Jeunes du monde arabe. Une rupture majeure dans l’histoire des sociétés

Un entretien avec Jacques Ould Aoudia · Le surgissement de l’individu et les mutations du travail marquent une rupture majeure dans les sociétés du Proche-Orient et du Maghreb. Mais ce changement est entravé par l’absence de perspectives, aussi bien économiques que politiques.

Street art, Assilah, Maroc.

Jacques Ould Aoudia est économiste. Jusqu’en 2011, il a travaillé au ministère français des finances sur le lien entre institutions et développement, en particulier dans les pays arabes méditerranéens. Il est aujourd’hui engagé dans l’ONG Migrations & Développement, créée en 1986 par des migrants marocains vivant en France pour favoriser le développement de leur région d’origine. Auteur de nombreux articles, il a récemment publié Sud ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du sud (L’Harmattan, 2018).

Khadija Mohsen-Finan.Les sociétés de la rive sud de la Méditerranée connaissent de profondes mutations, et ce sont les jeunes qui paient le prix fort de ces changements. Que constatez-vous ?

Jacques Ould Aoudia. — Les sociétés de la rive sud de la Méditerranée connaissent depuis quelques décennies deux grands bouleversements qui affectent en effet principalement les jeunesses. Ces bouleversements concernent d’ailleurs d’autres régions du monde dit « en développement » avec des différences liées aux environnements différents ici et là.

Tout d’abord, on constate une émergence de l’individu à une échelle de masse, phénomène qui représente une rupture majeure dans la marche des sociétés. L’autre mutation concerne les règles de « mise au travail » des femmes et des hommes actifs, sous l’effet de la révolution numérique. Ces deux mutations créent, chacune, des bouleversements dans les régulations sociales, aux plans politique, économique, culturel… qui ne sont pas prises en compte par les dirigeants politiques, d’autant plus qu’elles sont, comme nous l’avons dit, supportées principalement par les jeunesses.

K. M. F.Quelles sont les causes de ces mutations ?

J. O. A. — Prenons d’abord cette émergence massive de l’individu. Elle provient de trois facteurs principaux. L’extension de l’éducation (malgré ses défaillances qualitatives) a fait croître d’une façon exponentielle les personnes disposant d’une éducation « moderne ». Le second facteur est l’urbanisation, qui tend à dissoudre les régulations sociales traditionnelles. Le troisième facteur est la généralisation de l’accès aux moyens numériques pour s’informer et s’exprimer. Désormais, des millions de personnes et notamment de jeunes ont une voix, et peuvent se faire entendre au-delà de leur quartier, individuellement et collectivement, pour le meilleur, le médiocre et le pire.

À l’indépendance du Maroc en 1956, il y avait 450 individus qui avaient un niveau baccalauréat et plus. Il y a aujourd’hui des centaines de milliers de personnes qui savent lire et écrire et ont donc les moyens de porter une voix sur les réseaux sociaux. L’individu « connecté » émerge de la conjonction de ces facteurs. Il explore les espaces de liberté qu’il conquiert face aux comportements assignés antérieurs. S’ajoute à cela une rupture dans les modes de transmission des savoirs : aujourd’hui, partout, on a les moyens de s’informer et de dialoguer en dehors de la famille, du quartier, de l’école. Les « sachants » sont banalisés, tout le monde sait et cela donne une illusion d’autonomie et d’existence individuelle. C’est un terrain fertile pour les fausses informations, les théories du complot et les embrigadements radicaux.

Mais cette émergence de l’individu est contrariée par l’absence d’opportunités économiques, sociales, citoyennes en regard des compétences et capacités nouvelles acquises. Cela engendre une profonde frustration des jeunesses, source potentielle d’instabilité sociale et politique dans la région.

Le travail bouleversé

L’autre grande mutation, qui affecte l’ensemble de la planète, concerne les régulations du travail. Au XIXe siècle en Angleterre, on a inventé le salariat. Un formidable progrès qui a bouleversé les relations dans le travail, désormais codifiées par du droit, qui s’est enrichi avec les luttes syndicales, de manière à corriger l’inégalité entre patrons et travailleurs. Pour nous, économistes du développement, l’horizon de toutes les sociétés devait être l’extension du salariat. Nous pensions que le travail informel était un résidu qui allait se résorber jusqu’à disparaître. C’est une grave erreur que nous avons commise.

À partir des années 2000, il y a eu un changement important dans l’économie mondiale : la croissance économique et celle de l’emploi se sont dissociées. Ce décrochage s’est accru après la crise de 2008. Les politiques libérales sont ainsi parvenues à briser le lien qui existait entre ces deux évolutions, creusant ainsi les inégalités, comme on le constate au sein de tous les pays, au Sud comme au Nord. Dans les pays du nord de la Méditerranée, on a une croissance qui est structurellement faible et une croissance de l’emploi encore plus faible qui ne réduit pas le chômage de masse. Ce schéma n’affecte pas les États-Unis, car l’hégémonie maintenue du dollar fait que leurs déficits (public et extérieur), qui ne sont pas sanctionnés par les marchés, autorisent des politiques macroéconomiques favorables à l’emploi.

