Israël-Émirats. Ni trahison ni accord historique

L’accord de paix entre Israël et les Émirats arabes unis a été qualifié très diversement par les observateurs politiques. Certains y ont vu une trahison monumentale, d’autres une percée historique. En réalité, le traité ne change pas l’équation géopolitique du Proche-Orient ni n’atténue la tragique atteinte aux droits des Palestiniens à laquelle nous assistons depuis des années. Il s’agit d’un arrangement stratégique qui offre des avantages à court terme pour les Émirats arabes unis, Israël et les États-Unis, mais ne résout en rien les questions de fond.

L’hôtel de ville de Tel-Aviv illuminé aux couleurs du drapeau national émirati le 13 août 2020
Jack Guez/AFP

Avant tout, le traité de paix entre Israël et les Émirats arabes unis (EAU) ne peut être considéré comme une trahison historique des positions arabes. Les EAU s’emploient à normaliser leurs relations avec Israël depuis des années. Les deux pays ont établi des contacts de haut niveau dans des capitales du monde entier et l’ont fait savoir à la communauté internationale, en orchestrant eux-mêmes des fuites ; ils ont aussi fait passer des signaux aux publics occidentaux et arabes. Ces derniers mois, les EAU ont envoyé une aide humanitaire à la Palestine via l’aéroport Ben Gourion en coordination avec les autorités israéliennes, et non avec leurs homologues palestiniens. L’accord de paix est une étape normale et organique de ce processus. Certes, cette décision transgresse d’un point de vue juridique l’initiative de paix arabe de 2002. Mais cette dernière a déjà été délaissée, tout comme le parrainage de la Ligue arabe qui l’accompagnait a déjà été discrédité.

Dans le même temps, aussi brutal que cela puisse paraitre, cet accord n’est pas une soudaine trahison des Palestiniens. Leurs droits ont déjà été sacrifiés face à la volonté israélienne de détruire toute perspective d’un État palestinien en assiégeant la bande de Gaza et en annexant graduellement la Cisjordanie. Les Palestiniens ont compris que dans le Golfe, seuls le Koweït et le Qatar ont été disposés à rejeter tout « accord du siècle » parrainé par les États-Unis, à moins que ces politiques ne cessent. L’accord de paix met théoriquement fin à cette colonisation territoriale. Mais cela ne fait qu’arrêter l’annexion sur le plan juridique et formel tout en soutenant de facto la poursuite des colonisations illégales.

Le traité de paix n’est pas non plus une avancée historique. La lutte palestinienne a beaucoup perdu de son importance politique dans la rue arabe au cours des trois dernières décennies. Si elle peut encore susciter une certaine émotion et rester une cause politique dans l’opinion publique arabe, elle génère nettement moins de solidarité parmi les masses qu’auparavant.

Le déclin de la cause palestinienne

Le déclin palestinien s’est déroulé en plusieurs temps. La première phase a commencé avec le processus de paix d’Oslo, qui a forcé les Palestiniens à renoncer à beaucoup de leurs droits contre la promesse floue d’un futur État, dans le cadre d’un processus de paix négocié sous l’égide de la communauté internationale. La deuxième phase a commencé avec l’invasion américaine de l’Irak en 2003. En détruisant une puissance arabe traditionnelle, les États-Unis ont ouvert la voie à l’expansionnisme iranien, le nouvel élément perturbateur de la géopolitique régionale. Lors des années suivantes, l’Iran a considérablement étendu sa puissance stratégique au Proche-Orient.

L’expansion militaire iranienne a atteint son pic avec la bataille de Qoussair en Syrie en 2013. Avant la guerre civile syrienne, les EAU et l’Arabie saoudite, partie prenante de l’axe arabe sunnite se sont confrontés à l’Iran lors d’affrontements de faible intensité dans le Golfe. Qoussair a annoncé une nouvelle époque, une ère où les forces militaires iraniennes pourraient opérer ouvertement dans les pays arabes et apporter leur soutien aux régimes auxquels ils sont alliés. Non seulement la Syrie et l’Irak, mais aussi le Liban et le Yémen sont devenus des lieux de confrontation alimentés à parts égales par l’hyperbole sectaire et la realpolitik.

Les États arabes sunnites, formant l’axe dit « modéré », considèrent les acteurs non étatiques que sont le Hezbollah, le mouvement houthiste du Yémen et les milices du Comité populaire d’Irak comme des auxiliaires de l’effort de guerre iranien. Dans ce contexte, contenir l’Iran devient prioritaire et passe avant la défense de la Palestine.

