Le 10 août 2018, lors du festival de musique et de poésie qui se tient chaque année dans la ville de Fuhais, une bombe de fabrication artisanale explosait ; elle visait une patrouille de police. Vingt-quatre heures plus tard, la cellule était démantelée et le bâtiment où étaient retranchés ses membres était détruit, à l’issue d’un attentat qui a fait trois morts et plusieurs blessés dans les rangs des policiers.
L’appareil sécuritaire a reconnu plus tard l’absence de relais étrangers dans cette attaque, ce qui signifie que la cellule terroriste était non pas un groupe envoyé depuis l’extérieur par des forces hostiles, mais une « production locale ». Un constat qui amène à s’interroger sur la viabilité de la formule sécuritaire, sociale, politique et économique en cours.
Émergence de groupes terroristes
Les membres de la cellule terroriste — qui ont été pour la plupart abattus ou arrêtés — sont originaires de la ville de Salt, près d’Amman, et certains appartiennent à la tribu des Beni Hassan dont est issu Abou Moussab Al-Zarqaoui1. Les réactions à cette attaque ont été diverses, allant de la réserve populaire et tribale à une sympathie affichée. Sympathie qui est à l’origine de récits infirmant la version officielle et prenant la défense des membres de la cellule, dont les mérites sont volontiers soulignés. Ainsi, en parallèle avec un mécontentement populaire contenu par une certaine adhésion idéologique et politique à l’État, et ne mettant pas en péril la stabilité du pays, on assiste au début d’une dynamique interne qui donne naissance à des groupes terroristes constituant une menace pour le système en place.
Le système de sécurité en Jordanie a toujours été extrêmement vigilant quant à toute tentative de noyautage. Les attentats du 9 novembre 2005 ont pourtant marqué un tournant, lorsque plusieurs hôtels de la capitale ont été visés simultanément par des attaques qui s’étaient soldées par des dizaines de morts. La riposte politique était alors venue sous la forme de manifestations de soutien au régime, suivies de changements au niveau des directions sécuritaires et militaires, le chef des services de renseignement Samih Asfoura ayant été écarté et remplacé par Mohamed Al-Dahabi. Un général à la retraite révèle, sous couvert de l’anonymat, que le directeur des « services » était ensuite parvenu à des arrangements avec Al-Qaida « par souci d’éviter le contrecoup des opérations terroristes au sein de l’appareil sécuritaire, de façon à ce que ce nouveau directeur ait des chances de rester en poste le plus longtemps possible. » « C’est absurde de remplacer les responsables de la sécurité chaque fois qu’il y a une attaque terroriste. Cela a en effet un impact considérable dans la mesure où la plupart des modifications de l’appareil sécuritaire s’accompagnent de changements politiques. À ce rythme, le paysage politique comme l’institution sécuritaire vont devenir les otages des organisations terroristes », commente le général, dont les propos témoignent d’une certaine évolution de la perception politique en Jordanie.
Le tournant de 2005
Après les événements de novembre 2005, cette évolution a commencé à se faire sentir également dans l’attitude du roi Abdallah, qui a pris ses distances avec le clan traditionnel conservateur depuis toujours attaché à l’État. Ce courant, composé d’éléments issus des tribus et arrivés en politique par le biais de la fonction publique — dans l’armée ou ailleurs — ou des élections parlementaires, se cramponne à la situation actuelle et fait obstacle à toute tentative de réforme.
Même si cette évolution s’est faite en coulisses, le discours officiel véhicule lui aussi depuis peu l’idée qu’aucun système sécuritaire n’est à l’abri de tentatives de noyautage. Et de rappeler les exemples du Royaume-Uni, de la France, des États-Unis et de la Russie, qui disposent pourtant de services plus développés et plus complexes.
Dans ce contexte de menaces régionales et locales, la comparaison s’impose entre les affaires de Salt et de Karak. Le 18 décembre 2016, en effet, une cellule avait été démantelée à Karak, localité du sud de la Jordanie, bastion du courant conservateur au sein de l’État. Les accrochages, qui avaient gagné la citadelle historique, ont fait une dizaine de morts dans les rangs des policiers, ainsi qu’une quarantaine de blessés parmi les policiers et les civils.
