L’utilisation du souvenir d’Hiroshima, il y a 75 ans, comme arme politique par la République islamique contre les États-Unis, pays qui selon l’Iran, n’a jamais cessé d’intervenir dans ses affaires internes depuis 1953, est récurrente dans les médias iraniens. Lors de la visite du premier ministre japonais, Shinzo Abe, à Téhéran en 2019, le quotidien iranien Farhikhtegan avait publié en Une la photo d’un champignon provoqué par une explosion nucléaire, référence aux bombardements américains d’Hiroshima et de Nagasaki à la fin de la seconde guerre mondiale. « Comment pouvez-vous faire confiance à un criminel de guerre, M. Abe ? », interrogeait le journal en anglais et en persan.
Des films iraniens projetés à Hiroshima
Le souvenir du drame d’Hiroshima a souvent été utilisé pour entretenir les relations bilatérales entre Tokyo et Téhéran depuis 1979. Le président Hassan Rohani déclarait en 2013 que l’Iran et le Japon avaient tout deux souffert des armes de destruction massive. Les deux pays insistent sur leurs expériences partagées de victimes de ces armes. Au Japon, jusqu’à ce jour, les derniers survivants d’Hiroshima et de Nagasaki témoignent des conséquences sanitaires de l’usage des bombes nucléaires. En Iran, environ 50 000 personnes ont été victimes d’armes chimiques utilisées par l’Irak pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988). Chaque été, la participation de l’Iran au festival de films Love & Peace d’Hiroshima, renforce la coopération culturelle avec le Japon. Le festival projette des films iraniens qui montrent les souffrances des victimes de la guerre chimique. De même, des réalisateurs japonais présentent des films sur Hiroshima au festival international du film iranien Fajr.
En dépit de ce lien dû à de profondes souffrances humaines, Tokyo et Téhéran n’ont guère réussi à partager une vision commune de la question nucléaire. L’Iran est sous occupation alliée lorsque les États-Unis utilisent l’arme atomique contre le Japon. Outre les militaires et les entrepreneurs américains qui y stationnent, les Soviétiques et les Britanniques occupent des territoires du nord et du sud du pays. Les puissances alliées craignaient alors une alliance irano-japonaise. Cela explique pourquoi l’Iran a rompu ses relations diplomatiques avec le Japon en avril 1943, après la conclusion d’un traité tripartite avec les puissances alliées qui promettaient de protéger la souveraineté iranienne.
Ce n’est qu’en 1951 que l’Iran a officiellement mis fin à sa guerre déclarée contre le Japon, lorsque ce pays a rétabli des relations pacifiques avec les puissances alliées en signant le Traité de San Francisco. Plus tard, en 1953, les relations diplomatiques bilatérales ont été rétablies et l’ambassade japonaise a rouvert à Téhéran. Cette période a coïncidé avec la volonté de l’Iran d’acquérir la maîtrise des technologies nucléaires dans le cadre du programme américain Atomes pour la paix (Atoms for Peace), qui a conduit à la construction des premiers réacteurs nucléaires au Pakistan et en Israël voisins.
Amitié personnelle entre le chah et l’empereur
La quête de la souveraineté nucléaire par l’Iran au cours de cette période n’a cependant pas été un obstacle à ses relations bilatérales avec le Japon. Dans les années 1970, l’Iran lance son programme d’énergie nucléaire, et la période est marquée par des investissements japonais en Iran, notamment dans le secteur de l’énergie. Ce rapprochement se fonde sur l’amitié personnelle entre le chah Mohammad Reza Pahlavi et l’empereur Hirohito. En 1979, la révolution islamique met un terme au programme nucléaire, qui ne reprend qu’au milieu des années 1980. À partir du moment où l’existence des installations nucléaires de l’Iran est rendue publique en 2002, Téhéran a commencé à heurter la sensibilité nucléaire du Japon fondée sur la mémoire d’Hiroshima.
Au cours des années suivantes, l’idéologie anti-américaine promue par le fondateur de la République islamique, l’ayatollah Rouhollah Khomeiny, crée des obstacles à un rapprochement entre Tokyo et Téhéran sur cette question de la prolifération nucléaire. Certes, ce frein à l’approfondissement de leurs relations est la conséquence des liens de sécurité étroits unissant Tokyo et Washington. Malgré cette limite à la construction d’un partenariat nippo-iranien solide, la mémoire d’Hiroshima continue d’influencer les interactions politiques entre Téhéran et Tokyo.
