Iran. Néolibéralisme, corruption et embargo

Alors que la révolution islamique vient de commémorer son quarantième anniversaire, les Iraniens subissent de plein fouet l’embargo international dont les effets s’ajoutent à la politique libérale conduite par les gouvernements successifs depuis vingt-cinq ans.

Fresque peinte sur un mur de l’ancienne ambassade américaine à Téhéran.
Phillip Maiwald (Nikopol)

Depuis la décision en mai 2018 du président des États-Unis Donald Trump de sortir de l’accord de Vienne sur le programme nucléaire iranien, le rial a perdu 300 % de sa valeur par rapport au dollar. Le gouvernement prétend maîtriser la situation et assure avoir évité un tsunami des prix, mais d’après les chiffres officiels, l’inflation a atteint 50 % en moins d’une année. Certes, les magasins sont pleins, les prix du pain et de l’essence sont restés stables, mais ceux du poulet et de la viande ont doublé. Ces difficultés donnent lieu à des manifestations sporadiques contre la hausse des prix, le non-paiement des salaires ou la corruption qui gangrène l’appareil d’État. Le régime laisse s’exprimer ces timides protestations et s’en sert même comme caution démocratique tant qu’elles ne mettent pas en danger le régime.

L’ombre du FMI

Les réformes néolibérales entamées durant le second mandat (1993-1997) du président Hachemi Rafsanjani ont complètement remodelé le visage du pays. Tandis qu’aux premiers temps de la révolution (1979), les signes extérieurs de richesse se trouvaient diabolisés, aujourd’hui, l’argent a tout envahi, corrompant les valeurs morales, envahissant les mœurs et la vie quotidienne des Iraniens.

Vous voulez louer un appartement ? On vous demande un dépôt de garantie calculé sur le taux d’intérêt bancaire, actuellement de 15 %. Une grande partie de la classe moyenne possède un compte d’épargne bloqué qui produit des bénéfices. Il n’y a ni contrôle fiscal ni plafond imposé par l’État sur le montant bloqué. Plus la somme est importante, plus le rendement augmente. Jusqu’à 10 milliards de rials (210 158 euros), le rendement est de 15 % ; au-dessus, il peut rapporter jusqu’à 25 %. Les plus nantis s’en félicitent tandis que les autres n’ont que leurs yeux pour pleurer.

Cette situation a créé une masse de liquidités gigantesque qui a dépassé le PIB en 2018 et menace la stabilité du pays en entraînant la dévalorisation du rial. Même si l’on peut croire que le gouvernement a profité de la panique monétaire pour absorber une partie de la liquidité, l’Iran a été durement secoué.

Les entreprises iraniennes subissent aussi les conséquences de cette situation. Les rendements de 15 à 25 % offerts aux épargnants par les banques les obligent à fixer des taux d’intérêt élevés (30 %) lorsqu’elles prêtent aux entreprises, ce qui constitue un handicap considérable pour concurrencer les produits importés. Ainsi, en dehors de l’agroalimentaire où la concurrence étrangère est faible, de très nombreuses industries de taille moyenne s’approchent ou connaissent la faillite. De plus, les privatisations aveugles opérées par les gouvernements successifs depuis vingt-cinq ans ont donné naissance à une oligarchie qui n’est pas sans rappeler celles de la Russie et des pays de l’ex-bloc soviétique.

Téhéran pratique un néolibéralisme selon les dogmes FMI de la libre circulation des capitaux. La diaspora iranienne aux États-Unis en profite largement. Dans un contexte d’embargo très strict imposé par le président Trump, ses membres ne rencontrent aucune difficulté pour vendre leurs biens en Iran et rapatrier l’argent vers leur lieu de résidence. Ceux qui sont proches du pouvoir et connaissent les dates prévisionnelles de dévaluation de la monnaie locale se lancent ainsi dans des transactions juteuses. Il leur suffit d’acheter des rials avec des dollars et de déposer la somme sur un compte. Ils touchent ensuite leurs intérêts (15 % par an) et changent leurs rials en dollars juste avant la dévaluation. Selon le FMI, 27 milliards de dollars (23,88 milliards d’euros) ont ainsi été transférés à l’étranger rien qu’en 2018.

