Économie

L’argent de l’Irak toujours sous contrôle américain

Les États-Unis ont envahi illégalement l’Irak en mars 2003. Vingt ans après, et malgré le retrait de leurs troupes, ils continuent à contrôler l’argent issu de ses richesses pétrolières et l’utilisent comme moyen de chantage. Un contrôle dont personne ne parle.

Échange de devises dans la rue près de la bourse d’Al-Kifah à Bagdad (27 décembre 2022)
Ahmad Al-Rubaye/AFP

Début décembre 2022, les commerçants de Bagdad s’inquiètent de la brusque envolée du billet vert. Il faut de plus en plus de dinars irakiens (DI) à l’achat d’un dollar : 1 200 DI en temps ordinaire, 1 470 et jusqu’à 1 750 DI au marché noir à la mi-décembre. Une hausse de 45 % du taux de change n’a rien d’anodin dans un pays qui, après des années de sanctions occidentales et de guerre civile, ne produit guère que du pétrole et importe à peu près toute sa consommation intérieure. Habituée à une stabilité notable du change dollar/DI ces dernières années, l’opinion ne comprend pas. Le baril de pétrole se vend à des cours très élevés, entre 80 et 90 dollars (entre 75,58 et 85 euros), la production a repris (4,5 millions de barils par jour) et, à en croire le précédent premier ministre, les réserves publiques de devises frôlent les 100 milliards de dollars (95 milliards d’euros). Comment peut-on manquer de billets verts ? Bientôt, la rue se mobilise, les premiers manifestants apparaissent et brandissent des pancartes sur lesquelles on peut lire : « Hausse du dollar = mort des pauvres et des enfants » ou « Où sont les parlementaires amis du peuple ? »

Sous pression, le nouveau premier ministre, en place depuis fin octobre 2022, Mohamed Shia Al-Sudani, qui appartient au parti chiite Daawa au pouvoir depuis 2005, annonce la mesure la plus commode : changer le gouverneur de la Central Bank of Iraq (CBI), remplacé par un de ses amis politiques. S’y ajoutent des subventions pour les produits de base, et la répression contre les changeurs du marché parallèle. La situation ne s’améliore pas. La colère populaire se tourne contre les autorités locales, accusées de tous les maux.

Un dispositif mis en place sous l’occupation

Personne, ou presque, ne rappelle que depuis le 22 mai 2003, les recettes en devises des compagnies pétrolières ne vont plus au Trésor public irakien, mais sur un compte ouvert au nom de la CBI à la filiale new-yorkaise du Federal Reserve System, la banque centrale américaine. Le dispositif a été mis en place au lendemain de l’occupation du pays, sous le « gouverneur » de l’époque, Paul Bremer, par un executive order, un décret présidentiel signé par le président Georges W. Bush. Il rappelle la zone franc, le franc CFA, et les devises d’une dizaine de pays africains gérés depuis Paris.

Motif invoqué alors devant les médias : la question non résolue des réparations dues au Koweït envahi le 2 août 1990 par les divisions blindées de Saddam Hussein. La famille régnante Al-Sabah réclame plus de 350 milliards de dollars (330,68 milliards d’euros), l’accord se fera finalement en 2010 sur 52 milliards (49 milliards d’euros) dont le versement est achevé en février 2022. Pour autant, à New York le compte CBI/Oil Proceeds Receipts n’est pas supprimé et l’Irak ne retrouve pas sa souveraineté monétaire et financière.

Ce compte fonctionne comme tout compte bancaire et pendant vingt ans, on n’en entend guère parler. Chaque mois, un camion de 10 tonnes embarque des milliards de dollars depuis une enceinte de la Fed dans le New Jersey, puis dans un avion de l’US Air Force, destination Bagdad. Chacune des deux parties y trouve son compte ; l’Irak se procure facilement des dollars, Washington garde, de fait, un certain contrôle sur le second plus gros producteur de brut de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) après l’Arabie saoudite. Ensuite, à Bagdad, la CBI organise une dollar auction, un marché des changes où se vendent au plus offrant les dollars venus d’Amérique. Les acheteurs sont nombreux ; il y a plus d’un millier d’établissements financiers et de banques en Irak et les arnaques sont nombreuses.

Dans les poches de l’Iran et de la Syrie ?

Beaucoup ce ces établissements n’ont guère d’activités et servent essentiellement de prête-noms à des intérêts étrangers sanctionnés par Washington. En 2020, le président Donald Trump menace de couper les livraisons de dollars. La Maison Blanche ne supporte plus qu’une partie des dollars irakiens finisse dans les poches de l’Iran et ses alliés, la Syrie de Bachar Al-Assad et le Hezbollah libanais — qui font l’objet de sanctions américaines —, sans parler des deux grandes familles du Kurdistan qui servent d’intermédiaires à des intérêts turcs. Quelle est l’importance de ces « fuites » ? On n’en sait rien, mais le développement récent du marché des changes parallèle et l’écart entre le taux de change officiel et le taux au noir (45 %) témoignent de son importance.

L’arrivée au pouvoir de Mohamed Shia Al-Sudani, allié plus ou moins complaisant de Téhéran, provoque la fureur d’un bureau du ministère du Trésor à Washington, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) exaspéré par la kleptocratie sans frontières qui règne en Irak depuis les années 2010-2012. Trois banques sont interdites d’accès au système de communication interbancaire SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication). La banque centrale est tenue d’exiger des acheteurs de dollars de nombreuses précisions sur l’emploi final des devises achetées ; les procédures sont informatisées. Mais les banquiers irakiens, et une bonne partie de leurs clients boycottent les nouvelles procédures.

Le secrétariat au Trésor rationne les livraisons de billets. On tombe de 250 millions de dollars par jour (236 millions d’euros), à 150 (141,72 millions d’euros), voire à 20 ou 30 millions (19 à 28,34 millions d’euros) en janvier, selon les sources. Les conséquences sont immédiates pour les consommateurs irakiens. Les heurts avec la police se multiplient aux abords du square Al-Khilani à Bagdad. Finalement le jeudi 2 février, le premier ministre a un entretien téléphonique avec le président des États-Unis, Joe Biden. Il n’en sort rien publiquement. Peu après, le secrétaire adjoint au Trésor, Brian Nielson, le « M. sanctions » américain, accompagné de l’un des patrons de l’OFAC, rencontre à Istanbul le gouverneur de la CBI, Ali Al-Alag. Un communiqué américain recommande de « continuer la coordination et la coopération de toujours » pour restreindre l’accès au système financier international des « acteurs illégaux et corrompus ». Il félicite la CBI pour « l’amélioration du respect des normes » et se dit prêt à « collaborer à la modernisation du secteur bancaire irakien ».

Le gouverneur irakien ne dit rien. Ses collaborateurs cherchent à économiser les dollars et à les remplacer par les yuans chinois dans les échanges avec la République populaire. Depuis le 8 février, une délégation irakienne est à Washington et multiplie les rencontres. La punition est-elle finie ? Il est trop tôt pour savoir si le camion du New Jersey va reprendre son service. Visiblement, Bagdad s’est incliné sous peine de plonger son économie dans une crise économique funeste. Les Irakiens ont gardé un souvenir amer de l’embargo auquel était soumis le régime de Saddam Hussein avant 2003. Une double pression s’exerce sur le gouvernement irakien : Téhéran le pousse à s’éloigner des États-Unis, Washington rêve de l’embaucher dans sa croisade contre l’Iran. Quitte à l’y presser rudement si le premier ministre hésite trop longtemps.

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