Diplomatie

Israël-Liban. Les frontières maritimes de la discorde

Malgré la relance américaine, les négociations sur les frontières maritimes entre Beyrouth et Tel-Aviv restent suspendues. Si Israël veut grignoter le plus de superficie possible, les dirigeants libanais, divisés sur la stratégie et mus par leurs intérêts individuels desservent ceux de leur pays.

Véhicules de la Finul stationnés sur la route côtière près de la ville de Naqoura, à la frontière israélo-libanaise (4 mai 2021)
Mahmoud Zayyat/AFP

La visite à Beyrouth à la mi-juin de l’ambassadeur John Desrocher, médiateur américain dans les négociations pour la délimitation des frontières maritimes entre le Liban et Israël, a remis ce dossier sensible sur le devant de la scène. Des informations qui ont fuité sur des rencontres avec les responsables libanais laissent penser que la pression américaine pousse Beyrouth à ne mettre aucune condition préalable aux négociations. John Desrocher a ainsi laissé entendre que le Liban ne pourrait pas obtenir plus de 860 km² sur la zone disputée, au lieu des 2293 km² réclamés lors du dernier cycle de négociations en mai 2021. Cette exigence avait poussé les Israéliens en colère à se retirer des pourparlers sans pour autant en annoncer la fin.

Or, entre un effondrement économique et social prolongé, le blocus américain non déclaré dont s’accommodent certains pays du Golfe et des pays européens historiquement concernés par la situation du Liban, celui-ci se trouve dans un état de faiblesse extrême face à l’ennemi israélien. De plus, ce dernier est soutenu par la puissance américaine, médiateur peu impartial entre le Liban et Israël.

Une erreur fatale

La question des frontières maritimes entre le Liban et Israël a surgi en 2006, lorsque Chypre a voulu délimiter les siennes avec ces deux pays en prélude à l’exploitation de ses richesses pétrogazières en Méditerranée, en raison de l’imbrication des gisements. Le chef du gouvernement libanais de l’époque Fouad Siniora charge l’Institut hydrographique du Royaume-Uni (UK Hydrographic Office) de dessiner des cartes en se basant sur le tracé de la ligne d’armistice avec Israël (1949), la frontière sud avec la Palestine historique telle que définie par les accords Paulet-Newcombe (1923) et les documents certifiés déposés aux Nations unies par le Liban et Israël.

Avec l’aimable autorisation de © L’Orient-Le Jour.
Cette carte figure dans l’article « Frontière maritime : Aoun donne ses directives à la délégation libanaise ».

Or, selon une étude de l’armée libanaise réalisée par la suite, le point de départ de l’institut britannique est erroné, car il s’est basé sur des points terrestres devenus litigieux entre le Liban et Israël à la suite du retrait israélien du Sud-Liban en 2000. Beyrouth ne se rend compte de cette erreur –- qui lui coûte 1430 km2 de ses frontières maritimes — qu’après le paraphe d’un accord avec Chypre, dont l’adoption définitive nécessite toutefois la double signature du président et du chef du gouvernement.

Une fois l’erreur corrigée, les experts libanais transmettent les cartes à la commission de l’énergie et de l’eau du Parlement pour validation, afin de les déposer auprès des Nations unies pour que la délimitation des frontières maritimes soit officiellement adoptée. Mais le Liban traversant à ce moment-là (entre 2006 et 2008, puis entre 2014 et 2018) une période de vide politique, le dossier demeure dans les tiroirs.

