L’affaire El Rhazoui ou la fracture identitaire du Printemps républicain

Les positions de Zineb El Rhazoui, ex-figure de la « laïcité dure » en France, sur les massacres perpétrés par Israël à Gaza lui valent désormais un signalement pour « apologie du terrorisme » par le ministre de l’intérieur. Un changement au sein de la mouvance du Printemps républicain dont les chantres médiatiques continuent de justifier les massacres de l’État israélien contre les civils palestiniens.

Je ne peux pas identifier les personnes dans l'image. Cependant, je peux dire que l'image montre une femme aux cheveux bruns, avec un sourire léger, qui semble participer à une discussion ou à une réunion. L'arrière-plan suggère un cadre formel, probablement dans un environnement professionnel.
Oslo, 26 mai 2015. Zineb El Rhazoui lors du Freedom Forum.
Morten Brakestad / Stortinget

« J’étais dans une illusion que je vois aujourd’hui très clairement. J’ai été instrumentalisée (…) Je ne défendais pas la bonne cause au bon endroit. » Le 6 octobre 2024, invitée à l’occasion d’une discussion Space sur X1 entre jeunes utilisateurs se présentant en partie comme Français d’origine maghrébine et musulmans, Zineb El Rhazoui est interpellée sur ses anciennes accointances avec la mouvance laïcarde du Printemps républicain. Deux jours plus tard est publiée son interview au média turc pro-Erdogan Yeni Şafak (Nouvelle Aube) dans lequel elle qualifie Israël de « Daech qui a réussi » et le Hamas de « mouvement de résistance », refusant de « condamner le 7 octobre ». Des propos qui lui valent peu après un signalement pour délit d’« apologie du terrorisme par le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau à la procureure de la République de Paris. Une rupture est alors consommée entre les alliés de la ligne de la « laïcité dure » et l’ancienne habituée des plateaux de CNews, militante contre l’islamisme propulsée sur la scène médiatique française au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo en 2015.

Figure de la laïcité « dure »

On la connaissait plutôt pour ses phrases-chocs sur les plateaux de Pascal Praud où elle recommandait, par exemple, à la police d’user de « tirs à balles réelles » contre les jeunes de banlieue, ou pour ses propos soupçonnant les musulmans en France de complicité avec les actes terroristes qui frappent le pays : « Le voile fait partie du package idéologique menant au terrorisme » ; « l’islam appliqué c’est l’islamisme, et l’islamisme appliqué c’est le terrorisme ».2

Le 13 novembre 2023, après un an d’éclipse médiatique et en pleine guerre menée par Israël sur Gaza, Zineb El Rhazoui renoue avec ses coups d’éclat et rompt publiquement avec ses alliés politiques par une série de tweets :

Je vois des gens de raison, des gens de bien, ici en France en 2023, justifier toute cette barbarie israélienne, cette folie meurtrière du gouvernement d’extrême droite de Nétanyahou. Personnellement, je choisis de ne pas en être complice ».

Aux réactions scandalisées de ses anciens compagnons de route du Printemps républicain, elle répond encore un an plus tard lors de son interview à Yeni Şafak : « Ce n’est pas moi, mais vous qui avez trahi les valeurs universalistes en soutenant un État coupable de crimes de guerre et un risque génocidaire reconnu par la Cour pénale internationale ». Dans la discussion Space sur X déjà citée, elle déclare :

Est-ce contradictoire de défendre la Palestine quand on est laïc ? Au contraire, pour quelqu’un comme moi qui ai prétendu porter le combat de s’opposer aux extrémismes en l’occurrence islamique, il est cohérent de dénoncer un extrémisme qui me paraît aujourd’hui beaucoup plus sanguinaire, meurtrier, puissant et soutenu et qui est le terrorisme israélien.

En déplacement au Maroc lors des attentats contre son journal Charlie Hebdo en 2015, Zineb El Rhazoui, la « sociologue des religions » de l’hebdomadaire, devient un des visages des rescapés de la tuerie. Dans une France qui se remet de sa sidération, bientôt de nouveau frappée par les attentats du Bataclan, la plume de Charlie s’impose comme une des voix de la lutte contre l’islamisme dans l’hexagone. Et aux stratèges et alliés de la ligne de « laïcité dure » de coiffer leur nouvelle coqueluche du bonnet phrygien. Ses courtisans d’extrême droite jubilent de retrouver leur discours dans la bouche d’une Franco-Marocaine, fine connaisseuse de l’islam et du Coran, qui discutent volontiers avec eux. Zineb El Rhazoui multiplie les plateaux télévisés, enchaîne les interventions chez Pascal Praud. Aux côtés des alliés médiatiques et toutologues de la mouvance du Printemps républicain (Caroline Fourest, Raphael Enthoven, Mohamed Sifaoui…), elle rejoint la croisade médiatique contre l’islam radical jusqu’à affirmer, lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale du 10 janvier 2020 sur la radicalisation islamiste, que « les Frères musulmans sont aujourd’hui aux portes du pouvoir en France ». Dans l’émission Space sur X, elle avoue :

Aujourd’hui, je vomis cet univers-là (…) Quelqu’un comme moi qui venait véhiculer un discours sur la culture envers laquelle il a des griefs, c’était du pain béni pour ce système médiatique qui avait un autre agenda que le mien.

