Les élections législatives se sont tenues dans la foulée de l’adoption par l’Assemblée de la loi sur l’État-nation, précédée et suivie par toute une série de lois qui instituent la discrimination raciale, et offrent des fondements juridiques à l’exercice de la doctrine dite de la judéité de l’État. Il s’agit là d’un saut qualitatif dans l’organisation politique et juridique de l’État, dont l’objectif est de priver les populations arabes de leurs droits nationaux. Un fondement de jure qui entérine une position des pouvoirs en place, mais aussi de la majorité des partis de l’opposition sioniste, et selon laquelle les droits nationaux sur la terre d’« Eretz Israël », autrement dit de la Palestine historique, comprise entre le fleuve Jourdain et la mer Méditerranée se limitent au seul « peuple juif », à l’exclusion de tout autre. Ce qui revient à considérer que les droits nationaux du peuple palestinien ne sont plus à l’ordre du jour, y compris son droit à l’autodétermination et l’établissement d’un État aux côtés de l’État d’Israël, prélude inévitable sans doute à « l’accord du siècle » ou pièce maîtresse de ce projet visant à liquider la question palestinienne.
Étendard de la droite de Benyamin Nétanyahou dans son approche des droits palestiniens, de leur identité nationale et de leur place dans le pays, la loi de l’État-nation a été conçue pour légitimer et accélérer l’éviction de la minorité arabe palestinienne de la communauté citoyenne, dans son propre pays. Elle a été suivie d’une violente campagne d’incitation à la négation de leur droit à participer politiquement à la campagne électorale, voire à exercer leur droit de vote, et donc à pouvoir peser sur l’exercice du pouvoir après les élections, ou encore à barrer la route à un futur gouvernement d’extrême droite. Dans la continuité de la loi sur l’État-nation, une telle campagne tendait clairement à extraire les Palestiniens du champ même de la citoyenneté. Ainsi les Palestiniens seraient non seulement dépouillés de leurs droits nationaux, mais également privés de leurs droits civiques légitimes, à égalité avec les autres citoyens. C’était l’enjeu véritable des dernières élections. Un enjeu qui demeure au cœur de la lutte, après les élections.
Les pouvoirs en place en Israël ont historiquement exprimé leurs craintes quant à l’attachement que montraient les Palestiniens d’Israël à la composante palestinienne de leur identité, soulignée dans leur Document du 6 juin 19801 :
Nous, population originaire de ce territoire, n’avons pas d’autre patrie que celle-ci. Quitte à devoir affronter la mort, nous ne pouvons oublier des origines qui remontent loin dans l’histoire. Nous représentons une partie du peuple arabe palestinien, vivante, consciente et active. Le pouvoir israélien exprime aujourd’hui publiquement son hostilité à la composante palestinienne de notre identité, en tant que citoyens d’un État d’Israël qui a été édifié dans notre patrie, oubliant que nous sommes les seuls parmi ses citoyens à tirer notre légitimité du fait que nous sommes le peuple de ce pays, et nous ne tirons pas notre droit à cette patrie, au même titre que les autres citoyens, d’une citoyenneté israélienne.
Ceux qui déferlent sur les bureaux de vote
Il n’était guère étonnant dans ce contexte que l’un des enjeux majeurs des élections ait pu précisément être le sort des populations arabes ayant la nationalité israélienne, leur position sur l’échiquier politique, leur droit à être acteurs, et leur bataille historique pour leurs droits nationaux et civiques. Cela s’est traduit par la campagne virulente menée contre eux sous la conduite de Nétanyahou qui remet en question leur légitimité à participer aux élections, ou agite la menace — comme c’était le cas au cours des élections de 2015 — « d’électeurs arabes qui déferlent en masse sur les bureaux de vote », visant à mobiliser l’extrême droite juive. Cela s’est également traduit, à la veille des élections, par la mobilisation des Palestiniens israéliens contre la loi de l’État-nation, et leur détermination à s’y opposer jusqu’à son abrogation, ainsi que par leur détermination à montrer, durant les élections, qu’ils n’avaient rien lâché de leurs revendications civiques et politiques, et qu’ils étaient décidés à renverser l’alliance des colons et de l’extrême droite, en rejetant le maintien de Nétanyahou au pouvoir.
