Thomas Edward Lawrence, le fameux Lawrence d’Arabie, a été contemporain de la conquête de la péninsule Arabique par Ibn Saoud. Qu’a-t-il pensé de l’entreprise extraordinaire conduite par un personnage qui est à peine mentionné dans son maître-livre, Les Sept Piliers de la sagesse ? Réputé expert des tribus du Proche-Orient, Lawrence n’a-t-il pas commis une erreur de jugement en soutenant les Hachémites plutôt qu’Ibn Saoud, pendant la première guerre mondiale ?
L’une des premières mentions de l’émir du Nedj dans les écrits de T. E. Lawrence figure dans une lettre à son mentor, David G. Hogarth. Jeune cartographe à l’état-major anglais du Caire, Lawrence brosse, en mars 1915, un tableau de la situation géopolitique au Proche-Orient et il glisse une référence à Ibn Saoud : « Ibn Rachid a été écrasé par Ibn Saoud (Shakespear malheureusement tué dans la bataille) »1. Lawrence rapporte ici l’un des nombreux épisodes qui ont jalonné l’affrontement entre deux des principaux potentats bédouins de la péninsule Arabique, les Rachid, dans le djebel Chammar, et les Saoud, qui exerçaient leur autorité sur la région voisine du Nedj. Le conflit était ancien et il était le reflet de ce que les historiens appellent « la politique du désert », pour qualifier le mouvement perpétuel qui agitait le tissu social bédouin, somme d’alliances tribales et familiales, de contre-alliances et de renversements d’alliances, à laquelle venaient s’ajouter des visions antagonistes de l’islam. Le capitaine Shakespear, qui trouve donc la mort dans les affrontements tribaux en 1915, était le représentant britannique à Riyad. Il avait ardemment travaillé au rapprochement de son pays avec l’émir du Nedj.
La même année, un traité est d’ailleurs signé entre Sir Percy Cox, résident politique dans le golfe Persique, et Ibn Saoud. L’émir obtient du Royaume-Uni la reconnaissance des droits héréditaires de sa famille sur le Nedj et le Hasâ, tout en évitant que soient assignés à ces deux territoires des frontières géographiques précises. L’émir du Nedj ne prend aucun engagement ferme quant au rôle militaire qu’il pourrait être appelé à jouer dans un conflit turco-britannique.
Aversion à l’égard du wahhabisme
Mais c’est à Hussein Ibn Ali, chef de la dynastie hachémite et dignitaire important de l’islam (il est grand chérif de La Mecque, donc protecteur des lieux saints), que les autorités britanniques (Foreign Office, gouvernement du Caire), et le gouvernement français apportent soutien et subsides pour mener le soulèvement des Arabes de la péninsule contre les Turcs. Hussein et ses fils reçoivent plus de 200 000 livres par mois du Royaume-Uni : ils jouissent ainsi d’une promotion exceptionnelle qui ne correspond pas à leur situation réelle dans la politique du désert. En effet, le chérif de La Mecque « ne disposait à l’origine d’aucune assise tribale ou populaire dans le désert et son pouvoir excédait à peine les limites urbaines des villes du Hedjaz »2.
En 1916, Lawrence sait que les intentions d’Ibn Saoud sont potentiellement belliqueuses à l’égard de ses voisins, mais pour lui comme pour les autorités britanniques au Caire, le pouvoir de nuisance d’Ibn Saoud semble encore limité : « Fayçal [fils du chérif Hussein] considère Ibn Saoud comme très puissant mais seulement sur son territoire ; car ses armées ne sont pas organisées, et il ne peut se déplacer ailleurs en déployant de grandes forces. J’ai remarqué, comme auparavant parmi les Arabes du Hedjaz et leurs chefs, énormément de méfiance et d’aversion pour les principes et les adeptes du wahabisme »3.
Roi des Arabes ou roi du Hedjaz ?