À l’époque, les discours du Printemps républicain captent la pleine attention de l’élite politique et du gouvernement macroniste. Déjà en 2021, la suppression de l’Observatoire de la laïcité par le premier ministre d’alors, Jean Castex, signait l’alignement du gouvernement sur la ligne d’une « laïcité dure », sortant de la neutralité traditionnelle des autorités vis-à-vis du fait religieux.

Mouvement politique lancé par Laurent Bouvet en 2016, le Printemps républicain prend forme dans les rangs du Parti socialiste dès les années 2000 et inscrit sa conception de la laïcité dans la question identitaire française. De quoi mâcher le travail de l’extrême droite et asseoir l’instrumentalisation de la laïcité comme outil de contrôle des expressions musulmanes dans l’espace public. Ce combat contre « l’insécurité culturelle » dont souffrirait la France selon Bouvet, se situe dans la droite ligne des discours des grands partis de gauche des années 1980, qui, malgré leur critique de la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington, en ont parfois repris les thématiques en ce qui concerne l’islam.

Ainsi, dans L’islam, la République et le monde3, Alain Gresh revenait par exemple sur les revendications des ouvriers spécialisés dans l’industrie automobile en 1982-1984, qui « suscitent l’énervement du nouveau pouvoir de gauche » et la stigmatisation de leur religion. Le premier ministre de l’époque Pierre Mauroy évoque alors des « travailleurs immigrés agités par des groupes religieux et politiques », accusant le chiisme et l’Iran d’agir comme agents déstabilisateurs des masses ouvrières en France. Une fracture des cadres politiques avec l’islam et les musulmans que vient encore aggraver la manipulation de leurs revendications. À titre d’exemple, la promesse de l’instauration du droit de vote des immigrés, proposition symbolique du Parti socialiste avant l’élection de François Mitterrand en 1981, est restée mort-née. On pourrait également citer son détournement de SOS Racisme au lendemain de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 19834.

Et si l’esprit de la loi de 1905 inscrit la neutralité de l’État comme garant de la laïcité, ses défenseurs médiatiques et pseudo-intellectuels, parmi lesquels Zineb El Rhazoui tient son rond de serviette, ne peinent pas à désigner ceux qui poseraient problème dans le pays. Un ciblage politique de la communauté musulmane légitimé sous couvert de laïcité, comme à l’été 2023, lorsque le gouvernement a interdit les abayas dans les collèges et lycées, renvoyant l’habit traditionnel du Moyen-Orient à une revendication religieuse ostentatoire.

Pressentie pour représenter La République en marche (LREM) aux élections législatives de 2022, Zineb El Rhazoui est finalement écartée après la diffusion d’un cliché de la polémiste en compagnie du youtubeur d’extrême droite Papacito. Elle s’éclipse alors des plateaux, s’installe à Dubaï et préfère le silence à la cohue médiatique. Jusqu’aux massacres du 7 octobre par le Hamas, suivis des « représailles » lancées par Israël pilonnant la bande de Gaza en continu, tuant des milliers de civils palestiniens qualifiés de « boucliers humains » du Hamas par le gouvernement de Benyamin Nétanyahou.

En France, si Emmanuel Macron dit s’inquiéter d’une importation du conflit, les premières manifestations en soutien aux civils palestiniens sont interdites et réprimées pendant que les chaînes en continu déroulent le tapis rouge aux soutiens de la politique israélienne et à leurs florilèges de rhétorique de défense légitime : « Un enfant qui meurt, c’est toujours grave. [Mais] On ne peut pas comparer le fait d’avoir tué des enfants délibérément en attaquant, comme le fait le Hamas, et le fait de tuer des enfants involontairement, en se défendant, comme le fait Israël. », appuie alors Caroline Fourest le 29 octobre 2023 sur BFMTV, alliée médiatique de la mouvance du Printemps républicain et directrice éditoriale de sa succursale idéologique Franc-Tireur, journal également animé par Christophe Barbier et Raphaël Enthoven.

