Histoire

« L’alliance impie ». Quand la France se coalisait avec une puissance musulmane

Au cours de l’histoire, la France n’a pas toujours été en guerre contre l’islam. Depuis François Ier et durant plusieurs siècles, une alliance a perduré entre Paris et l’empire ottoman, pour combattre d’autres « puissances chrétiennes ». Preuve que la religion jouait un faible rôle dans les relations internationales. Extrait.

Les pères de l’alliance franco-ottomane, François Ier (à gauche) et Soliman le Magnifique (à droite), peints séparément par Le Titien vers 1530
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Au début du XVIe siècle, l’islam restant pour l’essentiel extérieur au royaume de France, la question qui se pose au roi François Ier n’est pas tant religieuse que politique. Même s’il est réputé très pieux de tempérament, il n’hésite pas à contracter une alliance militaire avec le très musulman Soliman le Magnifique, nommé dans son pays Sulayman Al-Qanuni, « le législateur », contre le rex christianissimus, le très chrétien Charles Quint. C’est ce qui permet aux troupes françaises d’échapper au désastre humiliant de l’expédition d’Alger en octobre 1541.

Charles Quint vient de mettre au pas Tunis en s’emparant de La Goulette. S’étant mis en tête de punir Alger qui avait osé chasser en 1529 les Espagnols du Peñon, cette forteresse érigée sur les îlots qui commandaient le port de la ville en lui donnant son nom — al-jazair signifie en effet « les îles » —, il constitue, sous la bénédiction du pape Paul III, la puissante Ligue de Nice. Las, poussés par une terrible tempête dans la baie d’Alger, les 520 vaisseaux de la flotte réunie par cette dernière sous les ordres de l’amiral Andrea Doria se fracassent l’un contre l’autre, en même temps qu’est décimée la troupe de 25 000 hommes débarquée dans la plaine d’El-Harrach. Elle s’est en effet engluée dans la boue qui a recouvert cet endroit à la faveur de pluies diluviennes que la légende attribue au marabout de la ville d’Alger, Sidi Boukadir, censé les avoir provoquées par la magie du bris de marmites de terre (gedur) sur la darse.

Deux années plus tard se tient tout au long de l’été le siège de Nice. Les troupes au sol franco-ottomanes coalisées, menées par le comte d’Enghien, concourent avec la flotte mixte placée sous les ordres du grand amiral Keireddine, le frère de Barberousse, par ailleurs beylerbey d’Alger et sultan de Tunis. L’historien Géraud Poumarède rapporte comment l’installation de 30 000 soldats turcs à Toulon est « quelque chose d’inouï » pour les contemporains. L’alliance ottomane conserve sa solidité sous les successeurs de François Ier1. Quand Venise est amputée de Chypre en 1570 et que le pape Pie V mobilise une Sainte-Ligue qui liquide la flotte ottomane à la célèbre bataille de Lépante l’année suivante, c’est sans la France de Charles IX. Plus tard encore, dans les années 1570, Henri de Navarre mène avec les huguenots et les morisques des campagnes conjointes avec la flotte ottomane contre l’Aragon.

« Rien de plus admirable que l’homme »

Roi de France, Henri IV obtient du sultan Ahmet Ier l’insertion, dans les capitulations2 du 20 mai 1604 de la protection des pèlerins chrétiens et des religieux responsables de l’église du Saint-Sépulcre. Point trop n’en faut, cependant : il n’y a pas, dans cette alliance de nature strictement politique, une raison suffisante pour prêter l’oreille aux paroles « hérétiques » du sieur Guillaume Postel qui, après avoir accompagné en 1535 l’ambassadeur Jean de la Forest à Constantinople, a été nommé en 1538 le tout nouveau lecteur au Collège royal (ancêtre du Collège de France) dans les langues orientales autres que l’hébreu, à savoir le grec, le syriaque et l’arabe. Cet orientaliste exalté ne s’est-il pas mis en tête de réunir en une seule les trois religions issues du même tronc, le judaïsme, le christianisme et l’islam, dans son De orbis terrae concordia ? Censuré par la Sorbonne scandalisée, l’ouvrage ne paraîtra qu’en 1544, après qu’en 1542, son auteur aura été chassé du Collège et embastillé…