Le troisième évènement qui a relégué les Palestiniens à la marge de la géopolitique régionale est le printemps arabe. Le printemps arabe a porté au premier plan l’émancipation démocratique et le renversement de l’autoritarisme dans de nombreux pays. Les soulèvements ont montré à quel point les grandes idéologies du passé, qu’il s’agisse du panarabisme ou de son successeur l’islamisme, avaient perdu une grande partie de leur pouvoir émotionnel sur l’opinion publique arabe. La cause palestinienne a ainsi perdu de sa visibilité, excepté dans les pays qui comptent les plus grandes populations de réfugiés palestiniens, comme le Liban et la Jordanie.

Pourtant, même si les Palestiniens ne dominent plus l’agenda de la politique étrangère de la plupart des États arabes, le monde arabe ne va pas pour autant se lancer dans une normalisation collective avec Israël. Les grands pays arabes pourraient rencontrer une forte résistance publique. Le Bahreïn, Oman et la Mauritanie sont en revanche prêts à suivre la voie émiratie, et un léger effet « train en marche » n’est pas à exclure : d’autres pays arabes pourraient s’engager dans des échanges asymétriques avec Israël pour ne pas être exclus de tout arrangement futur et rester dans les bonnes grâces de l’Amérique. Ces mesures pourraient comprendre, comme substitut à une reconnaissance diplomatique complète, l’ouverture de bureaux de liaison et l’autorisation du tourisme bilatéral.

Pour toutes ces raisons, le traité de paix ne représente donc ni une trahison tragique ni une opportunité historique. D’un point de vue stratégique, il s’agit d’une initiative calculée qui ne vise qu’à offrir des avantages à court terme pour les trois parties concernées.

Un front contre-révolutionnaire

Pour les EAU, le traité de paix permet au pays de camper sur ses positions alors que la contre-révolution arabe est en difficulté et met en péril sa réputation. Depuis le printemps arabe, les Émirats, aux côtés de l’Arabie saoudite, sont au premier rang des pays de la région qui considèrent la propagation des soulèvements démocratiques dans les pays du Proche-Orient comme une menace existentielle. Les EAU sont le leader de ce front contre-révolutionnaire qui souhaite un Proche-Orient où règnent des régimes autoritaires stables, et au sein duquel leur poids pétrolier leur assure une influence décisive. Selon cette vision du monde, l’islamisme électoral et le libéralisme sont les deux faces d’une même médaille, car tous deux représentent des cadres radicaux de changement politique qui mettent en danger la légitimité interne de ces régimes. Ce sont les EAU qui ont lancé la bataille contre-révolutionnaire et ils ne peuvent plus se permettre de la perdre.

Pourtant, récemment, ils ont commencé à trébucher. Le conflit au Yémen a tourné à la catastrophe humanitaire. La confiance excessive mises en certaines factions pour mener leur guerre par procuration, comme dans le cas du général Khalifa Haftar en Libye, n’a rien apporté sur le champ de bataille. Comme dans l’imprudent embargo contre le Qatar, l’aventurisme diplomatique n’a pas atteint ses objectifs. Leurs investissements en Égypte, qui visaient à élever le régime d’Abdel Fattah Al-Sissi au rang de modèle d’une nouvelle stabilité arabe, ont également échoué à sortir le pays de la stagnation économique et politique. En somme, il y a trop de chaos et un taux de rendement trop bas par rapport à l’investissement initial.

Dans ce contexte, l’accord de paix avec Israël représente une consolidation stratégique calculée. Les dirigeants des EAU espèrent utiliser Israël comme un vecteur plus puissant qui pourrait les aider à atteindre leurs objectifs géopolitiques, de la même manière qu’ils l’ont fait avec l’Arabie saoudite dans la première phase de la poussée contre-révolutionnaire. Les EAU se protègent également d’un autre risque : l’onde de choc que pourrait représenter un conflit interne en Arabie saoudite qui neutraliserait Mohamed Ben Salman. Si un tel événement se produisait, les dirigeants émiratis seraient isolés.