Il existe deux différences de taille entre les deux affaires : premièrement, l’attentat de Karak a été revendiqué dès le lendemain par l’organisation de l’État islamique (OEI), tandis qu’aucune partie étrangère ne s’est manifestée après celui de Salt. Ensuite, c’est sur décision des services centraux que le groupe de Salt a été démantelé quelques heures après l’opération de Fuhais, celui de Karak ayant été découvert pour sa part dans le cadre d’une intervention de routine. Les combats autour de la citadelle ont duré toute une journée, la police n’ayant pas tout de suite réussi à mettre la main sur les terroristes, qui ont parcouru une quinzaine de kilomètres sous les tirs de balles avant de se retrancher dans le fort. Des habitants étaient d’ailleurs intervenus pour venir en aide aux forces de sécurité, qui ont également reçu une aide précieuse de l’unité antiterroriste conduite par le neveu du roi Abdallah II. Parmi les membres de cette cellule figuraient plusieurs jeunes de Salt.
Des récits contradictoires
En Jordanie, on met volontiers en doute la version officielle des événements, quels qu’ils soient. Mais lorsqu’il s’agit de violences, cette version l’emporte auprès de l’opinion publique. Cette fois, la remise en cause de la thèse officielle au sujet de l’attentat de Salt montre que la violence ne permet plus de rallier la population derrière le pouvoir. Ce scepticisme gagne du terrain sous l’influence des réseaux sociaux, où le discours de l’État est désormais décortiqué en permanence, particulièrement en ce qui concerne les questions de sécurité. L’État et l’institution sécuritaire ne parviennent plus à maintenir une version qui emporte l’adhésion de la population, et les médias officiels ne fournissent pas d’arguments cohérents. La conférence de presse conjointe tenue le 18 août dernier par le ministre de l’information et de la communication Muthana Gharaibeh, le directeur de la sûreté générale Fadel Al-Hamoud et le chef des forces de gendarmerie Hussein Al-Hawatmeh a ainsi fait l’objet de violentes critiques de la part des internautes, qui en ont dénoncé la médiocrité professionnelle et technique.
Selon certains, les groupes en question ne visaient en fait ni l’État ni l’appareil sécuritaire, mais avaient pour mission d’apporter un soutien logistique à Hamas en tentant de faire passer des armes et des explosifs à Gaza, et ils auraient été démantelés « pour le compte d’Israël ». Une thèse accréditée par le parcours de certains éléments de ces cellules, qui ne coïncide pas avec la version officielle. On raconte aussi que le propriétaire de l’immeuble détruit à Salt serait un officier jordanien en retraite titulaire d’un permis de commerce d’explosifs, ce qui signifie que les explosifs qui se trouvaient dans le bâtiment auraient été introduits dans le pays avec l’autorisation de l’appareil sécuritaire. De même, la plupart des versions contredisant la thèse officielle défendent l’attitude du « peuple jordanien », affirmant haut et clair que la société ne finance pas et n’arme pas des cellules terroristes qui attentent à la sûreté nationale du pays.
« C’est ta dernière chance, Roi »
Les actes de violence servent désormais de prétexte aux attaques politiques qui se multiplient contre les structures de l’État. Les forces conservatrices traditionnelles prônent la réduction des espaces publics d’expression politique. Le président de l’Assemblée des notables (Sénat, NDLR) Faiçal Al-Fayez a ainsi réclamé le durcissement des sanctions contre les « crimes » d’agression verbale contre les personnalités publiques sur les réseaux sociaux. Apparaît dans la population une tendance à exploiter le relâchement de l’emprise politique qui suit les éruptions de violence. Les protestations prennent de nouvelles formes, signe d’un effritement de l’adhésion populaire aux institutions de l’État.