Pourtant, cet émir aux marges du désert est très présent dans les préoccupations des Hachémites. Comme le rapporte Lawrence dans une note sur les opinions religieuses du chérif Hussein, ce dernier n’ignore pas que les wahhabites, qui prônent le djihad et une pratique de l’islam très rigoriste, le considèrent comme un incroyant, le plaçant au même rang que les kâfirin (les incroyants), au même titre d’ailleurs que tous les musulmans sunnites et chiites. Le chérif de La Mecque rêve, quant à lui, de rapprocher sunnites et chiites « au point de les faire se rejoindre sous sa présidence »4. En octobre 1916, Hussein s’est fait proclamer « roi des Arabes » (malik al-arab) par les notables de La Mecque, sans prendre la peine de consulter ses alliés britanniques et français ; ils ne lui reconnaîtront qu’un titre subalterne, « roi du Hedjaz », pour circonscrire des ambitions qu’ils ne sous-estiment pas. « Ses desseins exprimés ou sous-entendus, tendent à la constitution d’une véritable puissance appelée à déborder les limites géographiques de l’Arabie »5, écrit un diplomate du gouvernement français, Si Kaddour Ben Ghabrit.
Pas beaucoup mieux que l’Aga Khan
A l’été 1918, Lawrence ne semble toujours pas avoir pris la mesure de la dangerosité d’Ibn Saoud pour ses protégés hachémites, un point de vue certainement conforté par les informations dont il dispose. Selon lui, la capacité de nuisance de l’émir du Nedj est limitée par l’islam qu’il prône, la doctrine wahhabite étant tout à fait marginale, tout comme celle d’un autre potentat de la péninsule, Idrissi : « Les deux hommes sont heureusement des hérétiques dans l’Islam, pas beaucoup mieux que l’Agha Khan dans l’opinion orthodoxe »6 ; et d’ajouter que le radicalisme des partisans d’Ibn Saoud pourrait bien le mener à sa perte : « Ibn Séoud s’efforce maintenant de limiter la renaissance puritaine qui devient trop forte pour lui. »
Une telle interprétation du phénomène wahhabite ne pouvait qu’appeler une conclusion erronée : « S’il est emporté par elle [la renaissance puritaine] et attaque les lieux saints, l’Islam orthodoxe agira avec lui comme avec son ancêtre. S’il peut la contrôler, il restera Emir du Nedj après qu’un échec militaire l’ait averti d’avoir à reconnaître le Chérif [Hussein] pour suzerain. Je crois Ibn Séoud bien disposé pour nous, et le seul à l’être dans ses territoires. » Lawrence semble donc ignorer qu’Ibn Saoud a forgé une troupe fanatisée d’au moins 30 000 combattants de la foi7. Yves Besson allait jusqu’à estimer les forces d’Ibn Saoud à 70 000 combattants répartis dans 52 villages d’Ikhwan, les Ikhwan8 qui n’attendent que son signal pour se mettre en action.
La guerre contre les Turcs terminée, la politique du désert reprend ses droits au Proche-Orient. Exaspéré par les raids ikhwan aux abords de Taif, le chérif de La Mecque mandate l’un de ses fils, Abdallah, pour qu’il réalise une expédition punitive de grande envergure. Abdallah lève une troupe de 4 000 soldats pourvus de mitrailleuses et de milliers de Bédouins. Le 21 mai 1919, il occupe Tarabah, située dans la zone d’influence d’Ibn Saoud, en faisant savoir qu’il compte ensuite se ruer sur cette oasis de la discorde. Coup de théâtre : avec 4 000 Ikhwan, Khalid Ibn Luwai, vieil adversaire des Hachémites, surprend la troupe d’Abdallah en pleine nuit, au bivouac, et l’anéantit. Abdallah n’a que le temps de prendre la fuite, abandonnant sur place hommes et matériels.
