L’accord sur le nucléaire iranien peine à porter ses fruits

Valse-hésitation à Washington, rigidité de Téhéran · Près d’un an après sa signature le 14 juillet 2015, l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien n’a pas encore concrétisé les espoirs qu’il avait légitimement engendrés. S’il a pu être interprété comme un pas vers la réintégration de l’Iran au sein du système économique mondial, au-delà de protocoles d’accords, il peine à susciter des contrats.

Annonce officielle du Plan d’action conjoint.
Wang Yi, Laurent Fabius, Frank-Walter Steinmeier, Federica Mogherini (UE), Mohammad Javad Zarif, Philip Hammond, John Kerry. Ministère autrichien des affaires européennes et internationales.

Les suites du Plan d’action conjoint (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA) sont potentiellement considérables, mais l’actualité incite à la réserve sur la faisabilité de ces espoirs. L’insertion du dispositif bancal et contre-intuitif de snapback , qui prévoit un retour automatique des sanctions (et des résolutions onusiennes associées) en cas de violation avérée de ses obligations par l’Iran reflète un équilibre précaire de l’accord. C’est typiquement une configuration que les investisseurs internationaux redoutent. Aussi peut-on dresser un premier bilan et en tirer quelques leçons provisoires.

Les premiers accords économiques

Aux termes du JCPOA, l’Iran accepte d’amputer sévèrement ses activités nucléaires1 en contrepartie d’une levée des sanctions sur l’Iran liées à son programme nucléaire. Conformément au calendrier, après approbation du Congrès américain et du Parlement iranien, l’accord est officiellement adopté le 18 octobre 2015 et mis en œuvre le 16 janvier 2016 par l’adoption de la résolution 2231 du Conseil de sécurité. Les sanctions doivent être définitivement supprimées le 20 octobre 2023 et le Conseil de sécurité doit mettre un terme à la résolution 2231 le 20 octobre 2025.

Dès le 25 janvier 2016, le président Hassan Rohani, accompagné d’une large délégation commerciale et industrielle, effectue une tournée européenne qui le mène en Italie puis en France. D’importants accords industriels sont signés pour environ 40 milliards d’euros, tel l’accord-géant conclu avec Airbus et portant sur l’achat de 118 avions de ligne d’un montant avoisinant 27 milliards de dollars. Un accord similaire vient d’être signé avec l’avionneur américain Boeing alors que John Kirby, porte-parole du département d’État, déclarait le 14 juin que le JCPOA « permettait l’export d’avions de ligne ».

Au niveau pétrolier, un accord conclu avec l’entreprise française Total dès janvier 2016 porte sur l’achat par ce dernier de 160 000 barils de brut iranien par jour. Des contrats de vente de pétrole brut ont été signés avec les sociétés Shell, Saras, Iplom, Repsol et Hellenic Petroleum. Selon un rapport présenté au Guide suprême par le président Rohani le 14 juin 2016, l’exportation de pétrole brut a presque doublé depuis janvier 2016, atteignant 2 millions de barils par jour, auquel il faut ajouter 0,6 million de barils de condensat. La production journalière de pétrole brut atteint 3,8 millions de barils par jour alors que le ministre du pétrole Bijan Zanganeh prévoit une hausse du niveau de la production de 0,7 million de barils par jour d’ici cinq ans. La National Iranian Oil Company (NIOC) peut de nouveau vendre son brut, utiliser ses navires ou en affréter. Selon une déclaration en date du 14 juin 2016 de la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères Federica Mogherini, les échanges commerciaux entre l’Union européenne et l’Iran ont progressé de 22 % depuis le début de la mise en œuvre du JCPOA.

Frilosité du système bancaire

La plupart des banques iraniennes ont pu réintégrer le service de messagerie de transfert interbancaire (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, Swift) courant février-mars 2016. Mais dès le 10 mars, lors d’une visite au Royal United Services Institute de Londres, le vice-président iranien Mohammad Nahavandian soulignait que les grandes banques européennes s’abstenaient encore de commercer avec l’Iran et que seules de rares lettres de crédit documentaire avaient été approuvées. La plupart des banques européennes, en particulier les plus significatives, n’avaient pas repris leurs activités sur l’Iran. En mars, le Times révélait que le premier ministre britannique David Cameron avait admonesté la banque Barclays pour son refus d’effectuer des paiements pour le compte d’entités iraniennes, ce qu’il considérait être « en opposition à la politique du gouvernement britannique »2.