Le « Japon du Moyen-Orient »
La fascination de l’Iran pour le « modèle japonais » qui mêle croissance économique et spécificité culturelle, malgré les revers subis lors de la seconde guerre mondiale, est antérieur à sa révolution. Les dirigeants de l’Iran impérial puis islamique ont toujours comparé les processus de développement et l’appartenance à une civilisation extra-occidentale du Japon et de l’Iran. Aujourd’hui, la référence au modèle japonais dépasse les divisions entre les différentes factions de la République islamique. C’était déjà l’objet d’un consensus national à l’époque du chah, qui avait pour ambition de transformer l’Iran en « Japon du Moyen-Orient ». L’intellectuel Ali Shariati, qui a inspiré la révolution au nom du combat anti-impérialiste, ignorant l’histoire de l’impérialisme japonais, voyait également le Japon comme un exemple réussi de modernisation sans occidentalisation.
Malgré ces préjugés favorables, les liens politiques et la coopération énergétique, les relations nippo-iraniennes ont été freinées depuis les années 2010 par la dépendance militaire et sécuritaire de Tokyo vis-à-vis de Washington. L’échec de la médiation du premier ministre japonais Shinzo Abe visant à mettre fin aux tensions américano-iraniennes, en juin 2019, a rappelé que la politique de la République islamique de confrontation face aux États-Unis n’est pas négociable, même dans la perspective d’une coopération approfondie entre l’Iran et le Japon.
Cela explique aussi que, depuis la révolution, le potentiel de partenariat bilatéral ne s’est pas approfondi, malgré les souvenirs partagés de l’utilisation d’armes de destruction massive. Pour le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki montrent que les États-Unis sont une puissance maléfique et un pays « criminel nucléaire ». Ce genre de dénonciation est perçue de manière négative par l’élite politique japonaise, influencée par la culture bouddhiste du pardon, contrairement à celle de l’Iran, obsédée par ses contentieux avec les États-Unis.
Même après la visite du président réformiste Mohammad Khatami au Japon en 2000, la première d’un dirigeant iranien depuis 1958, les perspectives d’amélioration des relations avec l’Iran s’éloignent. C’est sous Khatami que le programme nucléaire iranien est devenu la source d’une crise internationale. Le Japon est alors un allié-clé des États-Unis et de l’Europe dans leurs efforts conjoints pour limiter les ambitions du programme nucléaire iranien. Pour sa part, l’Iran continue de commémorer la mémoire d’Hiroshima pour détourner les critiques sur ses activités nucléaires. L’Iran ouvre un musée de la paix en 2011, inspiré par le Hiroshima Peace Memorial Museum, pour entretenir la mémoire des victimes d’armes de destruction massive.
Quarante ans de confrontation
Dans l’état actuel des choses, les tensions entre l’Iran et les États-Unis et leurs alliés durent depuis plus de quarante ans et s’accroissent toujours, en particulier depuis le retrait de Washington de l’accord sur le nucléaire en 2018. Et il existe un risque d’escalade militaire. L’ayatollah Khamenei a déclaré publiquement à maintes reprises que l’accord sur le nucléaire de 2015 nuisait aux intérêts de l’Iran. Dans le même temps, il a interdit l’utilisation des armes nucléaires par le biais d’une fatwa. De plus, l’opinion publique iranienne semble opposée à la perspective d’une guerre nucléaire. Cependant, ses préférences ne sont pas décisives sur la priorité donnée par les élites politiques à leur quête de « souveraineté nucléaire ».
L’Iran ne semble entretenir le souvenir d’Hiroshima ni pour suivre la voie du Japon vers le désarmement, ni pour améliorer ses relations avec les États-Unis. La république islamique insiste sur la volonté des États-Unis non seulement de posséder des armes nucléaires, mais de potentiellement vouloir les utiliser dans le contexte de la rivalité qui les oppose. Cela explique les choix des dirigeants de la République islamique de se rapprocher des puissances qui s’opposent aux ambitions américaines, comme la Corée du Nord, la Russie ou la Chine. Cette stratégie internationale lui permet en même temps de poursuivre le développement de son programme nucléaire.
En 1983, le ministre japonais des affaires étrangères Shintaro Abe rencontre l’ayatollah Khamenei en Iran pour négocier un accord qui garantirait la liberté de navigation maritime dans le golfe arabo-persique pendant la première guerre du Golfe. L’Iran avait bien accueilli l’idée, mais cela n’a pas été suffisant pour convaincre l’Irak de mettre fin à la guerre. L’actuel premier ministre japonais Shinzo Abe, alors jeune homme, accompagne son père lors de ce voyage. Au cours de ce premier séjour en Iran, il se rend compte de la difficulté d’éviter une confrontation militaire. Lors de son deuxième voyage à Téhéran en 2019, Abe apprend que l’Iran ne resterait pas dans l’accord nucléaire si d’autres parties refusent de respecter leurs engagements. L’Iran a repris ses activités nucléaires, montrant clairement que la mémoire d’Hiroshima et de ses victimes n’est pas suffisante pour mettre fin à la volonté de la République islamique d’obtenir la pleine souveraineté dans l’élaboration de sa politique nucléaire.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.