Il n’empêche que, contrairement à la fable comprise dans le terme Renaissance lui-même, bien des esprits qui ont attaché leur nom à cette époque n’ont pas méprisé les enseignements venant des rives méridionale et orientale de la Méditerranée. Bien au contraire. Certains d’entre eux trouvent même chez leurs penseurs un humanisme dont on veut faire la caractéristique exclusive de l’Europe. « Très vénérables Pères, écrit l’un de ces penseurs de la Renaissance, j’ai lu dans les écrits des Arabes que le Sarrasin Abdallah, comme on lui demandait quel spectacle lui paraissait le plus digne d’admiration sur cette sorte de scène qu’est le monde, répondit qu’il n’y avait à ses yeux rien de plus admirable que l’homme ».

Voilà, dans leur version française, les premiers mots par lesquels Jean Pic de la Mirandole entame en 1485, à l’occasion d’un séjour à l’université de Paris, les 300 thèses de son Oratio de hominis dignitate. Et le philosophe et théologien ne mentionne-t-il pas, dans ce texte fameux, rien moins qu’Albumasar (Abou Mashar), Alkindi (Al-Kindi), Alpharabi (Al-Farabi), Avempace (Ibn BaJa), Avenzoar (Ibn Zuhr), Averrroes (Ibn Roushd) et Avicenne (Ibn Sina) ? Il est de bon ton aujourd’hui de considérer, dans certains milieux intellectuels, la Renaissance comme un retour à la Grèce antique qui aurait permis de se passer, grâce à l’arrivée par Venise d’érudits grecs après la chute de Constantinople, des apports de la civilisation islamique. Mais ceci n’est qu’un regard tardif, rétrospectif sur cette période, une relecture de la réalité de l’époque.

L’intégration des morisques

Une page d’histoire peu connue est l’installation dans le royaume de France des morisques, c’est-à-dire de ces musulmans convertis de force dans l’Espagne des Rois catholiques, selon le titre donné aux souverains de ce pays par le pape Alexandre VI, puis expulsés sous Philippe III entre 1608 et 1612. Cette immigration fait pendant à celles des marranes, convertis chassés d’Espagne et du Portugal au siècle précédent, et installés de ce côté-ci des Pyrénées, au Pays basque, à Bordeaux et même à Toulouse. Pourtant, si elle a laissé peu de traces dans la mémoire collective, elle est bien plus massive. Sur 150 000 personnes qui franchissent alors les Pyrénées, seuls 30 000 peuvent s’embarquer à Agde pour le Maghreb ou l’Italie. Le reste s’installe donc dans le Royaume, essentiellement en Béarn ou en Languedoc. Un faible contingent de 800 veut s’établir en Provence, mais en est chassé par un décret du Parlement d’Aix du 13 janvier 1611.

À propos de morisques, une anecdote plaisante. Elle me fut contée par Bruno Étienne quand il sut que j’étais d’ascendance ariégeoise. Un de ses amis, chanteur occitan du nom de Frèche, veut s’enquérir de l’origine de son patronyme, dont un des foyers principaux est la Haute-Ariège. Il découvre alors dans les archives départementales que tout au long du XVIIe siècle, le curé du village dont il est originaire ‒ et dont j’ai oublié le nom ‒, descend chaque année rendre compte à l’évêque de Foix de ses progrès dans la conversion sûre et irréfragable des familles morisques installées dans sa paroisse.

Trois critères de l’authenticité de la foi chrétienne de ces prétendus néophytes, dont les familles étaient pourtant souvent converties depuis un siècle : ne pas manger de porc, il va de soi ; ne pas se laver, car on pensait en ce temps-là que le faire était une manière de laisser le diable entrer dans le corps par les pores ; enfin ne pas disposer, si j’ai bien retenu, les repas sur des nappes blanches, pour une raison dont je suis incapable de me souvenir. Mon compatriote comprend ainsi que l’origine de son nom est l’arabe frej, qui signifie littéralement « consolation », et que ses ancêtres étaient des musulmans venus jadis d’outre-Méditerranée. Quoi qu’il en soit, le credo des autorités temporelles comme spirituelles des royaumes de France et de Navarre est qu’un bon musulman est un musulman dûment converti… C’est bien ce que, dans une tradition française venant de très loin, on entend par assimilation !

