Le 10 mai, le nouvel émir du Koweït Mechaal Al-Ahmad Al-Jaber Al-Sabah, qui avait succédé à son demi-frère Nawaf Al-Ahmed en décembre 2023, a mis un terme abrupt à la crise politique que traverse son pays depuis plus d’une décennie. Il a en effet annoncé la dissolution du parlement (majlis al Umma) et la suspension de « certains articles » de la constitution, pour une durée maximale de quatre ans, afin de forcer un retour à la stabilité politique, mais aussi, vraisemblablement, de régler la question épineuse de la succession. Sur ce dernier point, ce fut chose faite avec la nomination le 1er juin de l’ancien premier ministre de 2019 à 2022, Sabah Khaled Al-Hamad Al-Sabah comme prince héritier (voir encadré).
La constitution contraint, en effet, l’émir à organiser, en cas de dissolution, un scrutin dans un délai maximum de deux mois (art. 107) — ce qu’il ne fera pas. Elle prévoit aussi que le choix du prince héritier doit être validé par une majorité de députés (art. 4 al. 3) dans l’année suivant l’accession au trône (art. 4 al 2). La suspension de sept articles constitutionnels a ainsi d’ores et déjà permis au nouvel émir de se dispenser de l’aval du parlement dont il avait dénoncé l’interférence dans son choix, pour trancher la question de la succession. Si certaines rumeurs avaient laissé entendre que sa préférence pourrait se porter sur l’un de ses fils pour passer le relais à une nouvelle génération, comme c’est désormais le cas dans l’ordre de succession des cinq autres États du Conseil de coopération du Golfe (CCG)1, le choix n’a rompu que partiellement avec les traditions successorales du Koweït.
Les contradictions d’un parlementarisme limité
Depuis plus d’une décennie, la vie politique koweïtienne est marquée par l’instabilité parlementaire : pratiquement aucune législature n’est parvenue à la fin de son mandat de quatre ans2. Alors qu’à chaque scrutin le pouvoir espère sortir de l’impasse politique en voyant sortir des urnes un parlement susceptible de coopérer avec le gouvernement, toutes les dernières élections ont été remportées par l’opposition — quand elle ne les a pas boycottées3. En l’absence de partis politiques et donc de discipline de vote, le terme d’« opposition » renvoie à ceux, parmi les 50 députés, qui refusent de voter systématiquement en faveur du programme du gouvernement4.
En conséquence, la réalité recouvre des positions politiques très variées, qui peuvent être dites libérales, ou au contraire conservatrices — islamistes ou tribales —, certaines étant parfois qualifiées de populistes du fait de leur volonté affichée de représenter « le peuple » contre les élites économiques traditionnelles. C’est que le parlementarisme koweïtien reflète les évolutions sociales de l’émirat et l’opposition incarne la montée en puissance des classes moyennes dont elle porte frustrations et aspirations.
Mais cette démocratisation sociale des élites politiques se heurte aux limites constitutionnelles du rôle de député : bien que des élus puissent être nommés ministres (la nomination de l’un d’entre eux étant obligatoire), le gouvernement n’émane pas du parlement. En revanche, ce dernier a le pouvoir de proposer et discuter des textes de loi, et d’auditionner et de voter des motions de censure individuelles contre les ministres — y compris le premier ministre dont le premier précédent date de 20095. Ces pouvoirs, et en particulier celui de demander des comptes à l’exécutif et de le contraindre à la démission, sont inégalés dans les autres monarchies du Golfe. Ils participent de « l’exceptionnalisme » de Koweït, émirat où la vie parlementaire à rebondissements s’adosse à un plus grand libéralisme et à une presse beaucoup plus vivante que dans le reste de la région. Cette singularité koweïtienne remonte à 1962 lorsque, face à la menace existentielle de l’irrédentisme irakien, l’émir réformiste Abdallah Al-Salim (1950-1965) avait fait adopter une constitution qui établit un système monarchique semi-démocratique, dans l’idée d’asseoir la légitimité de l’émirat dans ses efforts de reconnaissance diplomatique. À l’époque, l’élite économique koweïtienne, acquise aux idées du nationalisme arabe et réclamant la participation politique, embrasse ce particularisme démocratique.
Dès lors, la trajectoire du Koweït s’est singularisée au sein du CCG, les citoyens chérissant leur système représentatif et empêchant la famille Al-Sabah, jusqu’à ce jour, de revenir sur les acquis démocratiques — si imparfaits soient-ils. En effet, même si le parlement a déjà été dissous inconstitutionnellement à deux reprises, entre 1976 et 1981, puis entre 1986 et 1992, il a toujours été rétabli dans ses prérogatives. Et avec lui la constitution sous la pression populaire et, comme en 1989, suite à une campagne orchestrée par les ex-députés dans leurs diwaniya (le nom koweïtien des majlis ou salons privés).