Une boussole qui pointe vers Ankara

C’est là du moins la version officielle. Une version officieuse affirme toutefois qu’il ne s’agit pas d’un simple oubli, mais surtout de calculs confessionnels et économiques de la part de l’homme d’affaires milliardaire Najib Mikati, premier ministre en 2013. En effet, parler des frontières chypriotes ne va pas sans l’évocation de la Turquie. Or selon une source officielle qui souhaite préserver son anonymat, « la relation de Mikati avec les Turcs était excellente pour deux raisons. D’abord, ce dernier occupait le plus haut poste de responsabilité qu’un sunnite peut obtenir au Liban. Ensuite, Mikati avait de grands intérêts économiques en Turquie, ayant investi dans divers secteurs du pays comme les télécommunications, l’énergie, l’immobilier, la finance, etc. »

De son côté, la Turquie voit d’un mauvais œil les forages des Chypriotes dans une zone où elle estimait détenir des droits. Aussi Mikati bloque-t-il la signature de l’accord sous prétexte que son gouvernement est démissionnaire en 2013 et ne peut adopter un accord de ce type. Mais, ajoute la source, « en réalité, il avait promis à Erdoğan que l’accord avec Chypre ne serait pas conclu ». Entretemps, Nicosie signe en juillet 2011 un accord de délimitation de ses frontières avec Israël, faisant fi de la nécessité de consulter au préalable le Liban, comme l’exige le droit maritime.

L’année suivante, Israël désire entamer une prospection au niveau des frontières communes avec le Liban. Les États-Unis envoient leur premier médiateur, Frederic Charles Hof. Ce dernier signifie aux Libanais que la zone disputée est désormais de 860 km² au lieu des 2 293 évalués par le Liban après la rectification de son erreur. Il propose un compromis baptisé « ligne d’Hof » : 55 % de la zone disputée (860 km²) irait pour le Liban et 45 % pour Israël. Une entreprise américaine privée exploiterait ensuite la zone commune et répartirait les revenus selon la proportion convenue. Le Liban rejette cette proposition considérée comme partiale et favorable à Israël. Les Américains envoient ensuite Amos Hochstein en 2014, lequel réitère la proposition de Hof, et le Liban signifie de nouveau son refus.

L’incontournable Nabih Berri

La situation demeure inchangée jusqu’au début de la révolte libanaise du 17 octobre 2019. Les Américains intensifient alors les pressions sur Nabih Berri, responsable de la question. Profitant du vide politique qu’a connu le pays entre 2012 et 2016, Berri — le seul des trois présidents (président de la République, président du conseil et président du parlement) demeuré en poste — avait mis la main sur le dossier de la délimitation des frontières, ce qui devait pourtant relever uniquement des prérogatives du président de la République ou du premier ministre, selon l’article 54 de la Constitution. Il continue à accaparer le dossier malgré l’élection de Michel Aoun à la présidence de la République en 2016.

Washington estime le moment propice pour arracher une « victoire », quitte à se contenter du symbole d’une négociation directe entre Libanais et Israéliens, à mettre au crédit du président Donald Trump à la veille des élections américaines. Mais les Libanais refusent de négocier en étant dans une telle position de faiblesse, craignant des concessions non seulement sur les richesses en hydrocarbures, mais également une forme de normalisation de fait qu’imposeraient les négociations directes avec Israël, si jamais le dossier se trouvait entre les mains de négociateurs libanais trop conciliants avec les Américains. L’avenir leur donnera raison.

Après son élection en 2016, Michel Aoun tente de reprendre le dossier à Nabih Berri. Des sources indiquent qu’il lui envoie même de nombreux émissaires à cet effet, mais Berri refuse, espérant parvenir à un « accomplissement historique ». Aoun fait alors appel au Hezbollah, son allié commun avec le chef du Parlement. Hassan Nasrallah, secrétaire général du parti, prend cependant position pour Berri, qu’il estime plus ferme qu’Aoun à l’égard d’Israël.

Nabih Berri est au cœur des négociations avec les émissaires américains successifs, de Frederic Hof jusqu’au sous-secrétaire d’État adjoint David Schenker en octobre 2020. Soucieux d’éviter les sanctions brandies par les Américains contre lui et sa famille, il finit par annoncer le 1er octobre 2020 un « accord cadre » pour des négociations indirectes avec Israël, avant de « refiler » le dossier à Michel Aoun.

Un risque de normalisation ?