La protestation reste « dans les clous »

À cette crise économique viennent s’ajouter les craintes créées par la situation internationale. Le Guide, l’ayatollah Khamenei a donné le la, expliquant que l’Iran n’était pas contre le peuple américain, mais contre ses dirigeants. Mais lors des cérémonies de commémorations du quarantième anniversaire de la révolution, le ton était maussade. Rien à voir avec les festivités de 20171qui avaient suivi la signature de l’accord de Vienne. Aujourd’hui, les gens n’ont pas le cœur à la fête. Si, individuellement, ils n’hésitent pas à exprimer leur mécontentement et à critiquer le gouvernement plus ou moins ouvertement, on est loin d’un mouvement de protestation massif qui pourrait déstabiliser le régime. Les Iraniens connaissent la force, l’efficacité et la violence du système répressif et les exemples des chaos irakien et syrien ne les encouragent pas à descendre en masse dans les rues. En outre, la contestation populaire est parasitée par les pressions américaines et le contexte géopolitique régional.

L’ubérisation est en marche

Dans ce contexte géopolitique et économique cahoteux, la précarité gagne du terrain. Ali, chauffeur de Snapp, une société locale qui fonctionne sur le modèle d’Uber, travaille 12 heures par jour dans la circulation étouffante de Téhéran. Il doit vivre avec l’équivalent d’environ 7 euros par jour, soit 230 euros mensuels, chez un ami qui l’héberge gratuitement. Tous les vingt jours, il va rejoindre sa famille restée à Gonbad-e Qabous, sa ville natale du nord-est, en prenant des passagers pour amortir les frais du voyage. Farangis aussi conduit son taxi. Elle travaille avec Snapp Rose, une application dont les chauffeurs sont... des chauffeuses, très utilisée par des familles, notamment pour acheminer les enfants. Il y a quarante ans, il était inimaginable pour une femme d’exercer une telle profession. Mais aujourd’hui, même si son mari occupe un emploi à 30 millions de rials (630 euros), ce couple typique de la classe moyenne a besoin des revenus de Farangis pour vivre convenablement.

À l’image d’Ali et Farangis, plus de 500 000 chauffeurs, dont 120 000 à Téhéran, selon le directeur commercial de Snapp, ont été pris dans le piège de l’ubérisation. Un choix qui a tout du pis-aller pour ces auto-entrepreneurs car le système est basé sur la mise en concurrence, les clients ayant la possibilité de choisir le plus offrant.

Dans un pays où le taux de chômage des jeunes de 19 à 29 ans atteint 25,5 %2, la précarisation s’étend. L’Iran forme deux fois plus d’ingénieurs que la France, mais ceux-ci ne trouvent pas de travail dans leur domaine de compétence. Ceux qui ont les moyens quittent le pays, les autres exercent un métier sans aucun rapport avec leur formation initiale. Dans les cafés branchés qui ont envahi le centre de Téhéran, on croise quantités de jeunes formés à bac + 5, reconvertis dans la restauration.

Une géopolitique bouleversée

Officiellement, selon les autorités, l’Iran n’est pas en guerre car son intervention en Syrie fait suite à la demande du gouvernement syrien. Cependant, le bouleversement des équilibres intervenu suite aux événements sur le terrain a changé complètement la donne. Dorénavant, la Russie occupe le rôle d’arbitre qui était auparavant dévolu aux États-Unis depuis des décennies. Un arbitre moins impliqué dans la question israélienne. Désormais, l’Iran et Israël sont face à face. Aucun des deux ne peut songer à faire disparaître l’autre sans créer de conséquences mondiales majeures. Les deux pays sont ainsi au cœur d’une guerre froide qui ressemble à celle qui opposait autrefois le bloc soviétique au bloc occidental. Installés militairement en Syrie, aux portes d’Israël, les Iraniens se tiennent pour l’instant tranquilles, mais cette position géographique nouvellement acquise leur offre un atout qu’ils ne manqueront pas de mettre dans la balance, lors des négociations avec l’Occident.

Ces « victoires » régionales dont se targuent les autorités en glorifiant le patriotisme n’ont aucune incidence positive sur la vie quotidienne des Iraniens qui désirent avant tout la paix et la stabilité. Une volonté qui s’exprime surtout parmi les couches moyennes et les membres de l’establishment dont les enfants ont dû souvent s’expatrier. Non pas en Russie, allié principal de l’Iran, ni en Chine, partenaire privilégié, mais… en Amérique du Nord.

1« Espoirs et simulacres du changement en Iran », Le Monde diplomatique, mai 2016.

2Centre des statistiques d’Iran, 1er décembre 2018.

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