Ainsi, c’est en vain à la veille de l’invasion irakienne en 1990 que l’émir Jaber a essayé de le remplacer par un conseil aux pouvoirs significativement diminués : les Koweïtiens ont fait du retour du parlement une de leurs revendications majeures lors des tractations avec la famille royale en exil, avant la libération en 1991.
Comment discréditer la démocratie représentative dans le Golfe
Pourtant, le pouvoir de contrôle du parlement s’est graduellement transformé : de garde-fou salutaire, il n’est finalement plus perçu et décrit que comme un pouvoir d’obstruction. Historiquement, ce droit de regard des élus sur les actions du gouvernement a pourtant eu des conséquences d’importance : sur le modèle de développement du pays, d’abord, car l’étroite surveillance des parlementaires sur l’octroi de terrains propriétés de l’État a par exemple ralenti la frénésie immobilière à la base du développement rapide et spéculatif des autres pays du Golfe6. En matière sociétale, le parlement s’est fait le porte-voix des nationaux et a vu dans son enceinte, s’exprimer une opinion mettant en avant « la préférence nationale » qui pousse à la limitation du nombre d’étrangers ou au maintien de l’interdiction de la vente d’alcool sans complaisance pour les étrangers. Ce qui contraste, là encore, avec la situation dans d’autres émirats désireux d’attirer les touristes ou résidents étrangers. On attribue aussi à la présence d’une opposition au parlement, l’impossibilité pour le pouvoir d’attribuer la citoyenneté économique des Comores à sa population bidoun comme ce fut le cas aux Émirats arabes unis.
Mais les « miracles » économiques de ces derniers — Dubaï en tête depuis les années 2000, puis Abou Dhabi, Doha et maintenant l’Arabie saoudite — ont éclipsé les succès du Koweït, déjà mis à mal par l’invasion irakienne, et les heures de gloire de son système politique parlementaire. Dans le contexte actuel de renforcement de l’autoritarisme dans le Golfe, le modèle koweïtien fait figure de modèle dysfonctionnel. Le blocage par les députés de réformes nécessaires et la valse des ministres, contraints à la démission, sont mis en avant pour expliquer le « retard » économique pris par l’émirat — et se lamenter sur son âge d’or.
La réputation économique du pays pâtit de l’absence de coopération entre les pouvoirs exécutif et législatif. Par exemple, le Koweït est mal classé par les agences de notations du fait des problèmes de financement qui affectent son budget lors des phases de prix bas du pétrole et qui sont avant tout des problèmes de liquidité. Pour lever de l’argent sur les marchés internationaux, le gouvernement a en effet besoin de faire voter au parlement une loi l’y autorisant. Or le parlement dominé par l’opposition s’y est refusé, dans un bras de fer politique contraignant le gouvernement à puiser dans les réserves de son fonds souverain allouées aux générations futures, mesure des plus impopulaires.
Ainsi les Koweïtiens s’impatientent de voir se matérialiser leurs grands projets futuristes et se désespèrent de la lenteur de leur réalisation. Le 22 septembre 2023, le gouvernement annonçait un retard de cinq ans dans la mise en œuvre de sa stratégie de développement, qui entend créer une plateforme d’échanges dans la région septentrionale du Golfe : le mégaprojet de la « Cité de la Soie », sur la route de la soie chinoise, prévoit la création d’une nouvelle ville susceptible d’accueillir 700 000 habitants, et intégrant une zone économique sur les cinq îles inhabitées du nord-est du pays, avec, entre autres, le développement du port à conteneurs de Mubarak Al-Kabir, sur l’île de Boubyan. Mais le pays semble à la peine pour attirer les investissements étrangers nécessaires et, sur cette base, est largement décrédibilisé.
Le Koweït fait pâle figure par rapport à ses voisins du Golfe qui vont à marche forcée vers la diversification économique, et qui de Mohammed Ben Zayed aux Émirats arabes unis, à Mohammed Ben Salman en Arabie saoudite, en passant par Tamim Ben Hamad Al-Thani au Qatar, sont menés par des dirigeants de la nouvelle génération qui affichent leur style personnel et leur dynamisme. Ces derniers ne fournissent-ils pas la preuve vivante que pour réformer un pays et le faire aller de l’avant, un homme fort vaut mieux qu’un parlement élu qui paralyse les décisions politiques ? De façon générale, les dysfonctionnements manifestes de la « semi-démocratie » du Koweït fournissent une justification idéale pour les modèles alternatifs basés sur le recours à un homme à poigne.
