Tunisie. Kaïs Saïed, haro sur les contre-pouvoirs

Depuis qu’il s’est octroyé les pleins pouvoirs en septembre 2021, le nouveau maître de la Tunisie s’emploie à neutraliser tous les contre-pouvoirs qui ont été mis en place pour éviter un retour au despotisme. La mécanique est désormais rodée : partir de manquements réels pour porter le discrédit sur les institutions, avant de les neutraliser et d’en récupérer les attributions.

Des civils tunisiens participent à une manifestation de juges contre la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) par le président tunisien, à Tunis, le 10 février 2022
Anis Mili/AFP

Dimanche 6 février 2022, peu après minuit, la page Facebook de la présidence tunisienne diffuse une vidéo enregistrée dans le salon d’honneur du ministère de l’intérieur. On y voit Kaïs Saïed entouré de hauts cadres du département. Alors que les manifestations sont interdites depuis la mi-janvier pour cause de reprise épidémique, le chef de l’État estime ce soir-là que les Tunisiens ont le droit de sortir dans la rue et de demander la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), une instance constitutionnelle élue, chargée de gérer les carrières des magistrats et d’assurer l’indépendance de la justice. Malgré la faible mobilisation (quelques centaines de personnes ont défilé devant le siège du CSM), et en dépit de l’absence du moindre décret actant la dissolution, les policiers ont bouclé le bâtiment.

Le choix de la date n’est pas dû au hasard. Il s’agit en effet de la commémoration de l’assassinat du leader de gauche Chokri Belaïd, survenu en 2013 et toujours pas élucidé. Au fil des ans, la défense de Belaïd a mis en avant de nombreux dysfonctionnements aussi bien dans l’enquête que dans la procédure judiciaire. Saïed, qui ne s’est pas spécialement fait connaître pour son militantisme en faveur de l’élucidation des assassinats politiques, se saisit de l’occasion pour mettre cette affaire au passif du CSM. Pourtant, l’institution n’a été mise en place qu’en 2017 et son élection n’a jamais été contestée. Par ailleurs, l’ancien professeur de droit constitutionnel n’ignore pas que l’instance n’a pas dans ses prérogatives l’instruction et le jugement des affaires criminelles.

« La République des juges »

Depuis le 25 juillet 2021, le président de la République s’est lancé dans une croisade ayant entre autres pour but d’assainir la justice. Pour ce faire, il a pointé de réels dysfonctionnements connus du public (corruption de hauts magistrats, protection des proches du pouvoir dans certaines affaires sensibles, dont l’assassinat de Belaïd). Mais cette volonté d’assainissement a vite glissé vers une tentative de mise au pas. Dans ses multiples discours, le président s’est ému de verdicts allant à l’encontre de ses desiderata (comme l’acquittement par la Cour de cassation de l’un de ses opposants) et a développé la rhétorique de « la République des juges » chère aux populistes de droite, estimant au passage que la justice n’est pas un pouvoir, mais un simple service public.

Face à l’indignation des principaux syndicats de magistrats et aux condamnations des partenaires occidentaux de la Tunisie, le président a fini par modérer son propos, affirmant son attachement à l’institution du CSM. Finalement, il crée par décret-loi — son mode de gouvernance depuis le 22 septembre 2021 — une nouvelle instance à parité entre hauts magistrats siégeant ès qualités et juges à la retraite choisis par ses soins. Désormais, Saïed dispose également d’un droit de veto sur les promotions des juges. Il pourra en outre obtenir la révocation de tout magistrat « ayant failli à ses obligations professionnelles ». Le décret instaurant le nouveau CSM provisoire interdit par ailleurs aux magistrats de faire grève et d’entreprendre « toute action collective de nature à perturber le fonctionnement des tribunaux », un droit pourtant garanti par la Constitution. Il s’agit ainsi d’une reprise en main au niveau des textes du pouvoir judiciaire par l’exécutif, jamais vue même sous la dictature.

La télévision nationale réquisitionnée

Si les manifestants du dimanche 6 février 2022 ont été encouragés par le président à défiler, malgré des chiffres de contamination en hausse, la situation a été tout autre pour les mouvements n’allant pas dans le sens du pouvoir actuel.

