Irak. Les réformes se font attendre

Alors que la crise sanitaire empire et que les caisses de l’État restent désespérément vides, voilà trois mois que le gouvernement de transition de Mustafa Al-Kadhimi dirige l’Irak. S’il s’est lancé dans un combat contre la corruption et les responsables des violences de 2019 contre les manifestants, l’amélioration des conditions de vie des Irakiens semble toujours hors de portée. Sur fond de rivalité persistante entre Téhéran et Washington, les réformes dont le pays a besoin peinent à se concrétiser alors que la subsistance de millions de personnes en dépend.

Mustafa Al-Kadhimi, 21 juillet 2020, en visite en Iran.
Présidence iranienne/AFP

Mustafa Al-Kadhimi l’avait promis. Il allait diriger l’Irak vers une sortie de crise, consolider les fondements de la nation, s’attaquer au chantier de la corruption tout en ménageant les alliés du pays. Ses nombreuses apparitions sur les réseaux sociaux lors de ses déplacements dans des hôpitaux, des institutions publiques, aux postes douaniers ou encore au centre de commandement des milices Hashd Al-Chaabi sont autant d’indicateurs que le premier ministre entend se démarquer radicalement de ses prédécesseurs. Intransigeant sur le dossier de la corruption, il se met même en scène en train de tancer son propre frère qui tentait de profiter de sa position pour obtenir des faveurs.

Soucieux de rassurer les manifestants qui ont pris la rue l’an dernier pour exiger une révolution politique et la fin de la prévarication généralisée de la classe politique, il tient sa promesse en mettant en place des commissions pour identifier les responsables des violences durant les manifestations et dédommager les familles des victimes. Particulièrement sévère concernant la violence et l’impunité policière, il a fait arrêter et juger les membres des forces de l’ordre qui ont tué plusieurs manifestants lors des dernières échauffourées. Autre fait sans précédent, des policiers ayant maltraité des Irakiens qui ne respectaient pas le confinement ont été sévèrement réprimés.

Une marge de manœuvre très étroite

La tâche colossale qui s’annonce sur les réformes de l’administration et de l’économie fait aussi l’objet d’une attention particulière du nouveau cabinet. Le technocratique ministre des finances Ali Allaoui s’attache tout comme son premier ministre à montrer une figure proactive, mais son manque de connaissance des subtilités de pouvoir locales de ce diplômé d’Harvard ayant enseigné à Oxford pourrait poser problème. « Allaoui a de bonnes compétences académiques, mais il lui manque la connaissance de la politique à l’échelle locale et du fonctionnement informel de ses acteurs », constate Ahmad Al-Hajj Rachid, député du parti Komal au Parlement de Bagdad et ancien responsable de sa commission économique. Effectivement, l’éloignement des réalités du terrain s’avère la principale cause de l’échec des tentatives de réformes des dernières décennies en Irak1.

Sur le plan politique, Mustafa Al-Kadhimi présente des faiblesses similaires. Il n’a pas de base partisane qui puisse appuyer ses efforts de réformes. Bien qu’une nouvelle coalition le soutenant, Iraqiyoun ait vu le jour, elle regroupe à peine une cinquantaine de députés sur les 329 du Parlement. La marge de manœuvre reste donc très serrée pour le premier ministre de transition. Son succès est d’autant plus compromis qu’elle regroupe de vieux routiers de la politique irakienne (Amar Al-Hakim, Hanan Al-Fatlaoui…) connus pour leurs discours confessionnels et soupçonnés de corruption. L’objectif pour ces derniers semble plutôt de profiter de l’élan créé par le nouveau premier ministre pour s’assurer une position de force s’il parvenait à renverser les équilibres de pouvoir, notamment en faisant compétition au courant sadriste Al-Sairoun et à la coalition Al-Fatah des milices pro-Iran.

Impossible équilibre budgétaire

La question économique reste la priorité pour le gouvernement de transition. Fin mai, le Parlement a approuvé un emprunt de plus de 8 milliards de dollars (6,76 milliards d’euros) pour payer les salaires des fonctionnaires. À l’heure actuelle, les revenus de l’État sont toujours gravement amputés par un prix du baril de pétrole sous les 40 dollars (33,79 euros). « L’État central fait face à une crise économique très difficile. Il a besoin de 6 milliards de dollars [5 milliards d’euros] par mois pour ses dépenses publiques, or il n’en touche que trois », précise Ahmad Al-Hajj.

