Iran. À Chabahar, le virus chasse la contrebande

Une grande partie de la population du Sistan-Baloutchistan, au sud-est de l’Iran, pratique un commerce informel avec les voisins émiratis et pakistanais. Toutefois, l’explosion du nombre d’Iraniens infectés par le Covid-19 (5 710 morts au 26 avril) porte un coup sévère à ces échanges transfrontaliers.

Chalutiers dans le port de Chabahar

Toutes les semaines, à bord de son chalutier, Azim part à Dubaï acheter du matériel électroménager, des pièces automobiles et des parfums. Cette fois pourtant, il rentre bredouille. Au bout du fil, il raconte : « Les garde-côtes ne m’ont pas laissé accoster ! J’ai passé quatre jours en mer pour rien et, en plus, j’ai consommé beaucoup de carburant. »

Le port de Chabahar se situe dans le Sistan-Baloutchistan, une des régions les plus pauvres d’Iran. Sa population d’environ 120 000 habitants, composée majoritairement de l’ethnie baloutche, vit en partie du commerce avec ses voisins situés de l’autre côté du golfe Persique, les Émirats arabes unis. Dans toute la région, les échanges légaux, taxés de droits de douane, sont doublés d’une économie informelle. Elle est alimentée par les commerçants qui ramènent dans les cales de leurs bateaux toutes sortes de marchandises de Dubaï. « On naviguait environ 30 heures pour arriver à Dubaï depuis Chabahar. Là-bas, on chargeait jusque 500 tonnes de marchandises par chalutier, puis on reprenait le chemin du retour, qui dure à peu près 50 heures. C’était long, mais ça valait le coup ! » poursuit-il.

« C’est le monde à l’envers ! »

Depuis des années, les autorités émiraties ferment les yeux sur ces allées et venues qui profitent à beaucoup. Mais depuis l’augmentation exponentielle du nombre de patients infectés par le coronavirus en Iran, les contrôles sont stricts et les pêcheurs reboutés. « Jusque là, le virus était le dernier de nos soucis. Les autres régions d’Iran sont touchées, mais nous, non. Mais si on ne peut plus commercer, alors qu’allons-nous faire ? », se lamente Azim. Un autre commerçant, Raeisi, également joint par téléphone, fait un constat similaire : « C’est le monde à l’envers ! Avant, c’était la police iranienne qui nous pistait et nous défendait d’aller au Pakistan pour acheter des produits et les revendre ici. Mais depuis cette histoire de virus, ce sont les autorités pakistanaises qui nous empêchent de venir au Pakistan par peur que nous les contaminions. Si ça continue, il n’y aura bientôt plus d’épices ni de tissus pakistanais sur le marché de Chabahar ! »

Raeisi tient un petit stand d’épices dans le marché de Chabahar et, comme beaucoup d’autres Baloutches de la région, il a de la famille au Pakistan. Ce pays n’est qu’à 100 kilomètres. Raeisi s’y rend souvent en camionnette pour acheter des produits qu’il revend ensuite en Iran. Le marché de Chabahar regorge d’étalages de produits pakistanais. Mais si la frontière a toujours été poreuse, cette fois-ci, les autorités pakistanaises interdisent le passage des commerçants pour limiter la propagation du virus. « Ils ont peur qu’on leur amène le virus ! Les Pakistanais ne peuvent même plus rentrer chez eux. Et nous, ils nous enlèvent le pain de la bouche. De quoi allons-nous vivre ? » se demande Raeisi.

« Beaucoup vivent du commerce au jour le jour »

Reza, un jeune Téhéranais qui travaille dans l’administration de la province, est tout aussi préoccupé. Il raconte par téléphone : « La population baloutche est l’une des plus vulnérables d’Iran. La région, à l’extrême sud-est du pays, a toujours été en retard sur le plan du développement économique et peine à offrir des opportunités de travail. La fermeture des frontières va vite se révéler problématique, car beaucoup de Baloutches vivent du commerce au jour le jour et n’ont pas beaucoup d’économies. Si leur revenu quotidien s’amenuise encore, ils vont trouver d’autres manières de gagner leur pain. Cette économie parallèle ne faisait de mal à personne, mais si la situation ne s’améliore pas, il ne serait pas surprenant que la délinquance augmente au sein des couches les plus populaires : vols à l’arraché, trafics de drogue, revente de gasoil… »

Au Sistan-Baloutchistan, des milliers de familles vivent de la revente informelle de gasoil entre l’Iran et le Pakistan. « Jusque récemment, le litre s’achetait à 0,15 centime d’euros en Iran contre environ 0,40 centime d’euros sur le marché international. Les Pakistanais étaient donc très intéressés pour acheter illégalement le gasoil d’Iran sous le manteau. Les marges étaient importantes pour les trafiquants et les Baloutches iraniens issus des couches les plus populaires gagnaient leur vie en tant que chauffeurs. Au volant de pick-up Toyota chargés de plus de 1 000 litres de gasoil, souvent drogués pour ne pas penser au danger, ils suivent des sentiers escarpés à travers les montagnes pour remettre leur cargaison aux passeurs frontaliers. Depuis la baisse du prix du baril sur le marché international, le trafic a diminué, car les marges pour les Pakistanais sont moins alléchantes et les Iraniens doivent baisser leur prix de vente. Toutefois, les plus pauvres n’ont pas le choix et continuent à travailler même s’ils ne gagnent presque rien. C’est une activité très risquée, il y a beaucoup de ravins et les accidents sont nombreux ».