La scène ce jour-là semble tout droit sortie des archives de la dictature. Le gouverneur (préfet) de Tunis, Kamel Fekih, un proche du président nommé fin décembre 2021, a décidé de déployer des dizaines de véhicules des forces spéciales autour du siège de la télévision nationale pour réquisitionner ce service public, principal outil de propagande des régimes autoritaires de Habib Bourguiba et de Zine El-Abidine Ben Ali. Alors que des techniciens et des administratifs sont en grève pour dénoncer la gestion de la nouvelle présidente directrice générale nommée après le coup de force, des agents pénètrent en régie pour assurer la diffusion du journal de minuit. Le bâtiment étant gardé par l’armée nationale depuis la révolution de 2011, l’image est symptomatique du risque de dérive autocratique depuis que Kaïs Saïed a pris les pleins pouvoirs le 25 juillet 2021.

Trois semaines auparavant, le 14 janvier (date de la chute de Ben Ali), Kamel Fekih a décrété l’interdiction de toute manifestation sur la voie publique, prenant pour prétexte la recrudescence des cas de Covid-19. Il coupait l’herbe sous le pied de ceux qui voulaient sortir dénoncer la dérive autocratique de Saïed. Interrogé à ce sujet, le haut-fonctionnaire s’en est violemment pris aux partis politiques, les traitant d’insignifiants et les accusant de n’avoir rien fait durant la décennie écoulée, avant de les inviter à se taire. Jamais, depuis le départ de Ben Ali, la confusion entre le pouvoir et l’administration n’a été aussi assumée.

Malgré les entraves, plusieurs manifestations ont pu être organisées autour de l’avenue Habib Bourguiba. Les autorités les ont violemment réprimées et des arrestations ont eu lieu. Au lieu de contester les violences policières, le président a préféré railler les manifestants et s’étonner de les voir contester sa décision de ne plus faire du 14 janvier le jour de la commémoration de la révolution, lui préférant le 17 décembre, date de l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid qui a déclenché la révolution.

D’abord le parlement

Ainsi, Saïed suit toujours le même schéma pour discréditer et neutraliser les institutions de contre-pouvoir puis accaparer leurs prérogatives, en partant de manquements que l’on ne saurait contester. La première institution à en avoir fait les frais a été le parlement. Fortement impopulaire du fait des dérapages qui y ont été observés, l’Assemblée a été suspendue avec une forte adhésion de citoyens lassés de voir à la télévision le spectacle d’affrontements stériles. Mais le président n’en veut pas juste aux députés actuels, il vise l’institution législative en tant que telle et veut lui substituer un système d’élections indirectes partant de conseils locaux et fonctionnant par tirage au sort. Le résultat serait l’abolition des législatives et la quasi-impossibilité de disposer d’une majorité parlementaire. Par ailleurs, Saïed a déploré une réforme constitutionnelle datant de 1976, reprise dans la Constitution de 2014, qui rend le gouvernement responsable devant le Parlement.

Le 22 septembre 2021, un décret-loi a dissous l’instance provisoire chargée de contrôler la constitutionnalité des projets de loi. Désormais, les décrets présidentiels sont au-dessus de la loi fondamentale et ne peuvent faire l’objet d’aucun recours.

Après la concentration des pouvoirs législatif et exécutif aux mains du président, celui-ci s’en prend à la justice, et c’est dans ce contexte que s’inscrit sa bataille contre le CSM. Dans la consultation en ligne proposée par le pouvoir pour être la base du référendum du 25 juillet 2021, la question relative à la justice est orientée.

L’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) qui gère les consultations depuis 2011 est elle aussi violemment attaquée par Saïed qui lui reproche les irrégularités commises par certains candidats et partis. Ce faisant, l’organisation des scrutins pourrait à nouveau revenir dans le giron du ministère de l’intérieur, et donc des gouverneurs. Quand on sait qu’à l’instar de Tunis, plusieurs gouvernorats importants sont passés sous le contrôle de proches du président revendiquant leur allégeance, on peut craindre pour la transparence des résultats.

« Mentir comme le journal télévisé »

Les médias sont également la cible du président. Ce dernier ne donne aucune interview à la presse locale et les journalistes n’ont pas été autorisés à lui poser des questions lors de l’unique conférence de presse à laquelle ils ont été invités, à l’occasion de la visite du président algérien Abdelmadjid Tebboune les 15 et 16 décembre 2021. Les ministres du gouvernement qu’il a lui-même nommés parlent très peu aux médias. Lors d’une réunion ministérielle tenue le 10 janvier 2021, Saïed s’en est pris aux journalistes, accusés de « mentir comme le journal télévisé ». L’épisode de la télévision nationale renforce les craintes d’une mise au pas de la presse. Des craintes partagées par Reporters sans frontières qui note dans son dernier rapport un manque de pluralisme dans les médias publics depuis le 25 juillet.

