Mercredi 10 mars 2021. En pleine campagne électorale, le journal israélien Haaretz tient une conférence sur la sécurité nationale à laquelle participe la candidate du Parti travailliste Merav Michaeli. Cette militante féministe est arrivée en janvier 2021 à la tête du parti. Depuis, elle lui a donné un second souffle : apparaissant menacés dans plusieurs sondages en début d’année de ne pas franchir le seuil électoral de 3,25 % pour entrer au Parlement, les travaillistes sont désormais crédités de 5 à 8 sièges sur les 120 que compte cette assemblée.
Interrogée sur l’ouverture par la Cour pénale internationale (CPI) d’une enquête sur les crimes perpétrés en territoires occupés et à Gaza, Michaeli répond catégoriquement : « Israël ne commet pas de crimes de guerre. Nous agissons conformément au droit international, sans équivoque ». Michaeli ne s’arrête pas là et critique le candidat tête de liste du Meretz, Nitzan Horowitz, censé représenter la gauche « radicale » sioniste, de s’être félicité sur les réseaux sociaux de la décision de la CPI.
Au sujet de la colonisation, la travailliste défend la poursuite des constructions dans les « grands blocs de colonies », autour de Jérusalem et de Bethléem, mais affirme refuser de siéger aux côtés de partis qui prônent la création de nouvelles colonies. En effet, bien qu’elle soit assimilée en Israël à la « gauche », Michaeli n’en est pas pour autant une anticolonialiste. Si elle peut se démarquer des candidats du Likoud ou du centre sur les questions socio-économiques ou sociétales, elle les rejoint aisément sur le non-respect des résolutions onusiennes et du droit international.
« Tout sauf Nétanyahou »
Un sondage récent indique que les électeurs de gauche — définis comme étant ceux attachés à la solution à deux États — souhaitent d’abord le départ de Benyamin Nétanyahou. Plutôt que pour les travaillistes, ils voteraient, par défaut, pour des candidats du centre, de la droite et de l’extrême droite partisans du « Tout sauf Nétanyahou ».
Ainsi, 53,1 % des électeurs d’Avigdor Lieberman (extrême droite laïque), 44,3 % de ceux de Gideon Saar (droite nationaliste, dissident du Likoud) et 23,1 % de ceux de Naftali Bennett (extrême droite nationaliste et religieuse) se disent favorables à la solution à deux États. L’étude indique également que seuls 20,5 % des électeurs considèrent la question palestinienne comme importante.
Les électeurs de gauche sensibles à la question palestinienne voteraient donc par pragmatisme en faveur de candidats étrangers à leurs idées. Les dirigeants de la gauche sioniste n’aident pas à y voir plus clair : le député du Meretz Yair Golan a affirmé être prêt à soutenir l’accession au poste de premier ministre de Gideon Saar si cela permettait d’évincer Nétanyahou. Un représentant de ce parti, qui fut le principal relais politique du feu camp de la paix et qui compte encore bon nombre de militants mobilisés sur la défense de la solution à deux États, admet reléguer le sort des Palestiniens au second plan en soutenant un défenseur invétéré de l’annexion.
Mais le dégagisme semble souffrir d’amnésie. Depuis l’arrivée au pouvoir de Nétanyahou en 2009, les multiples atteintes aux libertés envers les militants pacifistes ou la criminalisation des ONG engagées aux côtés des Palestiniens ne sont pas que du fait du leader du Likoud, mais également de ses ministres, à commencer par Lieberman, Saar ou Bennett. Ce dernier, ministre de l’éducation entre 2015 et 2019, a été à l’origine de la loi visant à interdire aux ONG israéliennes qui donnent une « mauvaise image » de l’armée d’intervenir dans les écoles. En ligne de mire : Breaking the Silence, qui recueille les témoignages de soldats mobilisés en territoires occupés, ou B’tselem qui diffuse des vidéos et des témoignages sur les violations des droits des Palestiniens.
« Eux chez eux, nous chez nous »
La majorité des projets de deux États défendus par les candidats aux élections ne repose pas sur le droit international et ne prend jamais en compte les aspirations nationales du peuple palestinien. Ainsi, Jérusalem resterait la capitale indivisible d’Israël, l’armée israélienne demeurerait présente en Cisjordanie et l’État de Palestine n’aurait qu’une souveraineté limitée. Tous se retrouvent dans l’idée irréaliste d’une séparation entre les deux sociétés : « Eux chez eux, nous chez nous ». Une large partie des Israéliens ne souhaitent plus voir leurs voisins palestiniens, encore moins s’intéresser à leur quotidien, à leur souffrance, pourtant la conséquence d’une politique décidée par des dirigeants élus par la société israélienne.
Rien de surprenant donc à ce que la société juive israélienne ait accueilli avec autant d’enthousiasme le mal nommé « plan de paix » du président américain Donald Trump, qui visait expressément la mise à mort du projet national palestinien. Ni à ce que le 6 juin 2020, la principale manifestation contre le projet d’annexion d’une partie des territoires occupés n’ait rassemblé à Tel-Aviv que quelques milliers d’Israéliens.
Le Meretz se distingue quant à lui dans le champ politique sioniste par son attachement à la solution à deux États sur la base du droit international et la défense de l’égalité des droits des citoyens en Israël. Ses dirigeants continuent de pointer du doigt l’occupation comme étant à l’origine de la « dérive morale » de la société israélienne : occuper militairement un peuple est immoral et pervertit l’esprit des jeunes mobilisés dans l’armée. La structure même de l’État d’Israël, qui assure depuis 1948 aux citoyens juifs un statut supérieur au reste de la population, n’est que très rarement évoquée comme pouvant être la cause originelle de cette « dérive morale ».
