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Kirkouk. La déroute des partis kurdes irakiens

Parmi les territoires disputés entre le Kurdistan et le reste de l’Irak, il y a Kirkouk. Après la fin de la lutte contre l’organisation de l’État islamique, son importance stratégique est revenue sur la scène. La riche ville pétrolière a été reprise des mains kurdes par l’armée irakienne en octobre 2017 ; pourtant elle est toujours au cœur des disputes entre Kurdes qui tentent, malgré leur division, de garder une influence sur la province convoitée.

L'image montre une rue bordée de drapeaux et de bannières, probablement en préparation d'un événement ou d'une célébration. On peut voir plusieurs voitures circulant sur la route. À côté de la route, il y a des panneaux avec des affiches, ce qui indique une zone urbaine active. Des personnes se trouvent également sur le trottoir, et des arbres et des lampadaires sont présents le long de la rue, donnant un aspect dynamique à la scène. Le ciel semble nuageux, suggérant une ambiance calme.
12 mai 2018, jour d’élection législative, dans une rue de Kirkouk
Sarbast. T. Hameed/Wikimedia Commons

Le 16 octobre 2017 est appelé « la catastrophe » au sein de la société kurde irakienne. Une plaie ouverte. Ce jour-là, les forces irakiennes marchent sur la ville, sous contrôle des peshmergas depuis 2014. Kirkouk est riche en pétrole et disputée de longue date entre les deux gouvernements. Alors que la lutte commune contre l’organisation de l’État islamique (OEI) est terminée, les deux partis kurdes se déchirent autour du partage des richesses de la province. Des divisions qui permettent aux forces irakiennes d’entrer dans la ville sans réelle résistance le 16 octobre. Les forces de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) en charge de la ville ont reçu l’ordre d’abandonner Kirkouk. La direction du parti n’est pas prête à sacrifier ses hommes pour une ville dont les revenus pétroliers sont accaparés par son frère ennemi le Parti démocratique du Kurdistan (PDK). Le PDK accuse alors l’UPK de trahison. Depuis, les deux principales formations politiques du Kurdistan irakien ne parviennent plus à trouver de compromis. Elles ont pourtant souvent su s’accorder sur le partage du pouvoir comme du territoire. Mais fin mai, pour la première fois dans l’histoire de la région, le PDK désigne le nouveau président kurde en l’absence de l’UPK.

Un président contre un gouverneur

Le 28 mai 2019, le Parlement du Kurdistan irakien élit Nechirvan Barzani comme président de la région en présence de seulement 68 députés sur 111. Malgré un accord signé en amont pour cette candidature, le jour venu les parlementaires de l’UPK boycottent la réunion. Dans la foulée, le porte-parole du PDK Mahmoud Mohamed exprime sa surprise : « Ils devaient voter pour le nouveau président, mais ils n’ont pas respecté l’accord signé. » L’UPK accuse le PDK. Car, selon l’accord signé, ce dernier devait soutenir un candidat UPK pour le poste de gouverneur de la province de Kirkouk. « Nous avons proposé plusieurs candidats au poste de gouverneur de Kirkouk au PDK, mais ils n’ont accepté aucun d’entre eux », affirme le porte-parole de l’UPK. Huit mois de négociations en vain entre les deux partis afin de parvenir à un consensus sur le futur gouverneur de la province pétrolière traduisent l’enjeu et la sensibilité de ce poste. L’homme qui le détient peut intervenir dans tous les secteurs, des forces de sécurité de la zone à la gestion du pétrole.

L’UPK veut donc s’assurer de la fidélité du candidat à son parti. Car l’ancien gouverneur de la ville avait été acheté par le parti adverse. C’est d’ailleurs à Erbil, ville « PDK », que Najmadin Karim trouve refuge le 16 octobre après avoir fui l’arrivée des forces irakiennes à Kirkouk. Devenu transfuge, il est accusé de corruption et de détournement de fonds publics par la justice irakienne.