Le 15 avril 2015, le gouverneur de la banque centrale iranienne, Valiollah Seif, déclarait lors d’un discours au Council for Foreign Relations (CFR) à New York que trois mois après le début de la mise en œuvre de l’accord, il ne s’était « presque rien passé » et que « les partenaires de l’Iran n’avaient pas honoré leurs obligations ». Cette déclaration a fait florès à Téhéran et a été reprise par les adversaires de l’accord. Par une coïncidence de calendrier, le 20 avril 2016, la Cour suprême américaine ordonnait la saisie de 2 milliards de dollars sur les avoirs de la Banque centrale iranienne bloqués dans la juridiction américaine au profit des victimes de l’attentat de Beyrouth qui avait visé des soldats américains en 1983. Hassan Rohani avait alors évoqué « une flagrante escroquerie ». À l’occasion de la semaine du travail, le Guide suprême iranien déclarait le 27 avril 2016 que la levée des sanctions n’avait eu lieu que « sur le papier ». Il accusait les États-Unis d’intimider les banques considérant faire affaire avec son pays. Parallèlement, des bruits couraient à Téhéran sur l’influence prêtée aux lobbys d’affaires israélien et saoudien sur le blocage des transactions bancaires avec l’Iran.

Le 12 mai, lors d’une réunion à Londres avec ses homologues européens et un certain nombre de banques européennes, John Kerry entendait « clarifier et mettre fin aux interprétations erronées et aux rumeurs quant à la façon dont l’accord est appliqué », et appelait les banques non américaines à faire des affaires avec l’Iran. Le jour même, la banque Standard Chartered, invitée à cette réunion, déclarait pourtant n’accepter « aucun nouveau client résidant en Iran, ni entreprendre aucune transaction impliquant l’Iran ou une entité iranienne »3.

Le lendemain, Stuart Levey, directeur juridique de la banque britannique HSBC et ex-sous-secrétaire américain du Trésor en charge du terrorisme et de l’intelligence financière, qualifiait la position prise par John Kerry de « très étrange  »4. Il soulignait que le secrétaire d’État incitait les banques non américaines à faire ce que Washington continuait d’interdire aux sociétés américaines. Tout en précisant que le département d’État n’avait pas compétence en matière financière, Levey rappelait que le Groupe intergouvernemental d’action financière (GAFI) se déclarait le 18 février 2016 « particulièrement et exceptionnellement inquiet de l’échec de l’Iran à contrer le risque de financement du terrorisme… » Le Trésor américain continue de considérer le système bancaire iranien, y compris sa banque centrale, comme une juridiction « préoccupante » en termes de blanchiment d’argent. Aussi les banquiers privés peinent-ils logiquement à discerner la nouvelle orientation des autorités financières américaines, qu’ils trouvent confuse.

Défiance des principaux candidats à la Maison Blanche

L’élection présidentielle américaine de novembre 2016 est une autre source d’incertitude. Si la candidate démocrate Hilary Clinton a bien approuvé l’accord de Vienne, elle s’est toutefois prononcée dès septembre 2015 en faveur d’une approche « de défiance et de vérification ». Quant au candidat républicain Donald Trump, il a qualifié l’accord de « catastrophe »5. Ses déclarations ont ensuite oscillé entre la volonté de « démanteler l’accord » et celle de « l’appliquer aussi strictement que possible ». Si une dénonciation simple de l’accord par le nouvel impétrant à la Maison blanche semble exclue6 car elle impliquerait un risque trop élevé de conflit régional et ferait que les États-Unis s’alièneraient trop d’alliés, ces annonces sont assez graves pour générer une hésitation nuisible à l’application concrète de l’accord. Lors du forum d’Oslo du 14 juin 2016, le ministre iranien des affaires étrangères Mohammad Javad Zarif Zarif voyait dans la réticence des banques à retravailler avec l’Iran « la conséquence psychologique de longues années passées sous les sanctions ». Il aurait pu ajouter que le précédent fâcheux d’amendes exceptionnellement élevées soutirées aux grandes banques européennes par l’administration américaine avait émoussé les ardeurs.