Ce qui advient à cette époque sur le plan politique avec une puissance islamique peut se passer plus aisément encore avec des puissances européennes et chrétiennes. C’est ainsi qu’en 1635, le cardinal de Richelieu, suivi plus tard, de 1643 à 1648, par le cardinal Mazarin, n’hésite pas à épauler les monarchies protestantes de Suède et du Danemark contre celle des Habsbourg qui cherchent à assumer le rôle de police catholique dans le Saint-Empire. En revanche, le premier de ces cardinaux vient de s’en prendre aux protestants qu’il accuse de vouloir ériger un État dans l’État et qu’il empêche en 1627-1628, au siège de La Rochelle, de recevoir l’appui de l’Angleterre antipapiste. Aucun État n’est, on peut le comprendre, disposé à tolérer que des communautés religieuses présentes sous sa juridiction soient le point d’appui de forces centrifuges, susceptibles de contrecarrer ses intérêts de puissance sur l’échiquier international et de menacer l’ordre domestique.

Les temps des Lumières

Si le mot Lumières renvoie à un mouvement de pensée que l’on fait commencer en France en 1715, c’est-à-dire à la mort de Louis XIV, les Anglais font débuter leur « Age of Enlightment » ou « Age of Reason » avec Isaac Newton et ses Principia mathematica (1687), et mettent cependant les philosophes Thomas Hobbes (d. 1679), Baruch Spinoza (d. 1677), Gottfried Wilhelm Leibniz et David Hume (d. 1711), dans le lot des penseurs de cette époque.

Si nous acceptons leur découpage, cela nous fait remonter, du point de vue des relations internationales, aux années 1670. Le début du règne de Louis XIV est marqué par de sérieux accrocs à l’alliance franco-ottomane, concomitants à une tentative de rapprochement avec les Habsbourg, marquée par son mariage avec Marie-Thérèse d’Autriche en 1660. Il est difficile d’être l’allié solide de deux pays en affrontement ouvert. C’est le temps où, en 1669, arrive en mission à Versailles l’émissaire de Mehmet IV dans le but de rétablir les liens diplomatiques détériorés. Échec complet : terriblement vexé que l’ambassadeur Soliman Agha prenne avec dédain les fastes déployés pour le recevoir et ne manifeste aucun éblouissement devant le rayonnement du Roi-Soleil, Louis XIV commande à Molière et Lulli de monter une pièce de théâtre tournant les Turcs en ridicule. Ce sera le succès du Bourgeois gentilhomme en 1670.

Mais l’alliance redevient effective en 1673 quand le roi de France obtient de la Porte de nouvelles capitulations qui accroissent la reconnaissance de son pays comme protecteur des chrétiens. Quand, en 1683, le Grand Vizir ottoman Kara Mustafa Pacha manque de prendre Vienne, non seulement Louis XIV refuse d’aider les Autrichiens, mais il tente même d’empêcher le Polonais Jean III Sobieski de sauver la ville, et il profite du fait que les Habsbourg sont occupés à l’est pour attaquer des villes d’Alsace et certaines autres régions occidentales de l’empire.

Quand Leibniz cherche à fonder une alliance "au profit du christianisme"

Il est particulièrement remarquable que Louis XIV reste sourd aux sirènes d’un Gottfried Wilhelm Leibniz, le fameux philosophe et mathématicien, en l’occurrence diplomate dépêché de 1672 à 1676 à Paris par Johann Christian von Boyneburg, conseiller intime et grand-maréchal de l’électeur de Mayence. L’idée de cette mission est de détourner, par une expédition pour soustraire l’Égypte à la Porte, le royaume de France de ses attaques contre le Saint-Empire. « C’est une guerre sainte par son but, affirme le fameux diplomate d’occasion, et « quoi de plus juste qu’une guerre sacrée, entreprise pour le bien de l’humanité, le profit du christianisme, [etc.] ? »