Son arrestation par Interpol à l’aéroport de Beyrouth au Liban le 21 mai 2019 a ravivé la polémique. Nechirvan Barzani et Massoud Barzani interviennent personnellement en faveur de leur nouveau protégé et utilisent toutes leurs cartes afin d’éviter son extradition à Bagdad. Il est libéré le lendemain.

Ces efforts des leaders du PDK pour un membre de l’UPK surprennent l’opinion publique et la scène politique kurde. Pour l’UPK cet événement est une preuve de complicité entre l’ancien gouverneur et le PDK. « Ce qu’on a vu montre qu’il y a une forte corruption et que les responsables du PDK ont peur que Najmadin Karim dénonce les autres responsables », confirme un cadre du bureau politique de l’UPK à Kirkouk. De son côté Niyazi Mouammar Oghlu, député turkmène au Parlement irakien révèle dans le journal Irak Alyoum : « L’ancien gouverneur recevait 10 millions de dollars [8,78 millions d’euros] par mois de la région du Kurdistan. Cette part du pétrole exportée des champs de la province était déposée à la Kurdistan International Bank. » Il évoque également l’existence de 64 plaintes contre le gouverneur. Jusqu’en 2017, si l’UPK dirige la ville de Kirkouk, le PDK détient le contrôle des deux principales raffineries de pétrole, Avana et Bayhassan.

Une maison fissurée

Au cœur des luttes de pouvoir entre les deux partis, la personne de Najmadin Karim symbolise les failles internes à l’UPK. Il est celui qui a abandonné sa ville au pouvoir central, mais aussi celui qui a pactisé avec le PDK. Des reproches que lui font également en interne certaines branches de son parti d’origine.

Le 16 octobre 2017, après le retrait des peshmergas de Kirkouk, les conférences de presse des représentants UPK se multiplient avec des discours divergents. Les membres de la famille Talabani, pilier du parti, justifient une décision politique réfléchie. Aras Shex Jangi, le neveu de Jalal Talabani (fondateur de l’UPK) évoque le dicton kurde : « Les œufs pour moi, les crottes pour toi. » Pour lui, l’UPK était chargé de défendre la ville de Kirkouk ; le PDK lui, récoltait l’intégralité des bénéfices du pétrole de la province. Pourquoi donc sacrifier ses hommes ? En effet pour Alla Talabani, député UPK de Kirkouk au Parlement irakien, il ne s’agit plus d’une guerre de territoire, mais d’une lutte pour le contrôle du pétrole. Cependant, une branche de l’UPK représentée par l’ancien bras droit de Jalal Talabani Kosrat Rassoul condamne l’abandon de Kirkouk par l’UPK. Une décision prise selon lui par« des adolescents de la politique qui ont cédé la ville à l’Irak ». La perte de Kirkouk accentue les divisions au sein même de l’UPK.

Les observateurs politiques kurdes comparent ironiquement l’UPK à une maison fissurée. Depuis sa création, plusieurs partis se sont séparés du corps originel. La Coalition pour la démocratie et la justice en 2017 a été sa dernière scission. Depuis la mort du fondateur Jalal Talabani, les factions se multiplient : « l’aile réformiste », « l’aile familiale » plus traditionaliste, « l’aile kosratie » en référence à Kosrat Rassoul, etc. La désignation du nouveau président de la région du Kurdistan irakien en mai a été un nouveau point de discorde entre ces factions de l’UPK. Qubad Talabani, adjoint au premier ministre du Kurdistan irakien, a exprimé sa joie sur son compte Twitter en félicitant vivement Nechirvan Barzani. Si ce fils de Jalal Talabani est assimilé aux réformistes, l’aile familiale plus traditionaliste a de son côté lancé une campagne médiatique ouverte contre le PDK. Pour elle, le nouveau président n’est le chef que de la « zone jaune » sous contrôle du parti de Barzani (Dohuk et Erbil), la zone UPK dite « verte » (Souleymanieh) ne reconnaîtra pas son autorité. Les différentes prises de parole des responsables de l’UPK risquent d’agrandir un peu plus encore les fentes de la vieille maison fissurée.