Une population dans l’expectative
Les Koweïtiens eux-mêmes sont tiraillés entre divers sentiments. Il ressortait d’un sondage réalisé en février et mars 2024 (avant la dissolution), par l’Arab Barometer en collaboration avec l’Université de Harvard, que si la majorité des citoyens et citoyennes interrogés exprimaient leur frustration quant au rôle joué par le parlement, ces derniers restaient malgré tout très attachés au principe politique de représentation électorale. Une proportion de 66 % de Koweïtiens affirmait être d’accord avec le fait que le parlement entravait l’efficacité du gouvernement ; une proportion équivalente soutenait l’importance de son rôle en tant qu’organe de contrôle sur l’action du gouvernement.
De fait, consciente du grippage de la vie politique, la population semble pour l’instant dans l’expectative face à l’annonce de la dissolution du parlement, osant espérer que l’intervention de l’émir, tel un deus ex machina, pourrait apporter une solution. Même si certains signes, comme l’arrestation de trois anciens députés, ou la suspension de l’article garantissant l’immunité parlementaire (art. 181), indiquent un clair serrage de vis autoritaire, les dissuadant de toute critique immédiate. Les jugements publics à l’encontre de la décision de l’émir ont été plutôt modérés, y compris parmi les députés de l’assemblée fraîchement élus le 4 avril 2024. Dans le sondage précédemment cité, 57 % des sondés envisageaient que la solution aux maux institutionnels du pays pourrait venir « de nouvelles élections législatives basées sur une nouvelle loi électorale », ce qui avait été l’issue des précédentes suspensions parlementaires — la fronde s’étant organisée dans la durée. L’annonce par l’émir Mechaal de la formation d’un comité chargé de modifier la constitution pourrait accréditer cette hypothèse parmi d’autres, qui, dans leurs versions les plus pessimistes, verrait le Koweït s’aligner sur ces voisins Golfiens, Émiriens ou Saoudiens.
Les enjeux de la succession
Nul ne sait, pour l’instant quels sont les desseins de l’émir. Dans ce cas précis, et par rapport aux précédents, il convient néanmoins de souligner qu’un des éléments de paralysie politique a tenu au rôle que le parlement joue dans la succession qui, depuis l’arrivée au pouvoir de Sabah en 2006, est incertaine. Invisibles en surface, les tractations liées à la succession ont en effet gangrené la vie politique.
Jusque dans les années 2000, le parlement n’avait qu’un rôle presque procédural ou honorifique dans le choix du prince héritier, entérinant les choix de la famille royale. Mais ce rôle s’est accru avec, d’abord, la dissociation des rôles de prince héritier, Saad Abdallah, et de premier ministre, Sabah Al-Ahmed, en 2003, et, en 2006, le recours, par ce dernier à un vote du Parlement pour déclarer le premier inapte et se faire proclamer émir. Ce coup de force, en rompant avec la pratique de l’alternance des branches — abandonnée depuis —7 a multiplié le nombre de candidats potentiels, et a conféré au parlement une importance stratégique nouvelle pour la succession8, chacun des candidats potentiels cherchant à s’assurer une base de soutiens parmi les députés — ou inversement hésitant à assumer la responsabilité du gouvernement pour ne pas entamer son capital de sympathie politique. Si Sabah Al-Ahmed, ancien ministre des affaires étrangères de 1963 à 2003, et fin politicien, bénéficiait d’un prestige certain et de nombreux soutiens au sein du parlement, la situation s’est largement compliquée pour ses successeurs, qui ont dû descendre dans l’arène. Ils se sont parfois affrontés par députés interposés comme ce fut le cas, par exemple entre Nasser Al-Mohamed et Fahd Al-Ahmed dans la deuxième partie de la décennies 2000, dessinant une ligne de clivage nette entre l’élite économique et l’opposition islamiste et tribale, quand l’exercice corrompu du pouvoir ne les a pas disqualifiés. De fait, aucun prince de la nouvelle génération ne semblait devoir se démarquer comme candidat consensuel à la succession.
Le nouvel émir a ainsi repris la main et coupé court au rôle croissant du parlement dans les affaires successorales qui demeurent la prérogative de la famille Al-Sabah et à ses velléités d’influencer toujours plus le choix du prince héritier. Contrairement à ses prédécesseurs, le nouvel émir n’a occupé aucun poste ministériel, mais, issu des milieux sécuritaires, de la défense et des services de renseignement, il n’a pas d’appétence pour les jeux politiciens.