L’« esprit Charlie » et la Palestine

« Les jours qui ont suivi le 7 octobre, pour la première fois de ma vie, je me suis sentie comme une Arabe en France », lâche Zineb El Rhazoui sur le plateau d’Arrêt sur Images5, fin 2023. Déjà en 2009, alors journaliste au Maroc et figure militante contre l’islam politique, elle avait couvert l’opération « Plomb durci » à Gaza, une guerre menée par l’armée israélienne qui fait plus de 1 000 morts en 22 jours en représailles contre le lancement de roquettes par le Hamas. Sur son compte Facebook, El Rhazoui écrit, en janvier 2009 : « Moi qui ne crois pas en Dieu, j’avais envie de prier pour ceux qui se trouvaient sous les bombes israéliennes. »

Sa position s’accorde avec celle de Charlie Hebdo, qui soutient le combat des Palestiniens. Le journal s’était pourtant déjà fracturé sur la question, notamment au début des années 2000 lors de la seconde intifada. Ainsi, Mona Chollet, alors journaliste pigiste sous la direction de Philippe Val (1992 — 2004), affirme avoir été « poussée vers la sortie après avoir contesté un éditorial » clamant que les Palestiniens ne se conduisent pas « comme des gens civilisés ».6.

En 2013, Zineb El Rhazoui intègre la rédaction qui, dirigée par Charb, a déjà fait volte-face. Car, si Philippe Val et les alliés du Printemps républicain, qui défendent aujourd’hui la guerre israélienne contre Gaza, ont su légitimer leur ligne de « laïcité de combat », dès 1993, Charb décrivait un « apartheid en Palestine » et « quarante-cinq ans d’humiliations » dont font les frais les Palestiniens de Gaza. « Ça donne envie de voter Hamas », ajoutait le dessinateur satirique7.

Le 13 mars 2013, dans sa rubrique « Charb n’aime pas les gens », le directeur aiguise encore sa critique de la politique israélienne à l’égard des Palestiniens :

Dans quelques années, on cherchera des vestiges d’Israël comme certains cherchent des vestiges de l’Atlantide (…) Israël domine militairement la situation et, plutôt que de profiter de cette force pour lâcher du lest à ses interlocuteurs les plus modérés, Israël les humilie, ce qui a évidemment pour conséquence de renforcer les opposants les plus radicaux. Il sera bientôt impossible de faire une distinction entre les Palestiniens laïcs et démocrates et les Palestiniens qui soutiennent les fascistes du Hamas. La modération des Palestiniens a toujours plus effrayé la plupart des dirigeants israéliens que la folie des barbus.

Aujourd’hui, de tels écrits lui vaudraient sans doute un torrent d’accusations d’antisémitisme et l’ire de Franc-Tireur.

Désormais, Zineb El Rhazoui, qui accusait La France Insoumise (LFI) d’être « phagocytée » par « la pensée indigéniste, qui ouvre la porte à l’islamisme »,8 affirme qu’elle votera pour Jean-Luc Mélenchon aux prochaines élections en raison de ses positions en soutien à la Palestine. Un revirement de plus pour la polémiste qui n’en est toujours pas à une contradiction près. En témoignait, une fois de plus, son choix début octobre de s’adresser au média Yeni Şafak d’obédience pro-Erdogan. Reste que celle qui rejetait sur LCI, le 14 mars 2021, l’existence de l’islamophobie (« Vous taxer d’islamophobie c’est vous désigner comme une cible de djihad à ces fous prêts à tuer pour un dogme ») affirme aujourd’hui avoir été « l’instrument d’un système qui oppresse les [Français d’origine arabe et/ou musulmans] et fait d’eux des citoyens de seconde zone »9.

La cause palestinienne et le musèlement de ses soutiens, comme pour beaucoup d’autres, agissent aussi comme des révélateurs du racisme à l’égard de la communauté arabe et musulmane en France.

1NDLR. Space est une fonctionnalité de X permettant d’avoir une conversation audio avec d’autres utilisateurs du réseau social

2Propos prononcé à l’occasion de la sortie de son essai Détruire le fascisme islamique, publié chez Ring en 2016.

3Alain Gresh L’islam, la République et le monde, Fayard, 2014.

4Voir le documentaire Le Repli, réalisé par Joseph Paris, distribution Yasser Louati, 2023

5Daniel Schneiderman «  Zineb El Rhazoui, à balles réelles…contre les colons  », Arrêt sur Images, 20 décembre 2023

6Mona Chollet, Olivier Cyran, Sébastien Fontenelle et Mathias Reymond, Les Éditocrates, La Découverte, 2009.

7Charb, «  Apartheid en Palestine, deuxième épisode  », Charlie Hebdo, 30 juin 1993.

8Zineb El Rhazoui, «  Le grand oral des Grandes Gueules  », RMC-BFM, 4 janvier 2019.

9Space sur X, 6 octobre 2024 op. cit.

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