La personnalité la plus forte de tous les princes d’Arabie
Dans l’article « Secrets of the war on Mecca » paru dans le Daily Express en mai 1920 et resté inédit en français, Lawrence donne, plus clairement que par le passé, son point de vue sur l’émir du Nedj, « la personnalité la plus forte des princes d’Arabie ». A cette époque, il ne sous-estime pas son entreprise : il avait « considérablement étendu ses possessions en devenant en premier lieu un politique et un leader religieux. » Il définit même avec une grande justesse la force du mouvement religieux impulsé par Ibn Saoud : « Les tribus ascétiques du désert sont toujours en quête d’un nouveau credo et le puritanisme sévère auquel le nom wahhabi était associé a attiré les plus énergiques d’entre elles. Elles ont rallié sa bannière en grand nombre, reconnaissant Ibn Saoud comme leur imam, et ordonnant d’obéir à tous les ordres qu’il donne. »
Lawrence est maintenant conscient que l’heure est grave. Il redoute la chute imminente de La Mecque et plaide pour que son gouvernement continue de soutenir les Hachémites. Il expose que la sauvegarde du Hedjaz réside dans l’installation de garnisons et d’une armée régulière sur la frontière est, bordant le Nedj. Il se montre cependant toujours adepte de la mobilité et cautionne la position de Fayçal, qui demande à ses alliés occidentaux des tanks et des autos blindées, pour conclure : « La politique en cours vise à essayer de réconcilier les deux souverains. »
L’année suivante, il sera l’un des principaux protagonistes d’une tentative de conciliation, sinon de réconciliation entre le chérif de La Mecque et l’émir du Nedj. À l’été 1921, Lawrence est en effet chargé par Winston Churchill (responsable du Colonial Office), d’une mission diplomatique auprès du chérif Hussein : il faut lui faire avaliser le traité issu de la conférence du Caire. En échange de sa coopération, le roi du Hedjaz se voit offrir des subsides financiers et des garanties contre les incursions des Ikhwan. Le marché est alléchant, compte tenu de la précarité financière du royaume. Mais c’est sans compter avec l’entêtement du vieux chérif, qui exaspère Lawrence. Dans un télégramme à Lord Curzon, il écrit à propos de Hussein : « Le vieil homme est suffisant, avide et stupide, mais très sympathique (…) »9.
La conquête de La Mecque et Médine
L’entêtement d’Hussein confine en effet à l’aveuglement et lui fait commettre une erreur fatale. Le chérif de La Mecque décide de se faire proclamer calife en mars 1924. Pour l’émir du Nedj, il est inconcevable de lui reconnaître une telle autorité. Impopulaire et privé des subsides britanniques, Hussein n’est plus en capacité de faire face aux coups de boutoir des wahhabites. Ibn Saoud est, pour sa part, déterminé à rompre l’encerclement des États hachémites sous tutelle britannique, Hedjaz, Irak et Jordanie, qui ceinturent maintenant son territoire. Durant l’été 1924, Ibn Saoud lâche les Ikhwan sur Taif, où ses partisans fanatisés procèdent à un massacre et un pillage en règle. En octobre, les notables de La Mecque et Djeddah demandent à Hussein d’abdiquer, ce qu’il se résout à faire en octobre, peu avant la chute de La Mecque. Ibn Saud peut se tourner vers la seconde ville sainte, Médine. Après le pèlerinage de 1925, le siège est mis devant la ville. Médine capitule le 5 décembre 1925.
En 1927, Lawrence résumera en quelques lignes le feuilleton de l’affrontement entre Hachémites et wahhabites : « Nous lui avons proposé [Hussein] un traité à l’été 1921 qui aurait sauvé le Hedjaz dès lors qu’il renonçait à ses prétentions hégémoniques sur la péninsule Arabique : mais il s’est accroché à son titre autoproclamé de “roi des pays arabes”. Alors Ibn Saoud du Nedj l’a averti et gouverne maintenant le Hedjaz »10. Lawrence semble alors avoir pris toute la mesure du personnage. Trois ans plus tard, alors qu’il semble se désintéresser désormais du destin des peuples du Proche-Orient, il écrit : « J’ai de la considération pour Ibn Séoud comme roi. Il sera meilleur, mais plus faible maintenant qu’il essaie de gouverner sans les Akhwan »1112.