Ce à quoi Arnaud de Pomponne, le tout nouveau chef de la diplomatie française, fait savoir à l’ambassadeur de France à Mayence : « Je ne vous dis rien sur les projets d’une guerre sainte : vous savez qu’ils ont cessé d’être à la mode depuis Saint Louis. » Il faut noter ici qu’en dépit des analyses qui font remonter de façon anachronique le concept de guerre sainte au temps des Croisades, il n’apparaît qu’aux temps modernes dans la confrontation avec la Porte ottomane, d’où l’emploi, dans cet échange, de l’expression comme simple épithète et non comme formule figée exprimant un concept bien défini s’inscrivant dans une doctrine dûment établie.

Les rapports avec la régence d’Alger sont quelque peu différents de ceux d’avec la Porte, du fait de la prise de distance de plus en plus grande, au cours de l’histoire, des deys vis-à-vis de cette dernière. C’est ainsi qu’une guerre franco-algéroise advint en 1681 lorsque le dey Baba Ḥassan apprend par des lettres de captifs qu’ils sont mis aux fers à bord des galères de l’escadre du Levant, en violation de l’accord selon lequel aucun des deux pays ne peut maintenir captifs des ressortissants de l’autre, et en dépit des mises en garde de négociants français alarmés par les effets de ces pratiques sur leurs affaires. Cela mène en 1683 au bombardement d’Alger par l’amiral Abraham Duquesne, puis en 1684, à l’expédition contre Alger du vice-amiral Anne Hilarion de Cotentin, comte de Tourville, et enfin en 1688 à un nouveau bombardement de la ville par le maréchal Jean d’Estrées, à la suite de quoi tout rentre enfin dans l’ordre. La paix est définitivement conclue avec la Régence. Elle durera plus d’un siècle pendant lequel la course algéroise respectera le pavillon français et se gardera de faire des captifs français.

Le mythe du « dar al-harb »

Résumons les rapports avec les terres d’islam du royaume qui est sous l’Ancien Régime « la fille aînée de l’Église ». Soit dit en passant, l’expression n’est pas antique : elle fut donnée en 1841 par le dominicain Henri-Dominique Lacordaire faisant remonter la naissance de l’État français à Clovis qui, par son baptême à Noël vers 500, fit de son royaume le bras armé de l’Église contre les princes gagnés à l’arianisme. Si nous laissons de côté l’alliance abbassido-carolingienne, qui fut somme toute éphémère, l’alliance avec la Porte ottomane a, quant à elle, duré plus de trois siècles et demi. Cela dément l’interprétation caricaturale selon laquelle la division du monde prêtée au droit islamique entre dar al-islam (domaine de l’islam) et dar al-harb (domaine de la guerre), signifierait que la seule relation possible de l’État islamique avec le monde non islamique serait la guerre, nommée d’ailleurs abusivement « djihad ».

En fait, pour l’immense majorité des spécialistes du droit islamique (fiqh) des différentes écoles juridiques, dans le temps et dans l’espace, la guerre de conquête et de rapine n’est nullement légale, et le djihad comme type particulier de guerre n’est conçu que comme guerre de défense de la communauté des croyants (oumma), d’ailleurs décidée selon des règles dûment établies dans le fiqh, soit le droit islamique. Naturellement, comme dans toute civilisation, il arrive que les normes soient allègrement transgressées.

De ce point de vue, les sociétés chrétiennes furent-elles toujours en règle avec la doctrine de la guerre juste, le bellum iustum d’Augustin d’Hippone, même dans sa forme sécularisée que donne au XVIIe siècle Hugo Grotius ? Il faut dire qu’en matière de conquêtes massacrantes justifiées au nom de la foi, les États chrétiens ont fait très fort aux Amériques. C’est bien pourtant l’Évangile selon Matthieu (VII, 3-5) qui cite la parabole de la paille et de la poutre…

1Géraud Poumarède, « Soldats envoyés des souverains musulmans en France », dans Mohammed Arkoun (dir.), Histoire de l’islam et des musulmans en France, Le Livre de Poche, 2010).

2Terme qui n’a nullement le sens d’« abandon, défaite », mais celui de « convention ».

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