Reza poursuit : « Un autre problème est que les commerçants paient les vendeurs émiratis et pakistanais en cash. Mais depuis les mesures de lutte contre le coronavirus et la fermeture des magasins, ils n’arrivent plus à vendre les marchandises qu’ils ont encore en stock et n’ont donc plus de liquidités. Même si le trafic était de nouveau toléré par les autorités émiraties et pakistanaises, beaucoup de commerçants ne pourraient donc même plus acheter de marchandises. Le virus aura beau être éradiqué, le retour à la normale sera difficile et la situation va prendre des mois et des mois pour se stabiliser ».

« Beaucoup d’invendus pour les pêcheurs »

Au Sistan-Baloutchistan, les pêcheurs vendent leurs cargaisons à des poissonniers locaux qui envoient la plus grande partie des poissons dans les autres provinces du pays. Mais ces temps-ci, les poissonniers aussi sont démunis. Alors qu’il s’affaire à vider ses casiers de soles, Jadgal peste dans le haut-parleur : « J’arrive encore à vendre une partie de ma pêche localement, mais j’ai beaucoup d’invendus. Depuis l’arrivée du virus, les gens sortent moins et l’économie tourne au ralenti. Nous sommes presque à la fin de la période de Nowruz [le Nouvel An iranien], c’est une période favorable pour les ventes, et pourtant je n’ai presque pas de commandes ! Depuis que les autorités ont mis en place des restrictions dans les déplacements, les voyages interprovinces sont restreints et il n’y a plus de touristes. Le poisson, ce n’est pas comme la viande, il se gâte en quelques jours. Ici, il n’y a presque pas d’entrepôts frigorifiques, nous ne pouvons pas le conserver longtemps. C’est pour ça que nous l’expédions directement vers d’autres villes. Que va-t-on faire maintenant ? Le printemps est arrivé et les températures vont monter. Avec la chaleur, le poisson va pourrir encore plus vite ! »

« Nos moyens sont limités »

La province du Sistan-Baloutchistan est pour le moment peu touchée par le Covid-19. Officiellement, seule une dizaine de cas ont été détectés, même si les chiffres sont à prendre avec précaution, car les dispositifs de test sont insuffisants. Au vu du manque d’infrastructures sanitaires et hospitalières, une propagation du virus ferait des ravages.

Sara, une infirmière de 25 ans, travaille dans l’unique hôpital de la ville. Après sa journée de travail, elle décroche son portable et explique : « Nous avons une section réservée au dépistage et au traitement des patients ayant contracté le coronavirus, mais nos moyens sont limités. Pour l’instant, la situation est sous contrôle, car seulement quelques cas ont été détectés et il s’agissait surtout de touristes iraniens venus d’autres provinces. Mais nous craignons que le nombre de cas augmente dans les prochaines semaines, car, si les fêtes de Nowruz ont rassemblé moins de monde que d’habitude, elles ont quand même eu lieu. Et avec la fin des vacances le 4 avril, les gens ont repris le travail. Il paraît aussi que les écoles vont bientôt rouvrir. Cela va augmenter les risques de contamination, car les contacts entre personnes vont se multiplier. Nous attendons une recrudescence du nombre de cas dans tout le pays. Malheureusement, ici, nous n’avons pas beaucoup de places à l’hôpital ! »

« Des maladies liées au manque d’hygiène »

Manque de chance, depuis deux semaines, cette région connue pour son climat clément au printemps est soumise à une météo capricieuse. Les fortes pluies ont détruit des routes et 79 villages ont été touchés par les inondations. Beaucoup d’agriculteurs, victimes des sécheresses des dernières décennies, se sont installés en bordure des rivières. Comme elles ont débordé, de nombreuses parcelles ont été détruites et les cultures ont souffert, mettant en péril les récoltes à venir.

« Pour l’instant, on compte près de 700 blessés et plus de 2 500 personnes affectées par les dégâts. Des dizaines d’installations servant à la distribution d’eau ont été endommagées. Or, ces villages n’ont aucune infrastructure sanitaire et l’eau boueuse stagne dans les rues et les maisons. Les habitants contractent des maladies liées au manque d’hygiène et nous devons les recevoir à l’hôpital. Si le virus venait à toucher la population, nous serions vite en sous-capacité ! » continue-t-elle, avant de finir sur cette note : « Je dois avouer que nous, les Baloutches, on ne respecte pas trop les recommandations de confinement qui restent d’ailleurs relativement laxistes. Tant qu’ils ne seront pas vraiment confrontés au problème, les habitants continueront à sortir et à vaquer à leurs occupations. »

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