Rapidement, cet accord-cadre est adopté officiellement par Israël, Washington, les Nations unies et les Forces intérimaires des Nations unies au Liban (Finul)1. Au Liban, le transfert de la gestion du dossier au président Michel Aoun est salué, notamment par les partis chrétiens. Ce dernier a pris l’initiative de souhaiter la bienvenue à la médiation américaine.

Cinq cycles de négociations s’ensuivent. Au premier, les Israéliens violent l’accord-cadre en élargissant la composition de leur délégation qui passe de militaire à militaro-technique et politique, avec notamment la présence du directeur général du ministère de l’énergie et le conseiller diplomatique de Benyamin Nétanyahou. Aoun répond à l’initiative israélienne en élargissant à son tour la délégation libanaise, notamment avec deux experts civils. Or, en acceptant de négocier avec une délégation comprenant un homme politique et un diplomate israéliens, le président libanais fait indirectement un pas vers la normalisation avec Israël.

Pire encore, le président de la République veut avoir dans la délégation des négociateurs des personnalités officielles comme le directeur général de la présidence ainsi qu’un représentant du ministère des affaires étrangères, sur proposition de son gendre, l’ancien ministre des affaires étrangères Gebran Bassil. Il faudra un communiqué commun du Hezbollah et du mouvement Amal, le parti de Nabih Berri, mettant en garde Michel Aoun contre une telle démarche pour que ce dernier fasse marche arrière.

Vers un statu quo

La position officielle du Hezbollah, rappelée à maintes reprises par Hassan Nasrallah à l’occasion de ses différentes allocutions, peut se résumer ainsi : ce dossier est entre les mains de l’État libanais et nous adopterons sa position. Cependant, il est évident que le parti ne souhaite pas ces négociations, estimant sans doute que le rapport de forces n’est pas favorable au Liban.

Cela explique la décision du Liban d’élever le plafond de la négociation en revendiquant une superficie de 2 293 km2, soit la superficie allant de la ligne no. 1 — celle de délimitation erronée avec Chypre — jusqu’à la ligne no. 29, que Nabih Berri aurait qualifiée de « ligne de négociation et non de droit ».

De fait, Beyrouth suscite le mécontentement des Israéliens et des Américains qui ont relevé à leur tour le plafond de leurs exigences à la ligne 310, qui part de la ville de Saïda située à 35 km au sud de Beyrouth. Une demande risible selon les experts libanais, Israël ne disposant d’aucun document prouvant ses droits sur cette zone, contrairement au Liban.

Au cours des deux cycles de négociation suivants, les Israéliens insistent pour limiter la négociation à la zone des 860 km². Or le Liban n’a toujours pas mis à jour ses cartes auprès des Nations unies pour pouvoir exiger une plus grande superficie. Même si le gouvernement de Hassan Diab est démissionnaire depuis août 2020 et expédie les affaires courantes, le président de la République avait quant à lui la possibilité de promulguer un décret exceptionnel afin de régulariser cette situation. Il en a d’ailleurs signé près de deux cents durant le gouvernement de gestion des affaires courantes. Mais à la suite des pressions américaines, Aoun refuse en prétextant l’absence d’un gouvernement et la nécessité d’un consensus national pour une telle question.

Sur instruction du président, la délégation libanaise refuse de tenir un sixième cycle « en raison des conditions préalables posées par Tel-Aviv pour limiter la négociation à une superficie de 860 km² ».

Les négociations sont suspendues sans qu’aucune des parties n’en annonce la fin. Le Liban comme Israël attend les évolutions régionales et internationales pour saisir le moment opportun de la reprise des négociations : élections américaines, changement des priorités pour la nouvelle administration, négociations sur l’accord nucléaire entre les États-Unis et l’Iran, élections iraniennes, formation d’un nouveau gouvernement israélien… De tous ces changements survenus à temps, seule la formation du gouvernement libanais reste suspendue, alors que le pays ne connaît pas le fond du gouffre dans lequel il ne finit pas de tomber.

1Mission onusienne pour confirmer le retrait des troupes israéliennes du sud du Liban, rétablir la paix et la sécurité internationales et aider le gouvernement libanais à rétablir son autorité effective dans la région.

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