L’échec d’une alliance à « gauche »
La seule formation prônant la résolution du « conflit » israélo-palestinien sur la base du droit international et la coopération est la Liste unie, composée des principaux partis palestiniens d’Israël, allant des nationalistes arabes du Balad au mouvement judéo-arabe Hadash (Front démocratique pour la paix et l’égalité) dont fait partie le Maki (parti communiste israélien). Conduite par le communiste Ayman Odeh, la liste défend le dépassement du sionisme au profit d’un État pour tous. À défaut d’un ralliement « de circonstance » à la droite nationaliste et l’extrême droite, Odeh propose à la gauche sioniste une alternative qui rassemblerait les Palestiniens d’Israël (18 % de l’électorat) et la minorité juive encore progressiste et partisane d’une paix réelle avec les Palestiniens.
Pour l’heure, la main tendue n’a pas été saisie. Le Parti travailliste se focalise sur sa réorientation vers le centre de l’échiquier politique tandis que le Meretz a multiplié les alliances sans fondements idéologiques pour espérer, en vain, élargir son électorat. Et quand, en mars 2020, Odeh accepte de soutenir au poste de premier ministre le centriste Benny Gantz - il était pourtant chef de l’état-major de l’armée israélienne au moment de l’opération « Bordure protectrice » sur la bande de Gaza à l’été 2014 qui a fait plus de 2 000 victimes palestiniennes, ce dernier finit par entrer dans le gouvernement d’union nationale mené par Nétanyahou. Pour justifier son choix, il dit refuser de devenir premier ministre grâce aux voix des députés palestiniens.
Opération séduction auprès de l’électorat arabe
Depuis 2015, la Liste unie a renforcé son statut de troisième force politique du pays. La participation électorale des Palestiniens d’Israël a d’ailleurs été historiquement élevée lors du scrutin de mars 2020, avec près de 65 % de votants. Dans les principales villes palestiniennes d’Israël, comme Nazareth ou Oumm Al-Fahm, la Liste unie a obtenu respectivement 95,6 et 98,5 % des voix.
Dès lors, ils sont devenus des électeurs courtisés en vue de ce nouveau scrutin. Le premier ministre et leader du Likoud a visité plusieurs villes palestiniennes d’Israël, à commencer par Nazareth le 13 janvier 2021, où il s’engage à ouvrir une nouvelle ère entre les « Arabes » et les Juifs, faite de « bien-être, d’intégration et de sécurité ».
Ce dernier point est particulièrement central dans la campagne. Selon plusieurs sondages, enrayer la criminalité qui gangrène leurs villes est une priorité pour l’électorat palestinien. Selon les autorités, 26 Palestiniens ont été tués depuis janvier 2021 dans des règlements de compte liés au crime organisé. Misant là-dessus, le premier ministre et leader du Likoud, qui a pourtant bâti sa carrière sur la stigmatisation et la haine des Palestiniens, se présente désormais en ami fidèle et sincère de ces derniers. Même si, depuis 2009, aucun gouvernement Nétanyahou ne s’est attelé à combattre la pauvreté et à proposer de nouveaux d’emploi aux Palestiniens d’Israël.
Mansour Abbas, leader du parti Raam et représentant de la branche sud du Mouvement islamique en Israël était jusqu’en 2020 député de la Liste unie. Il a provoqué une scission en refusant de suivre la tête de liste Odeh dans son orientation à gauche et anti-Nétanyahou. Pour Abbas, les Palestiniens d’Israël doivent soutenir le candidat le mieux placé pour gagner afin de négocier des politiques qui leur seraient favorables. Il s’est ainsi rapproché de Nétanyhaou avec qui il envisage même une alliance. Il n’est pas certain que sa stratégie soit populaire : la visite de Nétanyahou à Nazareth a provoqué des heurts entre les jeunes et les forces de sécurité israéliennes.
Même l’extrême droite s’y est mise : Ayelet Shaked, ancienne ministre de la justice de Nétanyahou (2015-2019) et figure des colons s’est rendue dans les villes de Tayibe et Kafr Bara. Elle y a rencontré des Palestiniens qui partagent avec elle une conviction : les Palestiniens d’Israël seront mieux intégrés et pris en compte par l’État d’Israël s’ils rompent avec leur identité palestinienne au profit d’une identité d’« Arabe israélien ». Elle a promis de ne pas « abandonner la société arabe », qui risque, selon elle, de voir les « Arabes » se jeter dans les bras de l’Autorité palestinienne. Shaked est pourtant connue pour ses diatribes à l’encontre des Palestiniens qu’elle qualifiait en 2014 dans un article posté sur Facebook de « serpents » et d’« ennemis ».
À gauche, Parti travailliste et Meretz comptent des Palestiniens d’Israël dans les dix premières places de leur liste, espérant pouvoir rivaliser avec Odeh. Mais celui-ci paraît avoir mieux compris l’équation politique actuelle que les formations historiques du sionisme de gauche, désormais minoritaires en Israël. Pour former une coalition gouvernementale sans les partis religieux ou l’extrême droite, la gauche juive israélienne doit se tourner vers les Palestiniens. Pour créer un front solide et sur la durée, ces partis doivent s’intéresser au sort des Palestiniens d’Israël comme des territoires occupés et enfin prendre en compte leurs aspirations.
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