D’après le président du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) Mohamed Yassine Jelassi, consigne a été donnée pour que les membres des partis politiques n’aient plus accès aux talk-shows des chaînes publiques. Saïed n’a jamais fait mystère de son hostilité à la forme d’organisation partidaire, accusée de confisquer la parole populaire. Cette reprise en main de la télévision nationale semble même lui convenir : lors d’un entretien avec la cheffe du gouvernement le 10 février 2021, le président a félicité la télévision nationale pour son « patriotisme »1. Ce discours rappelle celui tenu par les régimes autoritaires de Bourguiba et Ben Ali, mais aussi par les dirigeants d’Ennahda, qui estimaient en 2012 et 2013 qu’un média public se devait de favoriser la position des gouvernants. Par ailleurs, la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA)qui a un rôle de régulateur des médias est en sursis. En effet, cette instance indépendante provisoire qui assure un certain pluralisme avait vocation à disparaitre au bout d’un mandat de six mois, au profit d’une commission constitutionnelle qui n’a jamais vu le jour. Elle ne doit son maintien qu’à une disposition transitoire de la Constitution. Or, la loi fondamentale étant à la merci du président, il y a des raisons de craindre que l’exécutif ne reprenne en main la régulation des médias, incluant le pouvoir de licence.

La société civile dans le collimateur

Le pouvoir local est également dans le collimateur de Saïed. Le processus de décentralisation, prévu par la Constitution de 2014 a commencé à être mis en œuvre depuis les élections municipales de 2018. Dans un pays qui a longtemps été très jacobin, le transfert — très progressif — d’une partie des prérogatives de l’État aux collectivités territoriales est une véritable révolution. Mais Kaïs Saïed ne l’entend pas de cette oreille. Si le système politique qu’il promeut prévoit un système de gouvernance pyramidal élu au niveau des circonscriptions locales, il ne compte pas maintenir l’architecture actuelle. Le 24 novembre 2021, un décret-loi a supprimé le ministère des affaires locales et l’a remis dans le giron de celui de l’intérieur. La loi de la décentralisation n’a été que partiellement mise en œuvre, les régions et les districts n’ont jamais été formés. La plupart des actuels exécutifs municipaux, dont Ennahda est la principale force politique, doivent être renouvelés en 2023, à moins que Saïed ne les dissolve avant.

Les contre-pouvoirs institutionnels ne sont pas les seuls à être visés par un président qui refuse les corps intermédiaires. Après des décennies d’autoritarisme, la Tunisie a connu un développement de la société civile, notamment grâce au décret-loi 2011-88 régissant le droit associatif, un texte particulièrement libéral. Le travail d’ONG locales et internationales a été déterminant dans la décennie écoulée, alertant l’opinion sur les tentations liberticides des pouvoirs successifs et jouant un rôle de lobbying auprès des élus. Cela a notamment permis de populariser la culture de la transparence et d’obtenir le vote d’une loi contre le racisme en 2018.

Or, selon le directeur des programmes du centre Al-Kawakibi pour la transition démocratique (Kadem) Amine Ghali, le gouvernement de Najla Bouden planche sur une réforme du décret-loi 2011-88 dans un sens plus restrictif. Les amendements, qui n’ont fait l’objet d’aucune concertation avec les acteurs du terrain, donnent à l’administration un pouvoir discrétionnaire pour dissoudre des structures associatives en se basant sur des concepts vagues comme « l’atteinte à l’unité de l’État ». Lors du conseil ministériel du 24 février 2021, Kaïs Saïed a même jugé nécessaire d’interdire le financement étranger des associations, les accusant d’œuvrer pour les intérêts de « pouvoirs étrangers », épouvantail qui remonte là aussi au régime de Ben Ali. Encore une fois, il existe un consensus assez large autour des dérives employées par certaines associations (financement de partis politiques, embrigadement de jeunes pour combattre en Syrie, accointances avec le terrorisme), mais celles-ci restent minoritaires et procèdent souvent d’une mauvaise application de la loi. Pour l’instant, le nouveau texte n’a pas été promulgué, mais si jamais il l’était, il mettrait à mal une frange assez large d’ONG et de médias indépendants dont le financement dépend de bailleurs de fonds.

Indépendamment de la sincérité de la volonté réformatrice de Kaïs Saïed, cette entreprise de neutralisation de tous les contre-pouvoirs sapera la fragile transition démocratique en Tunisie et ouvrira la voie à un despote, qu’il s’agisse de Saïed ou de celui — ou celle — à qui il est en train de paver la route.

1La télévision nationale tunisienne s’appelle en arabe « al-talfaza al-watanya ». En arabe, watanya signifie à la fois « nationale » et « patriote ».

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