En l’absence d’un parlement désireux de donner son avis à la fois sur la composition du gouvernement et sur le choix du prince héritier, ce sont désormais l’émir et le conseil des ministres qui assumeront à eux seuls le pouvoir et gouverneront par décret, portant l’entière responsabilité de faire advenir les réformes économiques et politiques tant attendues. À plusieurs reprises dans ses discours, l’émir Mechaal a mis en garde contre ce qu’il a qualifié pour justifier sa décision du 10 mai 2024, d’« utilisation abusive de la démocratie » : il lui revient désormais d’en réinventer les termes s’il veut préserver les acquis historiques du système koweïtien.
Le 1er juin, Mechaal Al-Ahmad Al-Jaber Al-Sabah a choisi Sabah Khaled Al-Hamad Al-Sabah pour lui succéder. Né en 1953 et diplomate de formation, Sabah a été ambassadeur en Arabie saoudite de 1995 à 1998. Il a exercé diverses fonctions ministérielles, en particulier en tant que ministre des affaires étrangères de 2011 à 2019 avant de prendre la tête de quatre gouvernements successifs sous le défunt émir Nawaf jusqu’en avril 2022 — années durant lesquelles les relations avec le parlement sont houleuses. Par ce choix, l’émir Mechaal a ainsi fait passer en force un candidat controversé au parlement, mais qui vraisemblablement faisait consensus au sein de la famille royale. De fait, la nomination de Sabah Khaled Al-Hamad Al-Sabah renouvelle les pratiques successorales, tout en se conformant à la constitution (art 4. al. 1) qui stipule que le pouvoir suprême revient aux descendants de Moubarak Al-Sabah (1896-1915) : c’est en effet la première fois que le futur émir est choisi parmi la branche issue de Hamad, quatrième fils de Moubarak et qu’il n’est pas fils d’émir lui-même.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Pour rappel : Mohammed Ben Zayed a succédé à son frère comme Président des Émirats arabes unis en 2022 et a établi son propre fils comme prince héritier d’Abu Dhabi. Mohammed Ben Salman, fils du roi est devenu prince héritier en 2017 mettant fin au mode de succession adelphique (entre frères et ici fils du fondateur du Royaume Abdul Aziz) pour passer à un mode patrilinéaire (entre père et fils). C’est aussi ce mode de succession qui a fait accéder au pouvoir Tamim Ben Hamad Al-Thani devenu émir du Qatar en 2013, suite à l’abdication de son père et Hamad Ben Issa au Bahreïn en 1999 — dont le fils Salman est prince héritier. En Oman, Qabous ibn Saïd étant mort sans héritier en 2020, c’est son cousin Haïtham Ben Tariq qui est devenu sultan, mais suivant la tendance générale, son fils Theyazin a été nommé prince héritier.
2Sauf la législature de 2016. Depuis 2006, l’Assemblée nationale a été dissoute dix fois et sa formation a été annulée à trois reprises par la Cour constitutionnelle.
3L’opposition avait boycotté les scrutins de 2012 et 2013 pour protester contre l’amendement de la loi électorale, décidé unilatéralement par l’exécutif.
4À ces derniers, s’ajoutent 15 ministres siégeant ex officio — qui votent les textes de loi, mais pas les motions de censure
5Jusqu’en 2003, les premiers ministres étaient aussi princes héritiers et, en tant que tels, bénéficiaient de l’immunité (voir supra). Entre 2006 et 2009, le premier ministre Cheikh Nasser Al-Mohamed préfère démissionner que de se soumettre aux questions du parlement. Lorsqu’il accepte en décembre 2009, la séance se tient néanmoins à huis clos.
6Pour céder les terrains de l’État, le gouvernement doit obtenir l’approbation du Parlement et procéder selon une régulation de « build-operate-tranfer » (BOT). Voir Michael Herb, The Wages of Oil : Parliaments and Economic Development in Kuwait and the UAE, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2014, 256 p.
7Historiquement les émirs étaient choisis à Koweït selon un principe assez souple d’alternance entre les candidats des branches Jaber (1915 - 1917) et Salem (1917 - 1921), fils de Moubarak le grand Sabah enterre la coutume en nommant son frère, Nawaf Al-Jaber, Prince héritier, ce qui porte à trois le nombre d’émirs issus des Jaber — et désormais quatre avec le nouvel émir Mechaal.
8Le parlement doit approuver la nomination du prince héritier faite par l’émir par un vote majoritaire, mais s’il le refusait (chose qui ne s’est encore jamais vue) pourrait constitutionnellement (art 4 al 4) devoir choisir le prince héritier parmi une liste d’au moins trois noms soumise par l’émir.