trouver un équilibre. C’est très dur. La récente incursion turque au nord, vers Qandil, le prouve… Nous avons envoyé un message clair à nos frères de Turquie. La position de Moqtada Al-Sadr sera toujours de résister aux infiltrations par la force. Mais c’est très difficile pour l’Irak de prendre une décision forte et agressive contre la Turquie, car nous avons beaucoup d’échanges économiques avec ce pays.
Q. M. – Pour en revenir aux récentes élections législatives, que pensez-vous du potentiel recompte des votes ?
D. A.— Je pense que pour chaque élection où il y a des fraudes ou des violations du processus électoral, il devrait y avoir des procédures respectées d’appel. Chez nous, on peut en référer à la Cour fédérale. Mais le Parlement a pris une décision sans attendre celle de la commission ou de la Cour fédérale. C’est donc une violation de la loi et un acte irresponsable.
Q. M. – Pensez-vous que ce recompte est le résultat de pressions extérieures ?
D. A.— Je pense qu’il y a eu des pressions ou influences extérieures pendant et après les élections. Ceux qui ont perdu et représentent un tiers du Parlement se sont étrangement rassemblés pour réclamer un recompte des votes… Comment peuvent-ils être sûrs qu’il n’y aura pas de fraude à nouveau pendant le recompte des votes ?
Q. M. – Avez-vous peur de cela ?
D. A.— Oui, nous avons exprimé nos craintes.
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