Pour la population arabe, ses forces politiques et ses alliés progressistes juifs, à savoir la Liste commune ou le Haut Comité de suivi des masses arabes et les partis politiques qui lui sont affiliés, il ne s’agissait pas d’exprimer une préférence pour Benny Gantz par rapport à Nétanyahou, mais de mobiliser toutes les forces possibles pour barrer la route à ce dernier.
Le risque du maintien au pouvoir de Nétanyahou ne vient pas seulement du fait qu’il s’agit d’un homme de droite, féroce et favorable aux colons. Ces caractéristiques sont celles de plusieurs généraux et dirigeants du centre droit (alliance Bleu blanc) conduit par Benny Gantz. Mais il est aux abois sur le plan personnel en raison des affaires de corruption, ce qui le rend beaucoup plus redoutable. Cela vient aussi de l’impasse dans laquelle il a conduit le pays.
Une alliance avec les colons
De même, son alliance avec les colons met en cause le fonctionnement même de la démocratie israélienne : ces derniers considèrent que les institutions et la place qu’elles peuvent concéder à la minorité arabe leur imposent des contraintes inacceptables. « L’intérêt suprême de la nation » exige pour eux d’en finir avec ces contraintes, à commencer par la nécessité de réduire l’indépendance de la justice et du conseiller juridique du gouvernement, ainsi que l’indépendance de la presse et sa marge de liberté ; de limiter le champ d’application de la loi, voire de s’en prendre à l’intégrité même des élections, et de mener une campagne de haine contre les Arabes en Israël. Lorsque Nétanyahou sera acculé au choix entre la prison et le fascisme, il n’hésitera pas une seconde et optera pour le deuxième, à savoir, selon le dicton populaire, pour « le dernier repaire du gredin ». Et les premières victimes seront forcément les Palestiniens.
C’est une position qui n’a rien à voir avec les déclarations problématiques qui ont pu être faites avant les élections disant que la liste unifiée arabe serait prête, sous certaines conditions, à participer à une coalition gouvernementale formée par le leader du parti Bleu blanc ou à lui apporter son soutien de l’extérieur. Il s’agit d’une position fondamentalement différente.
Une impasse due à l’occupation
Le résultat des élections, comme l’échec avéré des deux camps principaux représentés par l’extrême droite procolons sous la conduite de Nétanyahou et le centre droit sous le commandement des généraux Bleu blanc et de Benny Gantz, à former une coalition de gouvernement, ensemble ou séparément, dans une formation d’unité nationale, révèlent, d’une part, que les forces politiques et sociales régnantes en Israël ne sont pas qualifiées pour sortir le pays de la crise profonde qu’il traverse, et d’autre part que cette crise n’est pas simplement électorale, mais véritablement politique, à un niveau stratégique.
Cette impasse politique est due à des décennies d’occupation, de colonisation, de répression, de discriminations et d’aliénation des citoyens arabes en Israël, qui ont fini par donner à la population israélienne l’illusion de pouvoir maîtriser une contradiction irréductible : d’une part l’occupation, la colonisation, la domination du peuple palestinien, la discrimination à l’égard des citoyens arabes en Israël, le déclenchement des guerres et l’alignement du pays sur les projets américains dans la région, et d’autre part le bénéfice d’une démocratie pure (exclusivement juive) avec une stabilité politique et un État de droit, une vie normale sous des cieux cléments. Or cette contradiction irréductible, aggravée avec le temps, qui mine la pensée politique israélienne et ses fondamentaux est en train d’exploser aujourd’hui à la figure de ses tenants. C’est le résultat le plus important des élections, qui ouvre une période d’incertitude.
