Rien n’y fait. Même à 1800 mètres d’altitude, l’auréole jaunâtre qui ceinture Kaboul altère le ciel pourtant sans nuages. Il se dit que l’air de la capitale afghane est loin d’être pur. Il porterait son lot de matières fécales et de produits toxiques. Le manque d’infrastructures, y compris de simples canalisations, et les guerres qui ont sévi ces dernières années, ont fait de la ville l’une des plus polluées du monde. Depuis le flanc de la colline, juste au-dessus de ce qui devait être une piscine olympique — désormais un vestige laissé par les Russes —, deux hélicoptères américains entament un virage. Les deux soldats afghans présents sur les hauteurs ne les entendent même plus. À moitié endormis, ils tiennent leur position.
À Kaboul, les forces armées afghanes contrôlent toujours les innombrables check-points présents dans la ville. Ces points de contrôle n’empêchent pas les attaques et attentats contre des bâtiments publics ou des hôtels. L’attaque spectaculaire et meurtrière du Serena Hotel le 22 mars 2014 a fait neuf morts. Le gouvernement, comme à son habitude, n’a d’autre choix que d’accuser le Pakistan d’être derrière cet attentat et de vouloir déstabiliser le pays.
Ces attentats s’intensifient malgré les tractations entre les talibans dits « modérés » et le gouvernement d’Hamid Karzaï. En fin de règne, ce dernier accorde subitement beaucoup d’attention au départ complet et définitif des Américains. « Il veut sauver sa peau et son honneur de pachtoun. Il veut laisser une trace dans l’histoire du pays alors que celui-ci est fragile et encore instable », témoigne Hamid Modaqiq, un jeune Afghan de la même ethnie. Selon lui, ces attaques perpétrées au cœur même de la capitale seraient dues à la faiblesse de l’armée afghane et la fragilité de l’armée minerait en partie l’État.
Certains l’expliquent par la perception qu’en a désormais la population. « Avant l’arrivée des Américains, le service militaire était obligatoire à partir de vingt-deux ans. Il devait durer au moins deux années et la formation des soldats était très dure et efficace. Aujourd’hui, l’armée n’est plus obligatoire. Elle est vue par la jeunesse comme un moyen rapide de gagner de l’argent », explique Samioullah Sharraf, journaliste afghan indépendant. Et cet argent ne provient pas uniquement de leur maigre salaire. « Tous les soldats ont des occasions de demander des bakchichs. L’uniforme aujourd’hui sert à soutirer de l’argent à la population plutôt qu’à combattre les talibans », avoue une jeune recrue de l’armée qui préfère ne pas mentionner son nom. Il ajoute que le poste le plus demandé par les soldats est le checkpoint, « pour avoir directement accès aux poches des automobilistes ».
Américains contre communistes
Cette fragilité serait également le résultat de courants contradictoires et d’une lutte discrète entre l’ancienne et la nouvelle génération au sein des forces de sécurité. À la base militaire de l’aéroport de Kaboul, dans l’embrasure d’une porte, Karim Remani, un officier de l’armée de l’air, se fait servir le thé vert traditionnel. Il discute avec Naïm Zeyd, un jeune pilote formé par l’armée américaine à San Diego, au sud de la Californie. L’officier Remani est de l’ancienne école. La moustache bien fournie, l’uniforme repassé, il sourit en même temps qu’il parle. Soldat sous le régime communiste de l’ex-président Mohamed Najibullah, il se remémore avec nostalgie l’époque de la « puissante armée afghane ». Comme beaucoup de ces camarades, il a été formé en URSS. À 51 ans, il semble bien installé. Son attitude est représentative de cette génération de militaires pour lesquels le sens de la hiérarchie et de l’entregent, souvent autour du thé, caractérisent le mode de fonctionnement de l’ancienne génération. Zeyd, lui, fait partie de la nouvelle, plus rebelle, moins soumise, « la génération Coca-Cola », ironise-t-il. À 26 ans, il est déjà aux commandes d’un Cessna 208, petit avion de transport américain très prisé en Afghanistan. Comme son avion, son allure est plus américaine que soviétique. Chewing-gum en bouche, lunettes de soleil sur le nez et maîtrise parfaite de l’anglais américain. Aux mots nostalgiques de son aîné, Naïm rétorque : « la différence, c’est que vous, les anciens, deviez aller jusqu’en URSS pour être formatés par des apparatchiks. Alors que nous, même si nous n’allons pas aux États-Unis, grâce à Internet, nous parlons l’anglais. Et nous sommes formés sur les appareils et le matériel de la plus puissante armée du monde ! En fait, il ne s’agit pas d’une différence entre les jeunes et les vieux dans l’armée, mais entre les communistes et les Américains ».