L’alliance israélienne offre ainsi une certaine protection aux EAU du fait de leurs intérêts communs. Les deux pays partagent une profonde animosité contre l’Iran, et rejettent le cadre de l’accord nucléaire signé par l’ex-président américain Barack Obama. Tous deux ont également été déçus du refus du président Donald Trump de lancer une campagne militaire à grande échelle contre les forces iraniennes. Le manque de réponse militaire de Trump après l’attaque de juillet 2019 contre les installations pétrolières de Saudi Aramco a agi comme un révélateur. En outre, Israël nourrit une silencieuse aversion pour la démocratisation arabe.

Israël sauve les apparences

Pour Israël, le véritable avantage n’est pas économique. Les dirigeants émiratis feront des investissements tambour battant en Israël, ne serait-ce que pour montrer aux Palestiniens ce qu’ils ont raté en rejetant l’« accord du siècle ». Mais, au final, l’avantage financier pour Israël sera minime. Le commerce avec les EAU sera éclipsé par les échanges existants avec les États-Unis et l’Occident, tandis qu’à l’inverse, les EAU riches en pétrole n’ont pas vraiment besoin d’investissements israéliens.

Israël gagne sur d’autres plans. En premier lieu, il assoit un peu plus sa légitimité dans l’ordre régional du Proche-Orient, même s’il court le risque de devoir s’impliquer dans les initiatives contre-révolutionnaires impulsives de son nouveau partenaire de paix.

Mais, avant toute chose, Israël peut continuer à manipuler la situation palestinienne. Malgré la mention dans le traité de paix d’un arrêt du processus d’annexion de la Cisjordanie, le gouvernement Nétanyahu-Gantz considère qu’il ne s’agit que d’une pause temporaire. L’« accord du siècle » élaboré par l’entourage de Trump s’étant enlisé cette année, compte tenu de la condamnation internationale de l’annexion, ce nouvel accord de paix offre une occasion idéale pour sauver la face. En réalité, aucune colonie israélienne ne recule et aucune terre n’est rendue aux Palestiniens. Pourtant, comme les plans d’annexion ont été officiellement suspendus, l’Autorité palestinienne devrait rester fonctionnelle en tant qu’acteur politique, ce qui préserve la façade d’un processus de paix et d’un cadre bilatéral.

Opération de communication pour Trump

Les États-Unis bénéficient d’un tel traité parce qu’il représente une excellente opération de relations publiques en ce temps de campagne électorale présidentielle. L’accord peut être présenté comme une victoire de l’administration Trump et le président peut marquer des points en se présentant comme un négociateur à succès. Le rêve de la Maison Blanche d’accueillir un accord de paix entre Israël et un pays arabe offre à Trump un excellent dérivatif pour faire oublier ses échecs de gouvernance concernant la gestion de la pandémie de coronavirus, des relations raciales et d’autres problèmes domestiques.

Le traité de paix masque également le fiasco qu’est devenu l’« accord du siècle ». En prétendant avoir arrêté le projet d’annexion controversé, les États-Unis tenteront de ressusciter ce cadre moribond. Dans le même temps, cela permet à Trump de renforcer sa position dans des portions de son électorat. Il permet à l’administration de retrouver une certaine crédibilité parmi des juifs libéraux souhaitant voir une paix collective au Proche-Orient tout en rassurant les militants sionistes sur le fait que les revendications d’Israël sur la Cisjordanie restent d’actualité.

Vers un « printemps palestinien » ?

En fin de compte, les vrais perdants du traité de paix restent les Palestiniens. Ils vont continuer à lutter pour obtenir les éléments constitutifs d’un État viable, y compris le droit au retour, une capitale à Jérusalem-Est et la fin de l’occupation illégale de leurs terres par Israël. Si, à court terme, les EAU, Israël et les États-Unis tirent des avantages stratégiques de l’accord, la question d’un avenir palestinien à long terme reste ouverte.

Laissée en marge des équilibres régionaux, la lutte palestinienne aura besoin d’un nouveau soulèvement. Il est à espérer qu’il ne prenne pas la forme d’une troisième Intifada, mais plutôt d’une version palestinienne du printemps arabe. Cela signifierait le rajeunissement du personnel politique palestinien et l’installation d’un leadership plus responsable et plus représentatif, soutenu par une résistance solidaire dans toute la société palestinienne.

Cela signifierait également que les Palestiniens s’adressent, au-delà du Proche-Orient, au reste du monde, car le soutien public international à un État palestinien reste toujours élevé. La véritable récupération des droits des Palestiniens n’est sans doute plus liée à une solution à deux États, car cette option est effectivement morte, mais doit plutôt viser, désormais, à une solution dans le cadre d’un seul État.

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