Pour compenser ce manque à gagner, plusieurs mesures ont été prises. Al-Kadhimi a choisi de réévaluer la liste des employés de l’État pour lutter contre les « salaires fantômes ». Il a également entamé le remplacement de plus de 6 000 hauts fonctionnaires particulièrement corrompus. L’ancien chef de la sécurité nationale et chef des milices Hashd Al-Chaabi, Faleh Al-Fayad, en a notamment fait les frais au bénéfice d’Abdel Ghani Al-Assadi, un général adulé par les manifestants lors des manifestations d’octobre 20192. Cependant, cette « épuration » fait l’objet de nombreuses résistances de la part des acteurs politiques qui craignent de perdre leurs privilèges. « Il sera difficile pour Al-Kadhimi de parvenir à un compromis politique qui limite réellement les réseaux de clientélisme en Irak », soutient Nancy Ezzedine, chercheuse spécialisée dans les conflits au Proche-Orient à l’institut Clingendael. La classe politique corrompue serait donc amenée à se liguer contre le réformisme du premier ministre.

Malgré les efforts consentis, le bilan financier de l’Irak restera probablement dans le rouge pour de longs mois ou années à venir : « Globalement, les mesures du gouvernement vont dans le bon sens, mais sont encore trop timides. Il y a de nombreuses initiatives de restructuration des dépenses publiques, de réduction du budget d’État et des salaires des fonctionnaires parallèles à une incitation aux prêts publics pour tenter de relancer l’économie. Aussi, Allaoui est en négociation avec la Banque mondiale et le Fond monétaire international (FMI) pour obtenir des prêts et une assistance internationale dans l’effort de réforme de son gouvernement. Mais tout ceci ne ne suffira pas à permettre une réelle sortie de crise », ajoute Nancy Ezzedine.

La question cruciale des douanes a été un autre dossier prioritaire ces dernières semaines. « Les douanes devraient rapporter près de 10 milliards de dollars (8,45 milliards d’euros) par an, or l’État perçoit moins d’un milliard de recettes annuelles des douanes », explique Ahmad Al-Hajj. Le premier ministre a commencé par limoger plusieurs responsables corrompus comme le directeur des douanes de Bassorah et du port d’Umm Qasr ainsi que ses hommes de main. Leur remplacement est un symbole fort contre l’ordre établi quasi mafieux qui gangrène l’État à tous les niveaux. De la même manière, plusieurs douanes aux frontières iranienne et syrienne précédemment contrôlées par des milices et des mafias sont retournées dans le giron de l’État ces dernières semaines. Le premier ministre s’appuie sur le puissant SCT pour mener ces opérations.

Dernier volet épineux concernant le budget : la question de la part allouée à la région autonome du Kurdistan n’a toujours pas été résolue. « Bien que selon la Constitution le gouvernement central soit censé verser 17 % de son budget total à la région kurde en échange de la production pétrolière de la région, les désaccords entre les deux acteurs ont gelé les transferts. Voilà cinq mois que le Kurdistan irakien n’a pas payé ses fonctionnaires. Une délégation kurde est à Bagdad depuis plusieurs semaines pour tenter de résoudre la situation, sans résultats pour le moment », détaille le député du Komal. Les rapports entre le gouvernement central et la région autonome sont difficiles, particulièrement depuis qu’Erbil a décidé unilatéralement d’exporter seule son pétrole à partir de 2015 après avoir saisi les champs de pétrole de Kirkouk aux combattants de l’organisation de l’État islamique (OEI). L’animosité entre les gouvernements fédéral et régional s’est accrue après la décision de Massoud Barzani de mener à terme son projet de référendum d’indépendance en septembre 2017.

Rééquilibrer le jeu de pouvoir régional

La campagne réformiste du gouvernement irakien ne peut être comprise sans prendre en compte la rivalité opposant l’Iran aux États-Unis. Pour amoindrir l’influence de Téhéran, Washington a soutenu des négociations entre l’Arabie saoudite et Bagdad visant à développer les infrastructures électriques et gazières du pays. La tenue du dialogue stratégique Irak–États-Unis ces derniers mois est aussi un marqueur de la volonté de la Maison Blanche de collaborer avec Bagdad. « 

Le dialogue Irak–États-Unis est une tentative américaine pour sauver sa position délicate en Irak suite à l’assassinat de Qassem Soleimani et d’Abou Mahdi Al-Muhandis3 en janvier dernier. Washington offre des conseillers et des investissements en échange d’une réduction de sa présence militaire qui va se redéployer dans le Golfe », explique Nancy Ezzedine. Mais certains acteurs politiques irakiens voient aussi dans ce dialogue une manière de perpétuer une présence américaine dans le pays.