Les résultats des élections montrent que le mécontentement a commencé à gagner de larges secteurs de l’opinion publique, non seulement arabe, mais également juive, vis-à-vis de la politique menée par l’extrême droite de Nétanyahou. Ce mécontentement n’est toutefois pas encore parvenu à la formation d’une vraie force politique structurée prête à prendre la relève et apte à mobiliser dans un combat commun tous ceux — juifs ou arabes — qui aspirent au changement. Or les uns comme les autres sont concernés par un tel sursaut de conscience politique, une percée idéologique en vue de changer la voie qui a prévalu jusqu’à présent, d’instaurer une vraie démocratie, avec égalité de droits nationaux et civiques pour les Arabes palestiniens d’Israël, et pour régler toutes les questions en suspens. Si la polarisation des opinions reste vive au sujet de la place des Palestiniens citoyens d’Israël, on remarque une nette hausse du nombre d’électeurs juifs progressistes et libéraux qui ont choisi de voter pour la liste commune arabe, et qui ont même fait campagne pour elle à travers des articles dans la presse israélienne.
Un perdant, Nétanyahou
Nétanyahou avait bien compris que la clé de la réussite, voire la condition essentielle pour son retour au pouvoir consistait dans l’adoption de deux mesures simultanées. Il s’agissait d’abord de rallier toutes les forces de l’extrême droite, y compris des mouvements désignés comme terroristes par la chambre des députés, tels que le parti Kach et les adeptes de Baruch Goldstein (l’auteur du massacre du caveau des Patriarches à Hébron en 1994), et ensuite de neutraliser le rôle des citoyens arabes dans l’équation politique israélienne.
Nétanyahou a pensé que ce serait possible soit en limitant leur participation aux élections, en les incitant à les boycotter, soit en vidant leur combat de son sens, en portant la crise à l’intérieur de la scène arabe, afin d’y nourrir les dissensions internes, de les amener à s’affronter sur des combats secondaires pour les détourner du combat principal contre les politiques de discrimination raciale et d’oppression nationale.
Mais les Arabes étaient instruits par les résultats des élections précédentes d’avril 2019, et par le risque qui a pesé, lors de ces élections, sur la capacité de l’alliance entre le Mouvement islamique et le Rassemblement national démocratique à pouvoir dépasser la barre de 3,25 % des voix requises. Entre les élections d’avril et celles de septembre, les Palestiniens d’Israël ont activement négocié l’alliance entre partis, éclairés dans leurs négociations par les résultats des précédentes élections, qui avaient aidé à déterminer le poids respectif de chaque parti : quatre sièges pour le Front démocratique pour la paix et l’égalité, deux sièges pour chacun des partis suivants : Mouvement islamique, Rassemblement national démocratique, Mouvement arabe pour le changement.
Un taux de participation de 60 %
L’annonce d’une liste commune arabe pour les élections de septembre, ainsi que le relatif fléchissement de la position de Nétanyahou dans les résultats des élections d’avril ont redonné confiance aux électeurs arabes, qui s’étaient sentis floués lorsque la liste commune s’était défaite, et navrés par le contraste entre d’une part les grands discours sur les périls d’une situation politique complexe et les défis qu’elle présentait et de l’autre les dissensions qui avaient déconstruit la liste arabe. À la veille des élections de septembre, la confiance revenait dans les rangs arabes sur les chances d’un changement, et la possibilité de renverser l’alliance de la droite extrême emmenée par Nétanyahou, qui leur était hostile. Cela semblait possible en cas d’union.
La lecture des résultats des élections de septembre fait clairement apparaître que le grand perdant est Nétanyahou ; c’est lui qui avait voulu ce retour aux urnes, dans le but d’avoir une majorité confortable de plus de 60 députés à la Knesset lui permettant la formation d’une coalition de droite pure, soumise à sa volonté. Or c’est lui qui marque le recul le plus net dans les votes.