En Iran, l’impatience de l’opinion publique et de l’opposition au gouvernement Rohani sur ce dossier se fait plus pressante, en particulier en direction de son équipe économique (le vice-président Nahavandian, le ministre de l’économie Ali Tayeb Nia, le gouverneur de la Banque centrale Valiollah Seif et le conseiller économique présidentiel Akbar Torkan). La montée des critiques internes a contraint Javad Zarif à évoquer la question bancaire avec ses homologues britannique Hammond, européen Mogherini et américain Kerry en marge de la rencontre sur la Syrie qui s’est tenue au Palais Cobourg de Vienne le 17 mai 2016.

Le 14 juin, le Guide suprême iranien faisait monter les enchères en déclarant que « la République islamique ne contreviendra pas d’elle-même au JCPOA car le respect de la parole donnée est un principe coranique ; mais si la menace proférée par les candidats à la présidentielle américaine de déchirer le JCPOA se concrétisait, la République islamique le brûlerait alors, ce qui est une recommandation du Coran en réaction à la rupture d’une obligation mutuelle ». Le 16 juin à Oslo, John Kerry réaffirmait dans une interview à la chaîne d’information américaine ABC que les États-Unis allaient clarifier leur position concernant les transactions bancaires vis-à-vis de l’Iran. Le même jour, John Smith, directeur de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) du Trésor américain rappelait lors d’un symposium consacré à l’Iran par l’Atlantic Council, les restrictions faites aux citoyens et entreprises américaines pour commercer avec l’Iran [« Can the US Work with Iran : Challenges and Opportunities », 16 juin 2016.]]. Enfin, dans une déclaration publique du 24 juin, le GAFI a cessé d’appeler à appliquer des contre-mesures financières à l’Iran pour une période probatoire de douze mois.

Un marché toujours risqué

Les difficultés rencontrées pour attirer les capitaux étrangers et réintégrer le système financier international ne sont pas uniquement dues aux errements du JCPOA. Les initiatives iraniennes prises pour faciliter les transactions bancaires n’ont pas suffi. Une politique de crédit restrictive, des limitations budgétaires liées à l’impossibilité de rapatrier les avoirs iraniens bloqués à l’étranger, la situation de surendettement du secteur marchand public et privé, le volume élevé de prêts défaillants dans le bilan des banques sont autant de facteurs inhibant les possibilités d’investir en Iran avec un partenaire local. Les investisseurs étrangers sont réticents à entrer sur un marché qui reste enchevêtré et risqué, malgré des facilités accordées par les autorités à travers notamment le Foreign Investment Promotion and Protection Act (Fippa).

Les malentendus nés de la mise en œuvre du JCPOA démontrent que tous les aspects pratiques d’une pleine exécution de l’accord n’avaient pas été anticipés. Ce qui saute aux yeux, c’est cette situation embarrassante où se trouve la diplomatie américaine, qui s’est impliquée entièrement dans un accord que d’autres branches gouvernementales — en particulier le Trésor américain — ne considèrent pas aussi favorablement. La confusion est telle que de grandes banques européennes opérant aux États-Unis, telles Standard Chartered ou HSBC, ont — fait rarissime — publiquement désavoué le département d’État ainsi que leur gouvernement de tutelle. Ces doutes ne sont évidemment pas de nature à rétablir un climat de confiance entre les deux pays, et un certain nombre d’acteurs économiques, dont les banques internationales, ont adopté une posture expectative vis-à-vis du marché iranien et estiment que douze mois au moins sont nécessaires pour arrêter une décision commerciale.

Le gouvernement Rohani a un besoin urgent de la levée concrète des sanctions en tant que réalisation d’une promesse électorale, car celle-ci marquera le réel point de départ de sa politique économique, après plus de trois années passées à négocier un retour à la normale. Tout retard ou déraillement de la mise en œuvre de l’accord n’hypothéquerait pas seulement les chances de succès à la prochaine élection présidentielle de juin 2017 ; cela risquerait aussi de fragiliser le processus même de réouverture économique du pays et les réformes structurelles que celui-ci pourrait favoriser.

1Destruction de son stock d’uranium moyennement enrichi, diminution de 98 % du stock d’uranium faiblement enrichi, réduction de deux tiers du nombre de centrifuges à gaz pour une durée de treize ans, limitation de l’enrichissement à 3,67 % pour les quinze ans à venir, non-construction d’unité à eau lourde…

3Julian Borger, « US and UK urge banks to do business with Iran », The Guardian, 12 mai 2016.

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