Sur le plan régional, la désignation par le PDK de Nechirvan Barzani comme président a fini de rouvrir les plaies anciennes de la scène politique kurde. Les médias, ombres des partis qui les financent, diffusent les mêmes discours que pendant la guerre civile (1994-1998). Le porte-parole de l’UPK Latif Shex Omar accuse le PDK d’adopter une politique de marginalisation envers l’UPK. Il menace : « Nous espérons que le PDK ne nous obligera pas à régler le problème autrement, car nous ne sommes pas aussi patients que les autres partis. » Face à ces discours, la population kurde craint que ce conflit politique cristallisé autour de Kirkouk ne se transforme en un nouvel affrontement armé intrakurde.

Le recours à la force est un argument fréquemment utilisé par les deux partis. Qu’il s’agisse de la répartition du territoire ou du partage du pouvoir gouvernemental et institutionnel, le nombre de combattants de chaque parti semble avoir plus de poids que le nombre de votes de la population.

L’institutionnalisation au Kurdistan irakien est uniquement un moyen de plus permettant aux deux dynasties Talabani et Barzani de régner et de rester au pouvoir plus longtemps. Le membre du bureau politique de l’UPK Mala Bakhtiyar a par exemple prévenu en amont de la dernière élection législative du 30 septembre 2018 : « Même si nous ne gagnons qu’un seul siège, nous garderons toujours le contrôle de la zone verte, puisque nous possédons la force militaire. » Aujourd’hui encore, l’armée kurde — les peshmergas — est divisée en deux blocs : la « force 70 », dirigée par l’UPK et la « force 80 » dirigée par son frère ennemi. Les services de renseignements agissent comme s’ils dépendaient de deux nations différentes. Ils ont par exemple recours à des échanges de prisonniers. Les forces de sécurité, elles, ne peuvent mener aucune opération sur le territoire du parti adverse. Malgré les tentatives d’unification multiples, il a été impossible au précédent gouvernement de convaincre les différents chefs de factions de céder leur pouvoir au profit de l’unité régionale.

Des milliers d’hectares brûlés dans les territoires disputés

Alors que les querelles entre les deux partis ennemis s’enveniment, les champs de blé et d’orge de la province de Kirkouk brûlent sans cesse. Les villageois kurdes propriétaires des terrains accusent les Arabes. Voilà des mois que certaines familles arabes accusent pour leur part les Kurdes d’avoir volé leurs terrains. Ces événements se font l’écho de querelles qui durent depuis près d’un siècle dans cette région disputée entre Bagdad et la région kurde. En 1960, le gouvernement irakien baasiste mène dans le nord de l’Irak des campagnes de déplacements forcés et d’arabisation culturelle des minorités (Kurdes, yézidis, Assyriens, Turkmènes, etc.) afin de transformer la composition démographique dans la région. Le parti de Saddam Hussein participe ensuite à l’expulsion des minorités à partir du milieu des années 1970. Des centaines de milliers de Kurdes sont déplacés, leurs villages brûlés. Leurs terrains sont octroyés à des familles arabes venues d’autres régions d’Irak.

À la chute de Saddam Hussein, les rôles s’inversent. À partir de 2003 une campagne de « kurdisation » officieuse et progressive est entamée dans les territoires disputés. Le but : reprendre les terrains conquis par les Arabes sous Saddam Hussein. Cette campagne atteint son apogée entre 2015 et 2017 sous couvert de lutte contre l’OEI. Plusieurs villages arabes sunnites sont entièrement brûlés ou rasés sous prétexte que les villageois ont collaboré avec l’OEI. Puis, en 2018, la zone change à nouveau d’autorité. Sous le contrôle de l’armée irakienne et des milices chiites rattachées aux forces gouvernementales, les habitants arabes veulent récupérer leurs terrains offerts sous Saddam Hussein.