Nombre d’experts du Proche-Orient contemporains de Lawrence, comme H. St. John Philby, ont écrit qu’en soutenant les Hachémites plutôt qu’Ibn Saoud, Lawrence s’était fourvoyé. L’histoire leur a donné raison. Pour autant, on ne peut nier qu’en 1916, la realpolitik britannique conduisait à soutenir les Hachémites plutôt que l’émir du Nedj. Comme l’ont admis les historiens (George Antonius, Gary Troeller, Briton Busch, Yves Besson et, plus récemment, Henry Laurens13), il n’était pas raisonnable d’envisager un autre choix que les Hachémites pour des raisons objectives. Certes, ceux-ci ne tiraient leur légitimité, ni de la possession d’une terre, ni d’allégeances traditionnelles et héréditaires ; mais Hussein Ibn Ali jouissait d’un prestige considérable dans le monde musulman, en tant que gardien des Lieux saints et descendant du Prophète. Un statut auquel ne pouvait pas prétendre l’émir du Nejd. À quoi on peut ajouter que c’est vers Hussein et ses fils que les activistes arabes des sociétés secrètes hostiles à l’Empire ottoman s’étaient tournés, quand ils recherchaient des porte-étendards, à partir des années 1910.
Il reste que le relatif aveuglement de Lawrence sur la véritable stature d’Ibn Saoud et le potentiel de son mouvement wahhabite peut étonner. Comme si l’émir du Nedj n’avait pas été dans le champ de vision de cet excellent connaisseur de la politique du désert. En dernière instance, cette erreur d’appréciation doit tout de même être relativisée : Lawrence a pâti, comme les autres observateurs de l’administration britannique au Caire, d’un manque de renseignements sur l’activité d’Ibn Saoud et les relations labyrinthiques des tribus dans l’intérieur de la péninsule.
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1Shakespear capitaine de l’armée britannique. Lettres de T. E. Lawrence, NRF-Gallimard, 1948 ; p. 153.
2Yves Besson, « Hussein ou Bin Sa’ûd, une fausse alternative. La politique de l’émir du Nadj durant la première guerre mondiale », Relations internationales, n° 19, automne 1979 ; p. 257.
3T. E. Lawrence, Dépêches secrètes d’Arabie, Robert Laffont, 1992 ; p. 55.
4T. E. Lawrence, « The Sherif’s Religious Views », Arab Bulletin, 12 août 1917 ; T. E. Lawrence, Dépêches secrètes d’Arabie, Robert Laffont, p. 108.
5Rapport de Si Kaddour Ben Ghabrit au ministère des affaires étrangères, Paris, 2 décembre 1916, cité par Édouard Brémond, Le Hedjaz dans la guerre mondiale, Payot, 1931 ; p. 54-55.
6T. E. Lawrence, « Reconstruction of Arabia », 4 novembre 1918 ; cité dans Lettres de T. E. Lawrence, NRF-Gallimard ; p. 225.
7Selon Neil Faulkner (Lawrence of Arabia’s War : The Arabs, the British and the Remaking of the Middle East in World War I, London, Yale University Press, 2016 ; p. 155
8Milice religieuse créée par Ibn Saoud en 1912.
9T. E. Lawrence à Lord Curzon, (Prodrome London), 2 août 1921, FO 686/93. Trad. par l’auteur.
10T. E. Lawrence à Robert Graves [1927], T. E. Lawrence to his Biographers, Robert Graves and B. Liddell Hart, 2 vol., Londres, Cassell, 1938 ; rééd. New York, Doubleday & Doran, 1962, vol. 1, p. 113. Trad. par l’auteur.
11Les Ikhwan se rebellent contre l’autorité d’Ibn Saoud en 1928 ; ils seront écrasés en 1929.
12T. E. Lawrence to lord Lloyd, 13 janvier 1930, The Letters of T. E. Lawrence, David Garnett, London, Jonathan Cape, 1938 ; p. 678.
13Henry Laurens, L’Orient arabe. Arabisme et islamisme de 1789 à 1945, Armand Colin [1re édition, 2000], 2010 ; p. 130.