Autre remarque importante : cet échec est dû à la mobilisation des électeurs arabes, qui ont pris avec détermination le chemin des urnes, sans reculer face aux provocations racistes. Leur taux de participation a dépassé les 60 % des électeurs autorisés à voter, contre 49 % lors des élections d’avril de la même année. Dans les grandes villes et villages arabes ou même des circonscriptions à la population mélangée, le succès a atteint des taux de plus de 90 à 95 % des voix exprimées. Soutenus par les juifs progressistes, les Arabes ont remarquablement su relever le défi : défendre leur droit à l’exercice de leur citoyenneté, faisant fi de tous les appels au renoncement, au boycott. Ils ont résisté à la tentation du désespoir « idéologisé », de la colère stérile et de l’impuissance politique. Ils sont restés sourds au discours de certaines élites qui appelaient au boycott, faute de pouvoir comprendre l’espoir qui portait ces foules vers l’affirmation de leur dignité nationale.
Cette participation massive des électeurs n’était pas due uniquement à la liste commune, outil stratégique qui s’avère le plus adapté à la lutte politique de la population arabe, mais aussi parce que ces élections de septembre, justement, n’offraient pas d’autre choix aux électeurs arabes et juifs. Il s’agissait soit de participer aux élections, soit de laisser le champ libre à Nétanyahou. Le résultat est-il à la mesure des attentes ? A-t-on définitivement fait échec à Nétanyahou, a-t-on mis un terme à son rôle politique ? Ce qui est sûr c’est qu’un coup lui a été porté, qui pourrait bien s’avérer fatal par ses conséquences.
Entre droits civiques et droits nationaux
Finalement la population arabe en Israël aura réussi à transformer en position de force ce qui pouvait apparaître comme une situation de faiblesse, en forgeant une conscience de l’égale importance de son appartenance nationale palestinienne, et de l’exercice déterminé de son rôle politique, social, économique en tant que composante de la citoyenneté de l’État israélien, édifié sur la terre de la Palestine historique. Au lieu de se perdre dans les méandres de cette réalité complexe qui lui a été imposée historiquement, elle a pu durant les sept décennies écoulées, grâce à une direction patriotique, progressiste, communiste, qui a conduit ses luttes et forgé sa pensée politique, assumer son rôle en tant que composante du peuple palestinien, tout en faisant partie des forces démocratiques en Israël. C’est dans cette optique qu’elle continue de mener le combat, à la fois pour un changement démocratique et progressiste, réel et profond, au sein de la société israélienne et pour la libération du peuple palestinien et l’exercice de son droit à l’autodétermination, en vue d’une paix juste basée sur le droit international et les résolutions de l’ONU. Ces deux volets de la lutte sont inséparables et forment une dialectique féconde.
La lutte devra mobiliser toutes les forces de progrès arabes et juives. Une transformation profonde de la situation pour la garantie des droits à la fois civiques et nationaux des Palestiniens ne pourra se faire en Israël sans les masses arabes, ou contre elles. Mais elle ne saurait se faire par le biais des masses arabes seules.
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1Le 6 juin 1980 paraissait dans El-Etihad, journal du Parti communiste israélien qui paraît à Haïfa un appel à toutes les forces vives de la population arabe en Israël à signer ce texte. Il exprimait l’inquiétude de la population arabe vis à vis de la dégradation de la situation, de la dure répression israélienne et des sanctions collectives prohibées par le droit international. Un congrès associant les représentants des forces démocratiques juives, prévu le 6 décembre 1980 à Nazareth par le comité préparatoire présidé par Michel Touma a été interdit, sur la base de la législation mandataire britannique et de la sympathie qui s’y exprimait pour l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) par Menahim Begin, alors ministre de la guerre. Le document est considéré depuis cette date comme un acte fondateur de la pensée politique des Arabes israéliens, basé sur une équation complexe entre appartenance nationale au peuple palestinien, attachement à l’exercice de la citoyenneté israélienne, refus de l’unanimité nationaliste sioniste, et volonté de trouver une solution alternative.