Dans les pays du Sud, la part de la population formellement salariée est très faible. Ainsi, au Maroc, sur une population active de 12 millions de personnes, seuls 2 millions sont officiellement salariés, et, parmi eux, 0,8 million dans la fonction publique.

Actuellement, la part de travail non cadrée par le salariat croît partout, mais plus massivement encore dans le Sud. Et ces emplois ne bénéficient, dans leur grande majorité, d’aucune protection sociale. L’« ubérisation » des activités est la forme emblématique de cette évolution. Cette croissance de l’informel est liée notamment à la révolution numérique en cours (la « plateformisation »). C’est une situation très agressive pour les jeunes qui se présentent sur le marché du travail, avec ou sans diplômes.

La frontière entre le légal et l’illégal se dissout

K. M. F.Comment les jeunes évoluent-ils dans cet environnement ?

J. O. A. — Les jeunes n’ont pas d’autre choix que de se débrouiller : ils font sans. Sans les institutions publiques qui offrent peu de dispositifs effectifs à leur intention, sans les entreprises qui ne les embauchent pas, sans les partis et les syndicats qui ne les prennent pas en compte. Et quand ils migrent, ils le font sans papiers.

Ils font sans, et les institutions aux mains des insiders font sans eux. Dans cette situation, la frontière entre le légal et l’illégal se dissout et s’ouvre au commerce illégal de produits légaux (contrebande), au trafic illégal de produits illégaux (drogue, êtres humains), jusqu’aux dérives dans l’extrémisme violent.

Les points de violence qui témoignent de cette situation, c’est l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid en Tunisie le 17 décembre 2010 ; ce sont les jeunes qui meurent en creusant clandestinement les mines de Jerada au Maroc ; c’est le Rifain qui veut envers et contre tout vendre son poisson en passant outre les autorisations nécessaires. Ce sont aussi les gestes d’autodestruction avec la multiplication des suicides de jeunes. C’est le harraga qui s’embarque vers la rive nord au risque de la mort...

Ces comportements constituent un danger pour les élites politiques en place. Le défi est à la fois économique, fiscal, mais aussi sécuritaire. Au plan économique, les entreprises formelles sont pénalisées par la concurrence que leur font ces activités « au noir », tandis que l’État connait d’importantes diminutions de ressources. Mais c’est surtout dans la perte de confiance envers les institutions publiques que réside le principal danger pour l’équilibre des sociétés du Maghreb, avec tous les risques d’insécurité possibles.

« On vit dans un nuage sombre »

K. M. F.Sommes-nous devant de nouvelles formes de contestation ?

J. O. A. — Ce qui est à remarquer, c’est la créativité qui se dégage des nouvelles formes de contestation hors des organisations classiques, partis et syndicats. À côté des nombreux conflits pour la justice sociale qui éclatent sans répit dans les trois pays du Maghreb, on assiste à de nouveaux types d’action qui se déclarent résolument pacifiques. Le traumatisme des violences de masse provoquées par les islamistes a été intégré dans les sociétés.

De nouvelles formes de contestation, donc. Ainsi du boycott de produits emblématiques de l’injustice sociale au Maroc, pratiqué massivement par les classes moyennes urbaines et relayé dans toute la société, notamment les jeunes, par une abondante expression humoristique sur les réseaux sociaux. Mais aussi les actions collectives comme celles des supporters du club de football de Casablanca, qui reprennent en chœur dans les stades la chanson « Fi bladi dalmouni » :

Dans ce pays on vit dans un nuage sombre
On ne demande que la paix sociale
(...)
Ils nous ont drogués avec le haschich
Ils nous ont laissés comme des orphelins
(...)
Des talents ont été détruits par les drogues que vous leur fournissez
Vous avez volé les richesses de notre pays
Les avez partagées avec des étrangers
Vous avez détruit toute une génération
(...)
Vous ne voulez pas qu’on fasse des études
Vous ne voulez pas qu’on travaille et vous ne voulez pas qu’on soit conscients
Vous voulez qu’on soit docile et résignés. Comme la tâche serait facile pour nous dominer et nous gouverner.

Pauvreté, chômage, immigration clandestine, inégalités sociales sont les thèmes chantés par les rappeurs maghrébins, repris massivement par les jeunes des trois pays et au-delà : la chanson des supporters du Raja de Casablanca a connu une diffusion virale par Internet sur les deux rives de la Méditerranée, et une reprise en Tunisie. En Algérie, « Fi Bladi Dalmouni » a été chantée en masse lors des immenses manifestations récentes.

K. M. F.Que conclure de ces mutations profondes ?

J. O. A. — Ces mutations sont assez bien documentées dans les travaux en sciences sociales. Ce qui l’est moins, c’est l’interaction entre ces phénomènes, auxquels on peut ajouter l’islamisation d’une partie des sociétés de culture musulmane. Comment l’individualisation et les nouvelles expressions des jeunes vont-elles se combiner avec cette emprise du religieux ? Si les politiques publiques ne répondent pas à la précarisation croissante du travail et aux injustices dénoncées, comment maintenir une confiance dans les institutions, de la part des jeunes, et au-delà, de toute la population ? La recherche d’un nouveau modèle de développement, plus inclusif, n’est pas une option. C’est une nécessité.

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