Dans le bureau d’en face, au milieu d’une petite dizaine d’hommes en uniforme, le lieutenant Niloofar Rahmani, 22 ans, prépare son plan de vol. Elle est la seule femme pilote de l’armée afghane. Foulard noir sur la tête laissant apparaître une mèche, elle représente à elle seule le changement auquel n’était pas préparé les anciens. À son arrivée à la base militaire il y a un an, son caractère ferme et son charisme irritaient les hommes. Aujourd’hui, elle impose le respect auprès de ses camarades masculins. Lunettes d’aviateur sur le nez, dans un anglais américain hérité de sa formation avec les GI, elle explique les difficultés à travailler avec l’ancienne génération. « Nous les respectons pour ce qu’ils ont accompli à l’époque où tout était différent. Mais aujourd’hui, ce que les jeunes sont capables de faire au sein de l’armée, les anciens ne le peuvent pas. Par exemple, ils ne savent pas piloter les avions les plus récents car le système de pilotage a complètement changé. Désormais, tout se fait en anglais et les anciens ne maîtrisent pas bien cette langue. Il devient difficile pour nous de travailler avec eux ».
Des tensions entre les générations
Une rivalité qui n’est pas à prendre à la légère. Elle existe dans toutes les divisions de l’armée et de la police. Les conséquences sont parfois désastreuses car elle cristallise les rancoeurs. Certains officiers se sentent dépassés par la nouvelle génération. Leur marginalisation de fait les pousse parfois à rompre avec leur allégeance à l’État. Ainsi, l’apparence d’un État fort et organisé est trompeuse. Tout pourrait s’écrouler du jour au lendemain. Cet antagonisme n’est pas le seul élément caractéristique de l’armée, mais il est très présent. Les deux générations se différencient par leur mode de fonctionnement, leur éducation et parfois leur pensée politique.
L’autre élément essentiel de leurs différences repose dans leur vision du retrait des forces de l’OTAN. Pour Karim Remani, ce retrait est l’occasion de reprendre le pouvoir. « Quand les forces de l’OTAN partiront, nous occuperons à nouveau la place qui nous revient. Notre armée sera forte qu’elle l’était. Nous connaissons les ennemis de l’Afghanistan mieux que quiconque », explique-t-il en désignant implicitement les Américains. Naïm pense quant à lui que « l’arrivée de l’OTAN avec tous ses défauts, son argent gaspillé n’importe comment, sa mauvaise connaissance du terrain a quand même permis à toute une génération d’Afghans d’être formés, diplômés, et compétents. Il ne faudrait pas perdre tout ça du jour au lendemain ».
Certes, cette nouvelle génération se concentre essentiellement chez les officiers. Mais, au-delà des officiers, que penser des soldats ? Ces derniers révèlent d’autres problèmes, tout aussi importants, voire majeurs. La grande majorité des nouvelles recrues est sous-éduquée. La drogue gangrène une grande partie d’entre eux. Et les talibans, qui ont déjà infiltré les rangs de l’armée, ont également pénétré les forces de sécurité. Sans grande surprise, un responsable américain sur le départ donne un avis pessimiste sur l’avenir du pays : « le premier obstacle à un État afghan stable et souverain sera son armée ».
Comme un air de déjà vu, les talibans, probablement conscients de la fragilité de l’armée afghane, promettent à la population de nettoyer le pays de la corruption et de la drogue qui rongent l’administration publique. Un discours pris comme l’annonce de leur retour imminent. Il y a vingt-cinq ans, l’Armée rouge se retirait d’Afghanistan ; le régime communiste allait tenir trois ans. Combien de temps durera celui mis en place par les États-Unis ?
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