Depuis environ un mois, les champs de céréales brûlent dans les territoires contestés, notamment dans la province de Kirkouk. Selon les chiffres du responsable de la défense civile, sur une période de trois semaines entre fin mai et début juin, 39 incendies ont touché plusieurs milliers d’hectares de terres agricoles dans la province de Kirkouk. Les agriculteurs kurdes sont persuadés que les Arabes déplacés ont brûlé leurs champs pour se venger. « Je suis sûr que les responsables sont soit les villageois arabes, soit les milices chiites, martèle Dler habitant du village Alawa Mahmoud. La partie de mon champ qui a brûlé est située à côté d’un poste des milices chiites. Comment est-ce possible sans qu’ils soient impliqués ! » Mais le responsable de la défense civile irakienne Kazim Salman tient à relativiser : « Les causes des incendies sont diverses, telles que les mégots de cigarette ou les courts-circuits électriques. Certains sont en effet intentionnels, parfois dus à des conflits de propriété de sol dans la province de Kirkouk. » Les habitants déplorent l’incapacité des pompiers et des forces de sécurité à résoudre le problème. « Pour tous ces champs incendiés, il y avait seulement deux camions de pompiers, dont un est tombé en panne en plein milieu des terrains, témoigne Rizgar, habitant de Palkana. Nous avons essayé de l’éteindre nous-mêmes, mais l’incendie était hors de contrôle. » Et, alors que la tension augmente entre les communautés kurde et arabe à la campagne, une série d’explosions a fait trembler la ville de Kirkouk le 30 mai 2019.

La fatigue de la population

Selon les forces spéciales antiterroristes irakiennes responsables de la sécurité de Kirkouk, le bilan des attentats est de 38 blessés et 2 morts. Dans la foulée, Arshad Al-Salahi, le chef du front turkmène déclare : « Ce ne sont pas des attentats terroristes, mais des attentats politiques. » Pour lui la communauté turkmène est ciblée, car les attentats ont uniquement visé les zones turkmènes. Cette figure politique demande donc au gouvernement irakien de renforcer la sécurité de la ville et de trouver les instigateurs des attentats.

Depuis 2003, Kirkouk est un espace de conflit entre les différentes forces. Dans cette ville multiculturelle, les partis politiques instrumentalisent l’identité de chaque communauté et les montent ainsi les unes contre les autres. Les attentats du 30 mai ne dérogent pas à la règle. Les réactions politiques ne se font pas attendre. Quelques heures après les attaques, l’UPK et le PDK appellent au retour des peshmergas à Kirkouk. Voilà bientôt un an que les Kurdes négocient sans répit la codirection de la ville avec le gouvernement central. Selon eux, la période la plus stable était entre 2014-2017, quand les forces de sécurité kurdes et les peshmergas sécurisaient la zone.

Après les attaques, les forces irakiennes tentent de rassurer la population. Elles affirment que la situation s’améliore progressivement, même s’il y a encore des cellules dormantes de l’OEI dans la ville et des membres actifs dans les campagnes. Le 31 mai, le leader chiite Muqtada Sadr, grand vainqueur des législatives de 2018, prend lui aussi position. Sur son compte Twitter, il s’adresse au gouvernement irakien : « Si vous ne réagissez pas, laissez-nous réagir. » Cet homme religieux est à la tête d’une coalition de milices de chiites qui réclament elles aussi une part du gâteau que représente Kirkouk.

Au sein de la société la peur grandit et avec elle la haine et le ressentiment. Pourtant beaucoup se refusent à se ranger du côté des forces qui prétendent défendre leurs communautés respectives. Fatigués des luttes de pouvoir, les habitants de Kirkouk demandent avant tout la sécurité et la stabilité afin de pouvoir vivre et travailler normalement. Mais cela devient de plus en plus difficile.

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