En pleine offensive diplomatique, et dans l’optique de ménager tous les acteurs impliqués en Irak, Mustafa Al-Kadhimi a rendu visite à l’ayatollah Khamenei en juin avant de s’envoler pour la Maison Blanche le mois dernier. La visite du président français à Bagdad mercredi 2 septembre est également un signe que l’Irak tente de se repositionner en tant qu’acteur incontournable et respectable sur la scène internationale. L’évocation du projet de construction d’un métro dans la capitale irakienne ainsi que d’une centrale nucléaire sont autant d’indicateurs qui tendent à montrer que le premier ministre irakien entend tourner la page de l’instabilité de son pays.

Dans le camp pro-Iran, les divergences de trajectoires se confirment entre une milice Kataeb Hezbollah plus belliqueuse que jamais (coup de force contre le quartier général des SCT, lancement de roquettes contre les bases américaines, assassinat présumé de l’expert Hisham al Hashimi…) et une fraction plus « pragmatique » de la coalition Al-Fatah qui donne des signaux positifs en vue de collaborer avec le gouvernement Al-Kadhimi et ses soutiens étrangers.

Toutefois, l’axe pro-Iran ne reste pas immobile face aux tentatives de limitation de son influence. Récemment, l’opération du SCT contre une base de Kataeb Hezbollah a resserré les rangs des Hashed Al-Chaabi. « Al-Kadhimi a subi plusieurs revers notamment après l’arrestation de membres de la milice Kataeb Hezbollah soupçonnés de fomenter des attaques contre les bases américaines en Irak. Face aux risques d’une escalade militaire, les miliciens ont été relâchés sans poursuites4, ce qui montre clairement les limites du pouvoir du premier ministre », analyse Benedict Robin-D’Cruz, chercheur associé au Middle East Center de la London School of Economics. Plus encore, la résistance aux mesures réformistes d’Al-Kadhimi par l’axe pro-Iran ainsi que par une fraction des manifestants pourrait effrayer les investisseurs étrangers si elle perpétue un climat d’instabilité. Cela pourrait contrecarrer les projets de développement économique du pays. « Il faut garder à l’esprit que Mustafa Al-Kadhimi est une figure de transition censé préparer la tenue de nouvelles élections […]. Cela diminue grandement sa capacité à passer des accords et surtout à les concrétiser », ajoute Robin-D’Cruz.

Dans de telles conditions, il n’est pas sûr que toute la volonté du monde soit suffisante pour remettre sur pied un pays aussi chancelant. Le modèle fortement biaisé de la « démocratie du consensus » irakien ayant cédé le pas à un système de kleptocratie généralisée. Il y a gros à parier que la crise politique survivra au mandat de Mustafa Al-Kadhimi. En sus de tous les défis exposés plus haut s’ajoutent la recrudescence de l’épidémie de Covid-19 que les hôpitaux peinent à absorber et une grave pénurie d’eau dans le bassin du Tigre, due au remplissage du barrage d’Ilisu en Turquie.

1Au moins 40 milliards de dollars (33,79 milliards d’euros) ont étés investis dans les réformes du secteur public entre 2003 et 2020 par les États-Unis et l’Union européenne ou les Nations unies avec des résultats plus que modestes. Lire le rapport d’Ali Al-Mawlaoui pour la Chatham House, « Public Sector Reform in Iraq »,} juin 2020.

2À l’instar d’Abdel Wahab Al-Saadi, héraut des manifestants d’octobre dernier et qui dirige le Service de contre-terrorisme (SCT). Lire « Irak. La révolution confisquée.

3Respectivement chef des forces extérieures du corps des Gardiens de la révolution islamique d’Iran (Al-Qods) et chef des milices irakiennes Hashed Al-Chaabi ainsi que dirigeant de la milice Kataeb Hezbollah.

4Une otage allemande kidnappée dans Bagdad a probablement servi de monnaie d’échange pour faire libérer le dernier milicien détenu par le SCT.

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