C’est ainsi que, le 29 août dernier, des dizaines d’officiers et sous-officiers de la sûreté générale se sont rassemblés devant le palais royal de Dabouk pour réclamer des crédits au logement. Fait inhabituel, les manifestants ont surtout dénoncé la corruption. Les crédits disponibles ne pouvant satisfaire que 300 personnes sur le millier de bénéficiaires, la question était de savoir où était passé le reste de l’argent, et elle a été posée sur un ton brutal, tous les niveaux de l’État étant interpellés. La contestation s’exprime donc de deux manières différentes : d’une part pour protester publiquement dans le respect de la loi et du protocole en vigueur lorsqu’on s’adresse au palais, et d’autre part pour appeler à la mobilisation avec beaucoup moins de précautions. Sur les réseaux sociaux, il circule ainsi des vidéos s’adressant directement le roi, qu’un manifestant apostrophe en ces termes : « C’est ta dernière chance, Roi, car le loyalisme envers toi est en train de faiblir. »
Plus de sécurité ou plus de politique ?
Les récents événements ont ouvert la porte au débat autour de l’équation politico-sécuritaire en Jordanie. Pour l’instant, le pouvoir ne dispose pas d’outils politiques qui lui permettraient de faire face, alors que de nouveaux acteurs font leur apparition sur une scène en proie à des bouleversements sans précédent. Le système sécuritaire est donc seul, livré à lui-même face aux catégories marginalisées de la population qui veulent être partie prenante du jeu politique. Dans le camp du régime, on évoque parfois la nécessité d’un « renouvellement de l’élite », un slogan qui ménage l’institution sécuritaire et la classe conservatrice qui lui est acquise. L’élite au pouvoir se fait complice, transformant volontiers le slogan en « élargissement de l’élite ».
Alors que « le péril sécuritaire » est généralement brandi pour justifier la gestion policière des mécanismes politiques, il est intéressant de noter que les événements de Salt et de Karak n’ont pas été instrumentalisés pour déclencher des campagnes médiatiques sur ce thème. En revanche, les militants en ont profité pour exiger des réformes et appelé l’appareil sécuritaire à se consacrer à sa mission et à laisser la politique aux politiciens. « La police est occupée à faire de la politique et à pourchasser les militants, et c’est aux citoyens de veiller à la sûreté nationale. C’est le nouveau partage des tâches en Jordanie ! », a ainsi ironisé un ancien ministre en rappelant que, lors des événements de Karak, un citoyen qui tenait un commerce d’armes avait dû fournir du matériel aux forces de police démunies.
Va-t-on assister à un renforcement de l’appareil sécuritaire en vue de préserver l’équation actuelle ? Les récents événements vont-ils au contraire marquer un tournant et permettre de trouver une nouvelle formule qui tienne compte des bouleversements socio-économiques ? C’est là toute la question. Ce qui est certain, c’est que le système qui prévalait jusqu’à aujourd’hui sera difficile à maintenir au vu des ressources financières et économiques disponibles. Et ce qui est tout aussi certain, c’est qu’il existe de nombreux obstacles à un véritable changement.
Le choix peut être celui du gouvernement actuel, à savoir poursuivre les mêmes politiques, mais d’une manière moins provocatrice que par le passé, dans l’espoir de retarder le plus possible le moment où il faudra bien prendre des décisions radicales, à la faveur d’événements régionaux ou internationaux. On est face à un dilemme : d’une part, une diminution des aides financières internationales qui rend irréaliste l’option du renforcement de l’appareil sécuritaire, alors même que celui-ci est de plus en plus sollicité en raison de l’aggravation de la crise économique et sociale (si l’on ne veut pas changer la situation sociopolitique) ; de l’autre, toute réforme de l’organisation politique augmenterait les risques d’instabilité, ce qui implique là aussi un rôle croissant de la police. La résolution de ce dilemme passe clairement par une véritable implication de la direction politique et l’activation des espaces de mobilisation proprement politiques, en panne depuis trop longtemps.
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1NDLR. Né Ahmad Fadil Nazzal Al-Khalayleh en 1966 à Zarqa, en Jordanie, Abou Moussab Al-Zarqaoui était le chef d’Al-Qaida en Irak. Il a été tué le 7 juin 2006 au cours d’un raid aérien commandé par l’armée américaine, près de Bakouba (Irak).